L'individu devant les juridictions africaines de protection des droits de l'homme. Cas de la cour ADHP et de la CJ CEDEAO.par Gildas Hermann KPOSSOU Université d'Abomey-Calavi (UAC) - Master 2 Recherche en Droit International et Organisations Internationales 2015 |
CHAPITRE I : L'ACCES AUX JURIDICTIONS, UNE CONDITION NECESSAIRE A LA PROTECTION DE L'INDIVIDUApriori, la question de l'accès de l'individu à la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples semble réglée : le Protocole37(*) établissant la Cour prive l'individu du droit de la saisir directement, sauf à ce que l'Etat défendeur y ait consenti expressément par le biais d'une déclaration facultative d'acceptation de la juridiction obligatoire. Ce système optionnel, qui n'a suscité l'attrait que d'une petite minorité des Etats parties au Protocole, minerait l'espoir d'une protection juridictionnelle effective. Fort heureusement, la CJ CEDEAO semble venir à point nommé, ne serait-ce que pour pallier cette carence dans la communauté ouest africaine. Au plan institutionnel, la Cour ADHP n'était pas encore entrée en fonction que fut lancé le chantier de sa fusion avec la Cour de Justice de l'Union africaine en vue de créer une Cour africaine de justice et des droits de l'homme38(*). En attente de la concrétisation de ce projet, la Cour, devenue opérationnelle depuis le 20 juin 2008, exerce sa fonction aux côtés de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (mais le Protocole ne clarifie pas totalement la relation de complémentarité entre ces deux organes indépendants)39(*). Au demeurant, elle doit également s'accommoder de l'office des juridictions instituées dans le cadre des accords de coopération et d'intégration économique et parfois dotées de compétence en matière de protection des droits de l'homme comme c'est le cas de la CJ CEDEAO. En dehors de sa compétence explicite en la matière, la Cour de justice communautaire s'exclame d'un accès libéral à son prétoire (section 1). Alors que les difficultés auxquelles le requérant est confronté devant le juge continental ont progressivement restreint son accès au prétoire, il y a lieu de dire que l'accès de l'individu à la Cour africaine est relativement étendu (section 2). Section 1 : Un accès exclusivement libéral devant le juge communautaireL'originalité de la réforme introduite en 2005 est indiscutablement liée à la reconnaissance d'un droit de recours individuel aux citoyens de la communauté victimes de violations des droits de l'homme. En effet, à la lumière du protocole élargissant la compétence rationae materiae de la Cour de justice de la CEDEAO, un droit de recours est ainsi ouvert de plein droit aux ressortissants de la communauté se prétendant victimes de violation des droits de l'homme (paragraphe 1). Clé de voûte de la garantie de l'intégration régionale et du système de protection des droits de l'homme, la Cour se veut proche des justiciables. Elle est à ce titre une institution de proximité (paragraphe 2). Paragraphe 1 : La CJ CEDEAO, une juridiction facilement saisissableLe recours individuel est la pierre angulaire du mécanisme de protection des droits de l'homme aménagé par la CEDEAO. Les personnes physiques ont la possibilité de saisir directement la Cour de justice communautaire de la CEDEAO. La consécration de cette saisine individuelle (A) constitue sans doute une extension de la compétence explicite du juge communautaire (B). A. La consécration de la saisine individuelleAvant la réforme introduite par le Protocole de 2005, l'accès des particuliers à la juridiction communautaire était médiat ; la procédure devait être diligentée par l'Etat membre. Ainsi, selon l'article 9.3 du Protocole A/P.1/7/91 un Etat membre peut, au nom de ses ressortissants, diligenter une procédure contre un autre Etat membre ou une institution de la Communauté, relative à l'interprétation et à l'application des dispositions du Traité, en cas d'échec des tentatives de règlements à l'amiable. Dans un souci de se rapprocher davantage des particuliers, les Etats membres de la CEDEAO comptent élargir les compétences de leur organe judicaire commun aux cas de violation de droits humains. Les individus pourront le saisir mais ce sera après épuisement des voies de recours internes40(*). Finalement, la révolution viendra du Protocole Additionnel A/SP.1/01/05 du 19 Janvier 2005 portant amendement du Protocole A/P/17/91 relatif à la Cour de justice de la Communauté qui va concrétiser cet espoir. Ce nouveau texte introduit la dimension « droits de l'homme » dans le nouveau chef de compétence de la Cour de Justice de la CEDEAO. Désormais les particuliers ont la possibilité d'intenter des recours pour demander la cessation de violations ou le redressement de leurs droits. Cette réforme fait désormais disparaitre l'écran étatique et met fin à la jurisprudence Afolabi41(*). Elle confère indiscutablement la qualité de droit des gens à l'individu42(*), quoique ce dernier reste un sujet mineur ou dérivé de droit international43(*). A défaut de mécanismes garantissant une application effective du respect des droits de l'homme44(*) qui d'abord doit se concrétiser par l'accès au prétoire de la juridiction par le justiciable, tout droit proclamé paraît dénué de sens. La condition d'effectivité est liée principalement à un recours de droit individuel qui ne décime pas le justiciable dans un labyrinthe de procédures et qui se traduit par la suppression de certaines futilités. Sous ce rapport, la CEDEAO a déployé un véritable mécanisme45(*). La première exigence également consacrée par d'autres juridictions46(*) va de soi ne serait-ce que pour des raisons de crédibilité de l'institution et aussi pour éviter divers abus. Pour que la requête soit donc recevable, elle doit spécifier le nom et l'adresse du demandeur, la désignation de la partie contre laquelle la demande est effectuée, le sujet des poursuites et un résumé des allégations en droit sur lesquelles la demande est fondée, etc.47(*) En ce qui concerne la deuxième exigence, la saisine d'une autre instance juridictionnelle à caractère international rend irrecevable la requête individuelle devant la Cour. Cette règle est prévue dans tous les mécanismes internationaux d'enquête ou de règlement48(*) et est notamment applicable devant le prétoire de la Cour ADHP. Elle ne se limite pas cependant au principe de non bis in idem mais englobe également le cas de litispendance49(*). Selon Jonathan COHEN, elle a été expressément posée pour « exclure le cumul de procédures internationales »50(*) et repose sur un souci d'éviter une contrariété de jurisprudence. En effet en dépit de la prolifération des juridictions internationales, il n'existe aucune hiérarchie entre elles comme dans les systèmes judiciaires internes des Etats. Aucune d'entre elles n'est compétente pour réviser la décision d'une autre instance internationale51(*), ce qui semble davantage nourrir la concurrence notamment entre la CJ CEDEAO et la Cour ADHP. Mais c'est surtout, plus spécifiquement au niveau des règles procédurales que la Cour de justice de la CEDEAO se singularise. En effet, le système de protection communautaire ne s'inscrit pas dans la lignée des procédures suivies par les autres juridictions continentales comme la Cour ADHP52(*). Ni commission de filtrage des requêtes individuelles, ni exigence de l'épuisement préalable des voies de recours internes à l'image de ses ainés53(*), le système de protection des droits de l'homme apparaît comme efficient. Le requérant est donc dispensé de prouver avoir utilisé dans son pays d'origine les recours internes, considérés comme un handicap, une règle contraignante pour les individus désireux de saisir les juridictions internationales et particulièrement la Cour africaine. Sur ce point la CEDEAO a osé en dérogeant au traditionnel principe de l'épuisement des voies de recours internes54(*). Il ressort de cette consécration de la saisine individuelle devant le prétoire de la Cour de Justice que le mécanisme de protection institué par la CEDEAO pour préserver les droits de l'homme des citoyens ouest africains est à bien des égards révolutionnaire. Celui-ci tient principalement à la simplicité, à la lisibilité de l'édifice institutionnel, favorisées notamment par l'extension de la compétence explicite du juge communautaire. * 37Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'Homme et des peuples portant création d'une Cour africaine des droits de l'Homme et des peuples. * 38 Cette dernière comprendrait une « section des droits de l'homme » qui se substituerait à l'actuelle Cour. * 39 Voir entre autres QUILLERE-MAJZOUB (F.), « L'option juridictionnelle de la protection des droits de l'homme en Afrique », Revue trimestrielle des droits de l'homme, vol. 11, n° 44, 2000, pp. 729-785, spéc. pp. 766-770 ; JUMA (D.), « Complémentarité entre la Commission africaine et la Cour africaine », in UNION PANAFRICAINE DES AVOCATS, Guide de complémentarité dans le système africain des droits de l'homme, 2014, pp. 3-28. * 40 Le Protocole A/SP.1/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité. Voir l'art.39 : « Le Protocole A/P.1/7/91, adopté, à Abuja le 6 juillet 1991, et relatif à la Cour de Justice de la Communauté, sera modifié aux fins de l'extension de la compétence de la Cour, entre autres aux violations des droits de l'Homme après épuisement, sans succès, des recours internes ». Pour une lecture détaillée de ce protocole, lire FALL (I. M.) et SALL (A.), « Une constitution régionale pour l'espace CEDEAO : Le Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance », disponible sur http// : www.laconstitution-en-afrique.com(consulté le 15 mars 2015). * 41 Mr AFOLABI OLAJIDE c/ la République Fédérale du Nigeria du 27 avril 2004. C'est le premier arrêt rendu par la Cour de justice de la CEDEAO qui sera rejeté en l'absence de saisine directe de la Cour par les particuliers selon l'article 9.3 du Protocole de 1991. * 42 Cette notion a été retenue pour rendre « le droit communautaire à ses origines internationalistes ». C'est pour notifier que le succès de bon aloi du droit communautaire de quelque aspect fut-il en la matière est intrinsèquement lié au droit international. * 43Sur la question des sujets de droit international, voir DAILLIER (P.), FORTEAU (M.), PELLET (A.), Droit International Public, Paris, LGDJ, 9e édition, novembre 2009. * 44 Sur cette question voir KEUDJEU DE KEUDJEU (J. R.), «L'effectivité de la protection des droits fondamentaux en Afrique subsaharienne francophone», Revue CAMES/SJP, n°001/2017, p. 99-129. * 45En effet, la Cour, en vertu de l'article 9 (4) et 10 (d) du protocole a compétence pour se prononcer sur des cas de violation de droits humains à condition que la demande ne soit pas anonyme et que l'affaire ne soit pas pendante devant une autre juridiction internationale. * 46 Art.35 para.1 de la CEDH. * 47Pour connaître tout le formalisme, consulter le site http://www.claiminghumanrights.org/ecowas. * 48 Art. 35.2.b) de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales ; Art. 56.7 de la Charte Africaine des Droits de l'Homme ; Art.46.c) de la Convention Américaine des Droits de l'Homme et des Peuples ; Art. 5.2.a) du Premier Protocole facultatif relatif au Pacte international relatifs aux droits civils et politiques. * 49Aux termes des dispositions de l'article 10. d) du Protocole additionnel, la demande soumise par une personne victime des violations des droits de l'homme ne sera portée devant la CJCEDEAO lorsqu'elle a déjà été portée devant une autre Cour internationale compétente. Ces dispositions visent essentiellement que les individus n'abusent des possibilités de recours qui leur sont offertes, et qu'une affaire soit examinée en même temps par plusieurs organes. * 50 COHEN (J.), « La convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et de libertés fondamentales », Economica, Paris 1989, p.143. * 51 La CJCEDEAO a déjà eu à se prononcer sur cette condition par sa décision en date du 14 mai 2010, Hissène Habré c. Etat du Sénégal. Elle a affirmé que l'UA n'est pas une Cour de justice internationale au sens de la loi, et par conséquent, son rôle n'est pas d'administrer la justice ou de dire le droit. Ensuite, cette affaire étant déjà sous examen devant le comité des Nations unies contre la Torture, la Haute juridiction communautaire aborde la condition posée par l'article en posant que ce Comité n'est pas non plus une juridiction. Son rôle se limite à la surveillance de la mise en oeuvre par les Etats signataires, des dispositions issues de la Convention contre la torture. En tant que tel, il est un simple organe d'alerte dont les « recommandations » et autres « injonctions » restent dénuées de toute force exécutoire. * 52L'innovation est audacieuse et précieuse et se distingue du dispositif institué par l'Europe, pionnière de la protection régionale des droits de l'homme et de l'Amérique avec la Cour de Jan José, la « petite soeur » de la Cour européenne. * 53Article 35 1.de la CEDH : La Cour ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes, tel qu'il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus, et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. * 54 Cet aspect sera abordé dans nos développements infra. |
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