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L'individu devant les juridictions africaines de protection des droits de l'homme. Cas de la cour ADHP et de la CJ CEDEAO.


par Gildas Hermann KPOSSOU
Université d'Abomey-Calavi (UAC)  - Master 2 Recherche en Droit International et Organisations Internationales  2015
  

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Section 2 : Un accès relativement étendu devant le juge continental

Tout comme la CJ CEDEAO, la Cour ADHP fait droit aux individus de formuler des requêtes devant elle pour dénoncer la violation de leurs droits fondamentaux. Mais à la différence de la première juridiction abordée supra, la Cour ADHP n'offre qu'un accès limité des individus à son prétoire. Il convient donc ici de montrer l'étendue du recours individuel (paragraphe 1), avant de s'appesantir sur les restrictions de l'accès de l'individu à la Cour continentale (paragraphe 2).

Paragraphe 1 : L'étendue du recours individuel devant la Cour

L'étendue du recours individuel devant le juge d'Arusha se traduit par l'affirmation de la compétence du juge (A) d'une part, et d'autre part, à travers l'exclusion pour le justiciable du critère de l'intérêt à agir (B).

A. Une affirmation de la compétence du juge

La Cour est dotée d'une compétence matérielle sans commune mesure avec celle attribuée à la Commission82(*) et aux Cours européenne83(*) et interaméricaine84(*). Elle peut être saisie de tout différend portant sur l'application et l'interprétation de la Charte mais également « de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les États concernés »85(*). Entrent dans cette dernière catégorie les traités universels86(*) et régionaux87(*) de protection des droits de l'homme ainsi que les traités de coopération ou d'intégration économique entre Etats africains dès lors qu'ils contiennent des dispositions protégeant expressément les droits de l'homme, ou que leur application est subordonnée au respect des principes contenus dans la Charte88(*). La Cour accepte également d'être saisie de requêtes s'appuyant exclusivement sur des violations alléguées d'un texte de portée déclaratoire dès lors que la substance des droits invoqués se retrouve a minima dans la Charte ou dans un traité international ratifié par l'Etat défendeur89(*). Il en va de même pour les requêtes uniquement fondées sur des violations du droit interne90(*). Les justiciables sont donc encouragés à saisir la Cour, bien qu'il soit possible d'adresser deux critiques prospectives à cette compétence élargie. La première, de nature diplomatique, a trait à la réticence structurelle des Etats à se lier par avance au juge international91(*) d'autant plus que l'accès direct à la Cour n'y est pleinement réalisé qu'après consentement exprès et supplémentaire de la part de l'Etat défendeur92(*). La seconde critique est de nature procédurale : en acceptant de connaître de violations alléguées d'autres instruments internationaux que la Charte, la juridiction est amenée à prendre position sur des cas potentiellement soumis et/ou tranchés par des organes conventionnels, voire par d'autres juridictions internationales93(*).

L'accès de l'individu au prétoire est subordonné à la démonstration de l'existence d'une violation attribuable à un Etat lié par le Protocole à la date des faits allégués. Ratione personae, la juridiction n'est ainsi pas compétente pour connaître des requêtes dirigées contre des entités autres qu'étatiques telle l'Union africaine94(*) ou l'un de ses organes95(*). Temporis, seuls les Etats ayant ratifié le Protocole à la date des faits peuvent être attraits devant la Cour. Ce dernier est entré en vigueur à l'égard de quinze Etats le 25 janvier 200496(*). S'agissant des Etats parties qui ratifient ou adhèrent au texte après son entrée en vigueur, la Cour sera compétente à compter de la date du dépôt de l'instrument de ratification ou d'adhésion97(*).

La compétence temporelle ne pose pas de difficulté lorsque les violations ont eu lieu après l'entrée en vigueur du Protocole à l'égard de l'Etat défendeur. Au cas contraire, la juridiction pourra toutefois se déclarer compétente s'il est démontré que les violations alléguées ont un caractèrecontinu98(*). Un fait internationalement illicite n'acquiert pas ce caractère simplement parce que ses effets ou ses conséquences s'étendent dans le temps. L'assassinat d'un journaliste avant l'entrée en vigueur du Protocole à l'égard de l'Etat défendeur est ainsi une violation instantanée impropre à fonder la compétence ratione temporis de la Cour99(*). Elle estime que le fait que la douleur et la souffrance causées par ledit assassinat se prolongent ne change rien en termes d'accès de l'individu au prétoire du juge. Cela ne signifie pas que la juridiction ne sera pas amenée à prendre en compte ces douleurs et souffrances, mais elle ne le fera qu'au titre des obligations secondaires (réparation) résultant de la violation des obligations primaires. Le fait illicite proprement dit doit donc avoir pris naissance avant que l'Etat ait consenti à la compétence de la Cour et se poursuivre après qu'un tel consentement a été donné. C'est le cas de l'adoption et du maintien en vigueur de dispositions législatives incompatibles avec les obligations conventionnelles de l'Etat100(*), de la détention prolongée d'un requérant101(*), de l'obligation de garantir le respect des droits de l'homme, du droit à une égale protection de la loi, du droit à l'égalité devant la loi, du droit à la liberté d'expression et de l'obligation de respecter les droits des journalistes102(*). L'interprétation promue rejoint celle de la Cour européenne103(*), de la Cour interaméricaine104(*), du Comité des droits de l'homme105(*) et de la Commission africaine106(*).

Toutefois, cette hypothèse fort bien soutenue par une jurisprudence abondante n'est pas exempte de reproches. Aussi, dans l'affaire Peter Joseph Chacha c. Tanzanie, les juges ont-ils reconnu le caractère continu des violations invoquées sans donner plus d'explication sur les éléments leur permettant d'arriver à cette conclusion107(*). Il faut souligner que ces facteurs d'ouverture de la saisine individuelle sont confortés par l'exclusion du critère de l'intérêt à agir.

* 82 A la différence de la Cour, la Commission ne peut connaître que de l'interprétation et de l'application des droits garantis par la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples. Confer art. 45 de la Charte africaine.

* 83Confer Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, art. 32, 1) (« Compétence de la Cour »), art. 33 (« Affaires interétatiques ») et art. 34 (« Requêtes individuelles »).

* 84 Convention américaine des droits de l'homme, art. 62. On relèvera toutefois que le règlement de la Commission interaméricaine a été amendé de manière à élargir la compétence matérielle de cette dernière ; le chapitre II de sa deuxième partie relative à la procédure traite désormais des requêtes se référant non seulement à la Convention américaine mais également à « tous autres instruments applicables ».

* 85 Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création d'une Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, 8-10 juin 1998, art. 3, 1).

* 86 La Cour est fréquemment saisie de requêtes invoquant des violations du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. V., par exemple, Cour ADHP, Lohé Issa Konaté c. Burkina Faso, requête n° 004/2013, arrêt au fond du 5 décembre 2014, §§ 35-37, spéc. § 36.

* 87 V., plus particulièrement, la Charte africaine des droits et du bien-être de l'enfant (juillet 1990) ; la Convention de l'OUA sur la prévention et la lutte contre le terrorisme (14 juillet 1999) ; le Protocole à la Charte africaine des droits de l'Homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique (12 juillet 2003).

* 88Voir par exemple, l'article 66 (2), c) du Traité révisé instituant la CEDEAO qui fait obligation aux Etats parties « de respecter les droits des journalistes ». Ce texte a été invoqué avec succès pour fonder la compétence de la Cour dans l'affaire des Ayants droit de feu Norbert Zongo, Abdoulaye Nikiema dit Ablasse, Ernest Zongo et Blaise Ilboudo et le Mouvement burkinabé des droits de l'homme et des peuples c. Burkina Faso, requête n° 013/2011, arrêt au fond du 28 mars 2014, par. 48.

* 89 V. en dernier lieu Cour ADHP, Wilfred Onyango et al. c. Tanzanie, requête n° 006/2013, arrêt au fond du 18 mars 2016, para. 58-60 (renvoyant notamment à la position constante de la Cour et de la Commission sur la question) ; Mohamed Abubakari c. Tanzanie, requête n° 007/2013, arrêt au fond du 3 juin 2016, para. 30-35. Pour un exemple d'application avec la Déclaration universelle des droits de l'homme, voir Frank David Omary et autres c. Tanzanie, requête n° 001/2012, arrêt du 28 mars 2014, para. 69-77.

* 90 Pour une requête se fondant exclusivement sur des violations alléguées du droit interne et de la Constitution tanzanienne, voir Cour ADHP, Peter Joseph Chacha c. Tanzanie, requête n° 003/2012, arrêt du 28 mars 2014, para. 112 et 115 ; Alex Thomas c. Tanzanie, requête n° 005/2013, arrêt au fond du 20 novembre 2015, para. 45.

* 91 OUGUERGOUZ (F.), « La Cour africaine des droits de l'homme et des peuples : gros plan sur le premier organe judiciaire africain à vocation continentale », Annuaire français de droit international, vol. 52, 2006, p. 227.

* 92Voir infra, nos développements consacrés aux conditions de recevabilité de la requête individuelle notamment la déclaration facultative d'acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour déposée par les Etats défendeurs au titre de l'article 34, 6) du Protocole.

* 93 Cette hypothèse sera développée plus tard, à l'occasion de l'étude des critères de recevabilité de la requête.

* 94Cour ADHP, FemiFalana c. Union Africaine, requête n° 001/2011, décision du 26 juin 2012, §§ 63-73 ; Atabong Denis Atemnkeng c. Union africaine, requête n° 014/2011, décision du 7 décembre 2012.

* 95Cour ADHP, Pr. Efoua Mbozo'o Samwel c. Parlement Panafricain, requête n° 010/2011, décision du 30 septembre 2011, spéc. par. 6. Voir notamment les critiques formulées par le Juge F. OUGUERGOUZ dans son opinion individuelle.

* 96 Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création d'une Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, 8-10 juin 1998, art. 34, 3). La juridiction est compétente depuis le 25 janvier 2004 à l'égard des quinze Etats suivants : Afrique du Sud, Algérie, Burkina Faso, Burundi, Comores, Côte d'Ivoire, Gambie, Île Maurice, Lesotho, Libye, Ouganda, Mali, Rwanda, Sénégal, Togo.

* 97 Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création d'une Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, 8-10 juin 1998, art. 34, 4). Au 31 août 2016, la Cour est compétente ratione temporis à l'égard de quinze Etats aux dates suivantes (nous ne mentionnons ici que la date de dépôt de l'instrument de ratification ou d'adhésion qui constitue seule la date d'entrée en vigueur du Protocole à l'égard de l'Etat partie) : Bénin (22 août 2014), Cameroun (17 août 2015), Congo (06 octobre 2010), Gabon (29 juin 2004), Ghana (16 août 2005), Kenya (18 février 2005), Malawi (09 octobre 2008), Mauritanie (14 décembre 2005), Mozambique (20 juillet 2004), Niger (26 juin 2004), Nigéria (09 juin 2004), République arabe démocratique Sahrawi (27 janvier 2014), Tanzanie (10 février 2006), Tchad (08 février 2016), Tunisie (05 octobre 2007).

* 98 Projet d'articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l'Etat pour fait internationalement illicite, art. 14, 1) (notion de fait instantané), 2) (durée dans le temps du fait continu), 3) (fait continu et obligation internationale imposant à l'Etat de prévenir un événement donné) ; CIJ, Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, arrêt du 24 mai 1980, CIJ Recueil, 1980, p. 37, para. 78 et 80 ; SA, Rainbow Warrior (Nouvelle-Zélande c. France), 30 avril 1990, Nations Unies, RSA, vol. XX, 1990, p. 264, para. 101. Voir parmi une abondante littérature, WYLER (E.), « Quelques réflexions sur la réalisation dans le temps du fait internationalement illicite », RGDIP, vol. 95, 1991, pp. 881-914.

* 99Cour ADHP, Ayants droit de feu Norbert Zongo, préc., arrêt sur les exceptions préliminaires du 21 juin 2013.

* 100 Pour l'adoption d'une législation interdisant les candidatures indépendantes, voir Cour ADHP, Tanganyika Law Society, The Legal and Human Rights Centre, Révérend Christopher R. Mtikila c. République de Tanzanie, requêtes n° 009/2011 et n° 011/2011 (jointes suite à l'ordonnance du 22 septembre 2011), arrêt au fond du 14 juin 2013, para. 84.

* 101Cour ADHP, Mohamed Abubakari c. Tanzanie, requête n° 007/2013, arrêt au fond du 3 juin 2016, para. 36.

* 102Cour ADHP, Ayants droit de feu Norbert Zongo, préc.,arrêt sur les exceptions préliminaires du 21 juin 2013.

* 103Voir, par exemple, Commission EDH, De Becker c. Belgique (1958-1959), CEDH Annuaire, n° 2, pp. 234 et 244 ; Cour EDH, Irlande c. Royaume-Uni, Série A, n° 25, 1978, p. 64 ; Cour EDH, Agrotexim c. Grèce, Série A, n° 330-A, 1995, p. 22, para. 58 ; Cour EDH, Papamichalopoulos et autres c. Grèce, Série A, n° 260-B (1993), para. 40 (saisie d'un bien sans expropriation formelle environ huit ans avant que la Grèce reconnaisse la compétence de la Cour) ; Cour EDH, Loizidou c. Turquie, fond, CEDH Recueil, 1996-VI, para. 41-47, 63-64 (conséquences de l'invasion de Chypre par la Turquie en 1974).

* 104 Cour IADH, Blake, Série C, n° 36, 1998, para. 67 (caractère continu d'une disparition forcée ou involontaire tant que le sort de la personne concernée est connu).

* 105 Comité des droits de l'homme, Lovelace c. Canada, communication n° R 6/24, Documents officiels de l'Assemblée générale, trente-sixième session, Supplément n° 40 (A/36/40) (1981), p. 184, para. 10-11 (perte du statut d'indienne de la requérante en 1970 constituant un fait continu justifiant la compétence du Comité, l'Etat défendeur n'ayant accepté celle-ci qu'en 1976).

* 106Voir par exemple Commission ADHP, Communication 335/2006, Dabalorivhuwa Patriotic Front c. Afrique du Sud, 53e session ordinaire, 9-22 avril 2013, décision du 18 octobre 2013, para. 73-76 : violation continue retenue pour un défaut d'indemnisation consécutif à la privatisation d'un fonds de pension deux ans avant l'entrée en vigueur de la Charte à l'égard de l'Etat défendeur (les requérants n'ayant pas été indemnisés au moment de la saisine de la Commission).

* 107Cour ADHP, Peter Joseph Chacha c. Tanzanie, requête 003/2012, arrêt du 28 mars 2014, § 126 ; Frank David Omary et autres c. Tanzanie, requête n° 001/2012, arrêt du 28 mars 2014, §§ 81-84. V. les critiques du raisonnement de la Cour par le Juge Fatsah OUGUERGOUZ dans son opinion individuelle jointe à la décision et qui porte exclusivement sur la question de la compétence ratione temporis.

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