L'individu devant les juridictions africaines de protection des droits de l'homme. Cas de la cour ADHP et de la CJ CEDEAO.par Gildas Hermann KPOSSOU Université d'Abomey-Calavi (UAC) - Master 2 Recherche en Droit International et Organisations Internationales 2015 |
B. Une exclusion du critère de l'intérêt à agirD'emblée, il faut souligner que l'intérêt à agir est un critère reconnu par plusieurs juridictions nationales et internationales pour intenter une action devant elles. Consacré en droit civil, ce principe soutient que le requérant soit directement la victime des violations alléguées. En matière de procédure, l'intérêt à agir est en effet une condition de recevabilité de la requête consistant dans l'avantage que procurerait au demandeur la reconnaissance par le juge de la légalité de sa prétention108(*). Le défaut de ce critère dans une action en justice constitue une fin de non-recevoir que le juge peut soulever d'office. Mais en matière de protection des droits de l'homme, ce critère est relativement apprécié notamment devant les juridictions de protection desdits droits. Aux termes des dispositions de l'article 5, 3) du Protocole, « la Cour peut permettre aux individus ainsi qu'aux ONG dotées du statut d'observateur auprès de la Commission africaine d'introduire des requêtes directement devant elle ». Sur cette question, la CJ CEDEAO a été plus exigeante que la Cour Africaine. En effet, devant la CJ CEDEAO le requérant doit être la victime directe des violations alléguées. Selon le principe, le requérant doit avoir subi personnellement les effets de la mesure litigieuse pour avoir la qualité de victime109(*). Le défaut de la qualité de victime étant un motif de rejet du recours, sans un examen au fond, on comprend que les États contre lesquels une violation est alléguée invoquent généralement l'absence de la qualité de victime réelle et effective du requérant110(*). Mais, dans le souci d'une meilleure garantie des droits, les instances de contrôle interprètent de façon souple la notion de victime, étendant ainsi le champ d'application personnel des instruments de protection. Cette conception large permet d'ouvrir l'accès à leurs prétoires aux victimes dites « indirectes »111(*) et « potentielles ». La notion de victime potentielle, si elle n'a pas été explicitement ainsi nommée par la Cour de justice, est celle qui a été appliquée dans l'affaireCDP et autres c/ État du Burkina du 13 juillet 2013. La victime potentielle est la personne qui n'a pas encore subi de violation effective de ses droits, mais qui court le risque de la subir si une législation manifestement incompatible avec les droits garantis venait à s'appliquer112(*). Cette notion avait déjà été évoquée par la Cour de justice dans ses arrêts Hissène Habré c/ l'État du Sénégal du 18 novembre 2010 et Hadidjatou Mani Koraou c/ État du Niger du 27 octobre 2008. L'appréciation de la notion de victime potentielle suscite toutefois des difficultés, à la fois d'ordre théorique et pratique. La première difficulté théorique est le risque de confusion avec l'actio popularis, c'est-à-dire la faculté de combattre de façon objective et dans l'abstrait les mesures nationales en dehors de tout acte d'application concrète au requérant113(*). La seconde difficulté théorique est le risque de disparition de l'exigence de violation réelle et effective, conduisant à une objectivisation du contentieux de la protection des droits de l'homme, pour les recours introduits à l'initiative des particuliers. Or, si les droits de l'homme ont un caractère objectif, car universellement attachés à la seule qualité d'être humain et échappant au principe interétatique de réciprocité, ils conservent une dimension subjective en raison du statut individuel de leurs titulaires114(*) et de leur mode d'exercice115(*). Ces caractéristiques subjectives trouvent leur traduction dans l'exigence de la qualité de « victime de violation » pour les requérants individuels. Si cette hypothèse tend à élargir l'intérêt à agir du requérant individuel et par ricochet son accès à la juridiction communautaire, il n'en demeure pas moins qu'il existe des facteurs qui contribuent directement ou indirectement à restreindre l'accès de l'individu au prétoire du juge d'Arusha. * 108 GUILLIEN (R.) et VINCENT (J.), Lexique des termes juridiques, Paris, Dalloz, 17è édition 2010, p. 398. * 109 Confer art. 10 d) du protocole sur le statut de la Cour. La Cour l'a d'ailleurs rappelé : « la Cour a toujours considéré qu'elle ne devait, en principe, sanctionner que des violations des droits de l'homme effectives, réelles, avérées, et non des violations possibles, éventuelles ou potentielles » (para. 15). * 110 Dans l'affaireCDP et autres c/ État du Burkina du 13 juillet 2013, l'État burkinabé a soutenu dans son mémoire de défense l'incompétence de la Cour pour connaître de l'affaire, au motif qu'elle n'est pas saisie d'une violation concrète des droits de l'homme, mais tout au plus d'une violation éventuelle ou hypothétique, hypothèse dans laquelle elle se déclare incompétente. * 111La victime indirecte est la personne qui a un intérêt légitime à introduire une requête en tant que proche d'une victime directe en cas de décès de cette dernière, qui a subi elle-même un préjudice du fait de la violation des droits d'un tiers ou qui a un intérêt à ce qu'il soit mis fin à une telle violation. Voir CEDH, Guide pratique sur la recevabilité, Strasbourg, Conseil de l'Europe, 2014, pp. 14-16. * 112 Pour des cas d'application dans la jurisprudence de la CEDH, voir Commission européenne des droits de l'homme, 29 oct. 1992, Open Door et Dublin Well Woman c/ Irlande, série A, no 246 A, para. 44 ; 28 oct. 1981, Dudgon c/ Royaume Uni ; 22 oct. 1988, Norris c/ Irlande ; 7 juill. 1989, Soering c/ Royaume-Uni. La CEDH tend toutefois à restreindre la notion de victime potentielle (voir CEDH, 2005, Dayras et autres c/ France et SOS sexisme c/ France ; CEDH, 28 juin 2011, La Ligue des musulmans de Suisse et autres c/ Suisse). * 113 Reposant sur une violation non encore réalisée, la notion de victime potentielle conduit à exercer un contrôle a priori des mesures litigieuses. Des précautions sont généralement posées par les organes de contrôle pour la distinguer de l'actio popularis. L'application de la notion de victime potentielle ne devrait même intervenir qu' « à titre très exceptionnel ». Confer CEDH, 28 juin 2011, Ouardiri c/ Suisse, req. n° 65840/09. * 114 Leurs titulaires sont les particuliers, personnes physiques ou morales, qui ne sont pas des sujets classiques du droit international. * 115 Certains droits sont cependant collectifs. Il en est ainsi des droits de l'action politique. Voir CEDH, 2 mars 1987, Mathieu-Mohin et Clerfayt c/ Belgique. Voir également SUDRE (F.) (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des Droits de l'homme, Paris, PUF, 7ème éd., 2015, pp. 750 et suiv. ; Droit européen et international des droits de l'homme, Paris, PUF, 12ème éd., 2015, p. 807). |
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