L'individu devant les juridictions africaines de protection des droits de l'homme. Cas de la cour ADHP et de la CJ CEDEAO.par Gildas Hermann KPOSSOU Université d'Abomey-Calavi (UAC) - Master 2 Recherche en Droit International et Organisations Internationales 2015 |
SOMMAIREPREMIERE PARTIE : L'EFFECTIVITE DE LA PROTECTION DE L'INDIVIDU DEVANT LES JURIDICTIONS 11 CHAPITRE I : L'ACCES AUX JURIDICTIONS, UNE CONDITION NECESSAIRE A LA PROTECTION DE L'INDIVIDU 13 Section 1 : Un accès exclusivement libéral devant le juge communautaire 14 Section 2 : Un accès relativement étendu devant le juge continental 23 CHAPITRE II : LA RECEVABILITE, UNE EXIGENCE POUR L'EXAMEN AU FOND DE LA REQUÊTE INDIVIDUELLE 35 Section 1 : Des conditions formelles de recevabilité 36 Section 2 : Des conditions substantielles de recevabilité 46 SECONDE PARTIE : LA FAIBLESSE DES JURIDICTIONS DANS LA PROTECTION DE L'INDIVIDU 56 CHAPITRE I : DES JURIDICTIONS ENTRAVEES DANS LEUR ACTION 57 Section 1 : Les contraintes normatives dans l'examen au fond de la requête individuelle 58 Section 2 : Les défaillances procédurales dans l'examen au fond de la requête individuelle 66 CHAPITRE II : UNE NECESSAIRE CONSOLIDATION DE LA PROTECTION JUDICIAIRE DE L'INDIVIDU 76 Section 1 : La rationalisation de la protection individuelle au plan communautaire 76 Section 2 : La redynamisation de la protection individuelle au plan continental 86 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES 101 TABLE DES MATIERES ....................................................................111
INTRODUCTION GÉNÉRALELorsqu'elle est protégée, nourrie, la graine des droits de l'homme finit par germer en dépit des vents contraires dans toutes les terres où elle est semée1(*). On admet ainsi que « Tout individu a droit au respect de la dignité inhérente à la personne humaine et à la reconnaissance de sa personnalité juridique. Toutes formes d'exploitation et d'avilissement de l'homme notamment l'esclavage, la traite des personnes, la torture physique ou morale, et les peines ou les traitements cruels inhumains ou dégradants sont interdits »2(*). Cette prescription, fort saisissante, pose à suffisance la question de la protection des droits de l'homme. En effet, « le titulaire des droits de l'homme est un individu ou plusieurs individus pris collectivement »3(*). Et « qui dit droits de l'homme, doit prolonger sa pensée par l'action, par l'efficacité, donc par la protection »4(*). De nos jours, « la protection des droits de l'homme requiert un système efficace de prévention de leur violation et l'établissement de structures de promotion de ces droits »5(*). Mais, comme le souligne le Professeur Kabangou, « l'Afrique est encore loin d'avoir ce type de structures. Celles qui existent ne paraissent pas accomplir dûment leur tâche. Ce qui préoccupe encore plus est l'absence d'un souci manifeste de la part de décideurs politiques de favoriser l'institution de ce genre de structures ou les actions que celles-ci veulent accomplir. Les initiatives provenant de la société civile sont souvent mal vues et annihilées »6(*). C'est ce qui nous amène à mener une recherche constructive sur le thème : L'individu devant les juridictions africaines de protection des droits de l'homme : Cas de la Cour ADHP et de la Cour de justice de la CEDEAO. Afin de mener à bien cette étude qui se veut dynamique, il convient d'abord de cerner les contours de la notion des droits de l'homme, notion universellement choyée mais rebelle à toute approche définitionnelle. La difficulté de donner une définition satisfaisante des droits de l'homme résulte de la dilution de la notion en fonction des circonstances, des traditions religieuses ou culturelles et des régions7(*). Pour tenter de définir cette notion, il faut recourir au droit international. En effet, Le droit international employait l'expression « droit des gens » pour désigner les obligations qui pesaient sur les Etats de respecter un certain nombre de garanties relatives à la protection des individus. Cette vision occidentale et individualiste des droits de l'homme est aujourd'hui partagée par de nombreux Etats et organisations internationales sous le prisme des droits retenus ou sur les principes de fond. Les terribles atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale ont propulsé les droits de l'homme sur la scène internationale. Par souci d'idéalisme pragmatique, les Etats s'engagent à souscrire fidèlement à des valeurs communes garantissant les droits de l'homme, prélude à toute coopération internationale. Il s'agit alors de protéger la personne humaine contre l'arbitraire du pouvoir étatique. La Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (DUDH) rédigée par la Commission des droits de l'homme, organe des Nations Unies, adoptée par l'Assemblée Générale le 10 décembre 1948 traduit ce souci majeur exprimé par la communauté internationale de préserver ce « patrimoine commun de l'humanité » c'est-à-dire protéger les droits inaliénables, imprescriptibles, universels8(*) et inhérents à toute personne humaine. Nous sommes dans l'ère de l'Homo Universalis et la protection de ces droits s'impose plus que jamais. D'une manière générale donc, les droits de l'homme s'entendent ici comme un ensemble cohérent de principes juridiques fondamentaux9(*) communs à toute l'humanité et qui ont pour but de protéger les prérogatives inhérentes à tout homme en raison de sa dignité et de sa condition humaines. Que recouvre alors cette notion de protection ? Elle est synonyme de garantie, de sauvegarde et suppose, dans un régime de droit écrit, l'énonciation d'un droit dans un texte et la mise en oeuvre de mécanismes de sanctions lorsque des violations de ces droits sont commises. L'éminent juge Kéba MBAYE définit la protection des droits de l'homme en ces termes : « est protection des droits de l'homme, tout système comportant à l'occasion d'une allégation d'une ou de plusieurs violations d'un principe ou d'une règle relatifs aux droits de l'homme et édictés en faveur d'une personne ou d'un groupe de personnes, la possibilité pour l'intéressé de soumettre une réclamation (...), de provoquer une mesure tendant à faire cesser la violation ou à assurer aux victimes une réparation jugée équitable »10(*). En d'autres termes, la protection des droits de l'homme s'entend donc comme l'ensemble des mesures destinées à assurer le respect réel et effectif des droits de l'homme par des voies de recours efficaces en cas de violation sur le plan interne comme sur le plan international11(*). A l'analyse, la protection des droits de l'homme passe inexorablement par les juridictions aussi bien nationales qu'internationales12(*), établies à cet effet. Dans le cadre de la présente étude, la protection de l'individu sera mise en oeuvre devant la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (Cour ADHP) et la Cour de justice de la CEDEAO (CJ CEDEAO). En effet, le 25 janvier 2004 marque une étape décisive dans l'histoire des droits de l'homme en Afrique, avec l'entrée en vigueur du Protocole instituant la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples13(*). Pour la première fois, le continent africain se dote ainsi d'une juridiction consacrée exclusivement à la défense des Droits de l'Homme. La mise en place tant attendue de la Cour va sans aucun doute renforcer le mécanisme africain de protection des droits de l'homme14(*). Adopté le 10 juin 1998 à Ouagadougou par la Conférence des Chefs d'Etat et de Gouvernement de l'OUA (actuelle Union Africaine), le Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création d'une Cour africaine des droits de l'homme et des peuples devait être ratifié par quinze Etats pour entrer en vigueur. C'est désormais une réalité, après cinq longues années d'atermoiements et de piétinements ; depuis le 26 décembre 2003, date à laquelle les Iles Comores ont déposé leur instrument de ratification, à la suite de l'Afrique du Sud, de l'Algérie, du Burkina Faso, du Burundi, de la Côte d'Ivoire, de la Gambie, du Lesotho, de la Libye, du Mali, de l'Ile Maurice, de l'Ouganda, du Rwanda, du Sénégal et du Togo15(*). Cependant, si la mise en place de cette institution constitue sans aucun doute une avancée importante dans le système africain de protection des droits de l'homme dans la mesure où la Cour assurera un meilleur respect de la Charte et pourra à terme faire triompher la démocratie et l'Etat de droit, des interrogations subsistent, notamment en matière d'accès des requérants individuels, qui pourraient hypothéquer le fonctionnement et l'efficacité de la nouvelle Cour. Aux termes des dispositions des articles 3(1) et 7 du Protocole, la Cour est compétente pour connaître de l'interprétation et de l'application non seulement de la Charte africaine, mais également de « tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les Etats concernés ». Quant au sens à donner à la notion « d'instrument relatif aux droits de l'homme », la Cour a conclu, dans l'arrêt majeur qu'elle a rendu dans l'affaire APDH c Côte d'Ivoire, qu'entraient dans cette catégorie, la Charte africaine de la démocratie et le Protocole de la Communauté Economique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) sur la démocratie16(*). C'est dans ce cadre que la Cour africaine exerce sa fonction contentieuse à l'égard des Etats Parties reconnaissant sa compétence. Conformément aux dispositions des articles 5(3) et 34(6) du Protocole17(*), la Cour peut recevoir également des requêtes émanant de la Commission africaine, des individus et des organisations non gouvernementales, introduites contre lesdits Etats. A n'en point douter, il s'agit là d'une évolution notable du droit africain des droits de l'homme. En effet, en droit international, la reconnaissance de droits fondamentaux aux individus et aux peuples ne s'est pas originellement accompagnée de la capacité juridique à agir en cas de violation. La consécration d'un droit d'accès direct ou indirect des personnes privées (individus et organisations non gouvernementales) au prétoire de la Cour africaine, qui se situe dans le sillage global de la reconnaissance de ces personnes comme sujets du droit international18(*), constitue dès lors une véritable révolution juridico-institutionnelle19(*). Cette option d'une juridiction internationale à l'accès libéral apparaît non seulement comme « la forme de protection des droits de l'homme la plus avancée et la plus perfectionnée »20(*), mais aussi comme la plus dynamique21(*). Il est vrai que ce modèle libéral est limité par la condition très critiquée du dépôt d'une déclaration spéciale de reconnaissance de compétence22(*). Quoi qu'il en soit, que les individus soient demandeurs dans presque toutes les 155 requêtes reçues et 34 décisions rendues par la Cour africaine au cours de sa première décennie d'existence, est la preuve tangible de cette démocratisation de l'accès à son prétoire. Dans l'exécution de sa mission, la Cour met en perspective les différents acteurs; elle garantit la confrontation directe entre les supposées victimes de violation des droits de l'homme et les Etats défendeurs, dans le respect du principe du contradictoire; elle reconnaît aux victimes les droits de participation au procès et de réparation des dommages qui leur sont causés ; et elle garantit l'égalité des armes entre les parties tout au long de la procédure devant la Cour, dans le respect des exigences du procès équitable. Ce faisant, la Cour interprète, irrigue, développe et enrichit le droit africain des droits de l'homme. Mais globalement en Afrique, la Cour africaine n'est pas le seul organe judiciaire supra étatique susceptible de veiller au respect des droits garantis par la Charte africaine et de condamner un Etat pour la violation de ces droits. C'est aussi le cas de certaines Cours de justice des Communautés Economiques Régionales (CER) dont la Cour de justice de la CEDEAO. Née du traité de Lagos adopté le 28 mai 1975 au Nigeria et entré en vigueur en juin de la même année, la Communauté Economique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) avait au prime abord un rôle purement économique. Cependant, la difficulté à juguler les déséquilibres et à dégager des réponses adéquates aux moult problèmes soulevés dans la Communauté vont amener les Etats membres à accorder une place à l'aspect sécuritaire grâce à la révision du traité le 24 juillet 1993, entré vigueur le 23 août 1995. La CEDEAO va vite faire de comprendre aussi que le plaidoyer pour relever le défi d'une intégration réussie ne peut se réaliser sans prise en compte des principes démocratiques qui promeuvent le respect des droits de l'homme. Elle va donc opérer une seconde mutation qui sera la promotion et la protection des droits de l'homme. Il faut donc constater que c'est récemment que les droits de l'homme sont devenus un objet de la CEDEAO. Le traité initial instituant la CEDEAO dans ses 65 articles ne faisait référence dans aucune de ses dispositions à la notion de droits humains. Ce sont les protocoles de 1985 et de 1986 qui vont introduire la notion expressis verbis dans l'ordre juridique communautaire mais de façon timide. C'est dans la Déclaration de Principes politiques de 1991 que la Communauté marque sa forte imprégnation au respect des droits humains, plus fondamentalement son attachement à l'Etat de droit, socle de toute bonne gouvernance. Les Etats membres sont ainsi « déterminés à conjuguer (leurs) efforts en vue de promouvoir la démocratie dans la sous-région sur la base du pluralisme politique et du respect des droits fondamentaux de l'homme tels que contenus dans les instruments internationaux en matière de droits de l'homme universellement reconnus et dans la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples »23(*). Ces principes fondamentaux auxquels ont adhéré les Chefs d'Etat et de Gouvernement ont été incorporés au Traité révisé de la CEDEAO en 1993. Le Traité révisé fait spécifiquement référence aux droits de l'homme dès son préambule. La Communauté s'engage en effet à faire respecter, à promouvoir et à protéger les droits de l'homme dans chaque Etat membre conformément à la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples24(*). Pour jauger l'efficacité de ces principes désormais consacrés dans le traité, l'organisation sous-régionale doit être dotée d'une institution autonome à caractère juridictionnel qui veillera au respect et à l'application des normes protectrices des droits de l'homme. C'est à ce titre que la CEDEAO avec l'adoption du Protocole A/SP.1/01/05 du 19 Janvier 2005 a donné compétence à sa juridiction, dénommée Cour de justice de la CEDEAO et basée à Abuja, de connaître des cas de violation des droits de l'homme. Depuis la grande réforme qui a élargi le champ de compétence de la Cour d'Abuja, les citoyens ouest africains, victimes de violations de droits humains de la part d'un Etat membre de la Communauté, peuvent désormais accéder au prétoire du juge communautaire25(*). Sur le plan théorique, l'introduction de ce nouveau chef de compétence dans le contentieux juridictionnel de la CJ CEDEAO relatif aux droits humains est indéniablement un fait nouveau dans la société internationale et distingue cette cour des autres institutions classiques. La CJ CEDEAO est la seule juridiction d'une organisation internationale à vocation économique qui a reçu un mandat explicite pour se prononcer sur des cas de violation des droits de l'homme et ce, sans épuisement des voies de recours internes. La possibilité donnée aux particuliers de saisir directement cette cour sans au préalable que le litige ne soit porté devant le juge national, permet de résoudre le problème du difficile accès à la justice au plan national. Sur le plan institutionnel, la Cour, en tant qu'organe judiciaire ne se limite pas à l'interprétation et l'application des textes de l'organisation ; elle arrive à se prononcer sur un contentieux réservé traditionnellement à des juridictions spécialisées. La compétence de la Cour en matière de protection des droits de l'homme ne saurait dès lors être assimilée à « un effet de mode ». Elle correspond, plutôt, à la volonté affichée par la Communauté ouest africaine d'assainir le cadre sous-régional par la garantie juridictionnelle des droits de l'homme, prélude à une intégration aboutie26(*). Eu égard aux considérations qui précédent, l'étude de ce sujet revêt une importance particulière, à deux points de vue essentiellement. D'abord, d'un point de vue théorique, les juridictions régionales surtout africaines, à l'image de la Cour ADHP, ont été caractérisées par l'importation du modèle européen qui fait figure d'emblème. Mais la CJ CEDEAO, elle, n'est pas un modèle « importé » ; c'est, comme nous l'avions souligné plus haut, la seule juridiction d'une organisation internationale à vocation économique qui a reçu un mandat explicite pour se prononcer sur des cas de violation des droits de l'homme et ce, sans épuisement des voies de recours internes27(*). La consécration formelle d'une action individuelle directe devant la cour est perçue comme une aubaine dans la sous-région. Dans cette veine, le changement de paradigme dont la juridiction communautaire est porteuse traduit des valeurs d'exemplarité et ancre désormais les Etats membres de la Communauté dans la nouvelle religion des temps modernes à savoir la « démocratie de protection des droits de l'homme »28(*). L'ouverture du prétoire de la juridiction aux particuliers est censée représenter une formule flexible pour permettre à ceux-ci de surmonter les inconvénients des systèmes de protection nationaux et au-delà du système régional. La protection des droits de l'homme par la Cour de justice ouest africaine est originale et se différencie ainsi de celle de la Cour africaine. En effet, elle introduit une entorse au traditionnel principe de l'épuisement de voies de recours internes. Elle peut être saisie directement sans au préalable que le litige ne soit porté devant le juge national. L'autre spécificité est relative à ses instruments de référence. Ainsi, saisi d'un différend relatif aux droits de l'homme, le juge communautaire applique des textes non sécrétés ou générés par la CEDEAO. Elle travaille sur des bases textuelles hétérogènes29(*) contrairement à la Cour africaine qui dispose d'un droit positif propre. D'un point de vue pratique, la réflexion met l'accent sur l'activisme des juridictions sous étude. Sur ce point, l'appréciation ne peut être que provisoire étant donné que la compétence de l'organe judiciaire de la CEDEAO en matière de protection des droits de l'homme est encore récente. Comme le souligne le professeur Alioune SALL « c'est au fil des saisines et du temps que les juges se pénètrent de leurs missions, forgent leur démarche, affinent leurs concepts, esquissent éventuellement une politique jurisprudentielle »30(*). Nous prenons toutefois le défi de jauger l'efficacité de la garantie des droits de l'homme par l'organe judiciaire de la CEDEAO en perspective avec la Cour ADHP. Dans l'optique de construction ou de consolidation de l'Etat de droit en Afrique, les juges de la Cour ADHP et ceux communautaires apparaissent comme la clé de voûte car appelés à dire le droit et se hisser au-delà de toute considération d'ordre politique. La mission est noble mais la réalité fait apercevoir un tableau contrasté. Le factuel semble décrire un fossé d'avec le formel. A priori, la concurrence entre systèmes, et partant entre juridictions ne devrait pas exister. En effet, « chaque juridiction créée est censée opérer dans un espace géographique limité aux contours territoriaux des Etats membres de la Communauté ou de l'Organisation dont elle est l'organe de contrôle juridictionnel »31(*). Mais c'est sans compter avec les chevauchements entre organisations qui génèrent une concurrence territoriale, ainsi qu'avec le processus inexorable d'accroissement des compétences rationae materiae des juridictions qui engendre une concurrence matérielle. L'étude de la protection de l'individu devant les juridictions africaines de protection des droits de la personne montre clairement que les questions de promotion et de protection de ces droits de l'homme ne sont plus une question d'éthique ou de morale. Ces questions n'intéressent plus exclusivement les relations interétatiques, et ce contrairement aux autres questions de droit international. Elles entretiennent plutôt des liens étroits avec diverses lois nationales : notamment les lois relatives à la lutte contre le terrorisme, au trafic des êtres humains, à l'immigration, etc. En bref, les liens entre les questions qui relèvent du droit international et celles qui relèvent du droit interne deviennent de plus en plus étroits. Ainsi, devant la juridiction africaine, on se demande comment renforcer la voie directe d'accès à la Cour selon le mécanisme des recours individuels. Devant le juge de la CEDEAO par contre, la question est de savoir quels sont les moyens dont dispose la juridiction communautaire pour garantir d'une manière effective les droits humains. Quel est le mode de participation des individus à la procédure organisée par les juridictions africaines de protection des droits de l'homme ? Autant de questions qui sont aussi importantes les unes que les autres mais que la pédagogie de l'essentiel et du droit comparé nous amène à regrouper en une seule : la protection de l'individu par les juridictions africaines de protection des droits de l'homme est-elle efficace ? Sous le prisme des textes et aussi de la pratique régionale et sous-régionale, une réponse positive s'impose. En effet, le juge « des droits de l'homme » des juridictions africaines est mis dans une situation optimale aussi bien sur le plan normatifqu'institutionnel pour assurer d'une manière efficace la protection des droits humains des citoyens africains. Néanmoins, reconnaissons que ces juridictions ne sont pas exemptes de toute critique. Des facteurs exogènes et endogènes sont à l'origine de l'inefficience aussi bien de la Cour ADHP que de la CJ CEDEAO dans le cadre de leurs missions de protection des droits humains. La pusillanimité de ces juridictions est consubstantiellement liée à la toute-puissance des Etats. Sans prétendre disposer du remède miracle, nous proposerons des solutions aux problèmes sus-mentionnés. L'hypothèse de notre recherche est le renforcement du mécanisme des recours individuels devant les juridictions africaines par la facilitation de l'accès et de la procédure à leur prétoire. A cet effet, la présente étude tournera essentiellement autour desdeux centres d'intérêt suivants. D'une part, il s'agira de mener une analyse dynamique sur l'effectivité de la protection de l'individu devant les juridictions africaines (Première Partie), et d'autre part, nous examinerons les faiblesses des juridictions africaines dans leurs missions de protection de l'individu (Seconde Partie). * 1MAYOR (F.), ancien Directeur général de l'UNESCO, inLa DUDH, 40ème anniversaire 1948-1988, L'Harmattan, 1991, p.3. * 2 Article 5 de la Charte ADHP, adoptée à la dix-huitième Conférence des chefs d'Etat et de Gouvernement de l'Organisation de l'Unité Africaine le 18 juin 1981 à Naïrobi, Kenya et ratifiée par le Bénin le 20 janvier 1986. * 3 MBAYE (K.), Les droits de l'homme en Afrique, 2é édition, Paris, A. Pedone, 2002, 386 p, p. 38 * 4 MBAYE (K.), cité par Tshimpanga Matala Kabangou, « Les droits de l'homme en Afrique : Enoncés, garanties et applications », in VASAK (K.) Les droits de l'homme à l'aube du XXIe s, Amicorum Liber, Bruylant, Bruxelles, 1999, 1189 p, spéc. p. 645 * 5 Ministry Of Foreign Affairs, Report from the International Conference on Development Cooperation for Human Rights and Democracy, Stockholm, Graphic Systems AB, 1993, p. 15 * 6 KABANGOU (T. M.), « Les droits de l'homme en Afrique : Enoncés, garanties et applications ». In Les droits de l'homme à l'aube du XXIe s. Karel Vasak, Amicorum Liber, Bruylant, Bruxelles, 1999, 1189p, pp.645-646. * 7 Par exemple, les Etats occidentaux ont une conception individualiste des droits de l'homme, les asiatiques une conception cosmogonique alors que certains Etats africains mettent au premier plan le groupe, la tribu, la famille. * 8 La CIJ a affirmé que tous les Etats avaient un intérêt juridique à ce que ces droits soient protégés. Voir arrêt de la CIJ du 5 février 1970, Barcelona Traction. En outre, dans son Discours à l'occasion de la cérémonie de remise du prix des droits de l'homme de la République française le 11 décembre 2009, M. B.KOUCHNER rappelait ce principe universel « Non, les Droits de l'Homme ne varient pas au gré des cultures ! Non, ils ne doivent pas être relativisés au nom de valeurs prétendument traditionnelles ». L'éminent défenseur des droits de l'homme des premières heures René Cassin à l'annonce de son prix Nobel de la Paix en 1968 affirmait : « Il n'y aura pas de paix sur cette planète tant que les droits de l'homme seront violés en quelque partie du monde que ce soit ». * 9 Selon le doyen Louis FAVOREU, les droits fondamentaux sont des « droits reconnus aux personnes physiques et morales par des textes et normes supra législatifs comme des "permissions" opposables aux prérogatives des trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) et même à celles des institutions supranationales ». Confer l'auteur, Droit des libertés fondamentales, Paris, Dalloz, coll. Précis, 3ème éd., 2005, p. 2. * 10 MBAYE (K.), Les droits de l'homme en Afrique noire, Paris, A. Pedone, 1992, p.76. * 11 SALMON (J.) (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruylant/AUF Bruxelles 2001, p.901. * 12 BOURGORGUE-LARSEN (L.), « Le fait régional dans la juridictionnalisation du droit international », inLa juridictionnalisation du droit international, SFDI, colloque de Lille, Paris, Pedone, 2003, pp. 42 et s. * 13 Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, portant création d'une Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, adopté à Ouagadougou, Burkina Faso, le 10 juin 1998. Le texte du Protocole est disponible sur le site Internet de l'Union Africaine http://www.africa-union.org. * 14 ATANGANA AMOUGOU (J-L.) « Avancées et limites du système africain de protection des droits de l'homme : La naissance de la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples », Droits fondamentaux, n° 3, janvier - décembre 2003, pp. 175-178. Disponible sur le site www.droits-fondamentaux.org. * 15 En vertu de l'article 35, paragraphe 3, le Protocole est entré en vigueur 30 jours après le dépôt du 15ème instrument de ratification. * 16 La Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance a été adoptée le 30 janvier 2007 et est entrée en vigueur le 15 février 2012. Le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, additionnel au Protocole relatif au Mécanisme de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité a été adopté le 21 décembre 2001 et est entré en vigueur en 2008. Voir Actions pour la protection des droits de l'homme (APDH) c Côte d'Ivoire (Arrêt du 18 novembre 2016, Fond) par. 49-65. * 17 Sur 30 Etats parties, seuls 8 ont fait une telle déclaration. Il s'agit du Bénin (8 février 2016), du Burkina Faso (28 juillet 1998), de la Côte d'Ivoire (28 juillet 2013), du Ghana (10 mars 2011), du Malawi (09 octobre 2008), du Mali (19 février 2010), de la Tanzanie (29 mars 2010) et de la Tunisie (1er mai 2017). Le Rwanda, après avoir déposé sa déclaration le 6 février 2013, l'a retirée en 2016. Sur ce retrait, cf. Cour africaine, Umuhoza c Rwanda (arrêt du 3 juin 2016). * 18 CANÇADO TRINDADE (A. A.), Evolution du droit international au droit des gens. L'accès des individus à la Justice Internationale, le regard d'un juge,2008. * 19 NTSATSIESSE (F.), L'accès des personnes privées à la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (2016) Mémoire de Master Recherche Droit public fondamental, Faculté de Droit et des Sciences Economiques, Université Omar Bongo, p. 5. Il convient de noter néanmoins que les personnes privées ont également un accès direct au Conseil des droits de l'homme des Nations-Unies, aux organes des traités de l'ONU, à la Commission interaméricaine des droits de l'homme et à la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples. * 20 Rapport annuel sur le travail de la Cour interaméricaine des droits de l'homme à l'Assemblée générale de l'Organisation des Etats Américains, 2000. * 21 Voir Delas (O.), « La création de la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples : mécanisme efficace de protection des droits de l'homme? », 1999, Revue Québécoise de Droit international, p. 99. * 22 En effet, contrairement à la Commission africaine, la nouvelle Cour africaine n'a pas compétence pour examiner une plainte présentée directement par un individu ou une ONG, sauf si l'État contre lequel la plainte est dirigée a déposé une déclaration supplémentaire acceptant la compétence de la Cour pour examiner les requêtes individuelles déposées par ses citoyens.Un tel mécanisme de contrôle érige un obstacle à l'accès des individus à la Cour africaine. Il faut noter que pour une Cour régionale des droits de la personne, ce sont les individus qui ont le plus besoin de bénéficier de ses services, et pas les États. Voir notamment VILJOEN (F.), « Human rights in Africa: normative, institutional and functional complementarity and distinctiveness », South Afr. J. Int. Aff., 2011, p. 208; ENO (R.), « The jurisdiction of the African court of human and peoples' rights », Afr. Hum. Rights Law J., 2002, pp.223-233, spéc. p. 231. * 23Confer Préambule du Traité révisé de la CEDEAO. * 24Idem. * 25Voir GNANDE (J.), « La protection des droits de l'homme au plan sous régional : une volonté affichée par la CEDEAO », CACIT, août 2016. * 26Idem. * 27 En Europe, La CJCE peut connaitre des différends relatifs aux droits fondamentaux mais l'accès des particuliers à la juridiction reste très limité en la matière. Les Cours de justice de la SADC et de la CEAE ont un mandat implicite en matière de droits humains même si elles engagent les parties au respect des droits de l'homme, à la démocratie, à l'Etat de droit, à la non-discrimination. * 28 Cette expression est du professeur B. KANTE, in « Démocratie et gouvernance, facteurs de paix ? », Colloque international en hommage à Gerti HESSELING, les 15 et 16 décembre 2011 à L'UGB. * 29 A ce titre, le requérant peut invoquer des instruments universels et régionaux protecteurs des droits de l'homme tels que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, les deux Pactes de 1966 et la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples. * 30 SALL (A.), La justice de l'intégration. Réflexion sur les institutions judicaires de la CEDEAO et de l'UEMOA, Editions CREDILA, 2011, p. 20. * 31 Voir TOUMEBA MABOU (G.), La réparation devant les juridictions judiciaires internationales, Thèse de Doctorat en droit, Université de Strasbourg, 2017, 468 p. |
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