L'individu devant les juridictions africaines de protection des droits de l'homme. Cas de la cour ADHP et de la CJ CEDEAO.par Gildas Hermann KPOSSOU Université d'Abomey-Calavi (UAC) - Master 2 Recherche en Droit International et Organisations Internationales 2015 |
B. Une extension de la compétence explicite du jugeL'émergence des juridictions communautaires est marquée par une revalorisation de la fonction juridictionnelle. Elle s'accompagne de l'établissement et de la redéfinition des compétences des juridictions des organisations d'intégration économique. Dans cette optique, le Traité du 18 mai 1975 instituant la Communauté Économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) et révisé successivement par le Traité du 24 juillet 1993 et le Protocole additionnel de 2005, affiche comme ambitions : « la Communauté vise à promouvoir la coopération et l'intégration dans la perspective d'une union économique de l'Afrique de l'Ouest en vue d'élever le niveau de vie de ses peuples, de maintenir et d'accroître la stabilité économique, de renforcer les relations entre les États membres, et de contribuer au progrès et au développement du continent africain »55(*). A la création de la Cour de justice de la CEDEAO, le Protocole du 6 juillet 1991 ne conférait pas à cette nouvelle institution judiciaire une compétence en matière de protection des droits humains. Sa compétence se limitait en vertu des articles 9 et 10 du Protocole à connaître des différends dont elle est saisie, conformément aux dispositions du Traité par les États membres ou par plusieurs États et les institutions de la Communauté à l'occasion de l'interprétation ou de l'application des dispositions du Traité. Cet instrument juridique se focalisait sur l'intégration économique et ne s'intéressait pas aux droits de l'homme. De même, les individus n'étaient pas autorisés à saisir la Cour, seuls les États pouvaient agir à leur place. Par ailleurs, la révision du Traité de la CEDEAO le 24 juillet 1993 oriente les États qui s'engagent à la « promotion et la protection des droits fondamentaux de la personne conformément aux dispositions de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples »56(*). Mais il a fallu attendre le Protocole sur la démocratie du 21 décembre 2001 pour voir l'annonce d'une « extension de la compétence de la Cour, entre autres aux violations des droits de l'homme après épuisement, sans succès, des voies de recours ». En effet, le droit de recours individuel, particulièrement en matière de droits de l'homme sera ouvert aux citoyens des États membres devant la Cour de justice de la CEDEAO en 2005. Le Protocole additionnel portant amendement du préambule et des articles 1er, 2, 9, 22 et 30 du Protocole relatif à la Cour de justice de la Communauté complète le Protocole de la CEDEAO. Désormais, la Cour a compétence pour examiner les litiges relatifs aux droits de l'homme sur saisine des particuliers. Ainsi l'article 3 dispose : « la Cour est compétente pour connaître des cas de violation des droits de l'homme dans tout État membre ». Au surplus, l'article 4 institue un nouvel article 10 dans le Protocole de la Cour de justice de la CEDEAO qui précise : « peuvent saisir la Cour : (...) toute personne victime de violations des droits de l'homme ». En tant que cour des droits de l'homme, la CJ CEDEAO a la compétence explicite de recevoir des requêtes émanant des individus à des conditions même plus souples que celles retenues par la Cour africaine57(*). Dans la perspective de cette disposition la Cour a eu à recevoir des requêtes opposant des individus à des Etats58(*), opposant des individus à d'autres individus59(*) et d'autres encore opposant des individus à des organisations internationales ou à leurs institutions60(*). Cette reconnaissance explicite de la compétence de la Cour de justice de la CEDEAO en matière de droits de l'homme n'est pas unanime pour toutes les juridictions des Communautés Économiques Régionales (CER). En effet, pour les juridictions similaires des Communautés de l'Afrique australe (TSADC) et de l'Afrique de l'Est (CJ EAC), la compétence en matière des droits de l'homme est implicite. En effet, le Tribunal de la SADC a compétence pour connaître des cas relatifs à l'interprétation et l'application du Traité61(*). Ce dernier ne fait pas référence à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, mais il engage les parties au respect des droits de l'homme, à la démocratie, à l'Etat de droit, à la non-discrimination. Mieux, la Cour de justice de l'EAC a compétence pour connaître des cas relatifs à l'interprétation et l'application du Traité62(*) qui, engage les Etats à respecter les principes fondamentaux63(*), parmi lesquels les droits garantis par la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples. L'Article 27. 2) prévoit qu'un Protocole pourrait être adopté pour donner une plus large compétence à la Cour, notamment en matière de droits de l'homme. En outre, une lecture croisée des compétences de ces juridictions communautaires dans le domaine des droits de l'homme permet de ressortir la pertinence de leur coexistence avec la Cour africaine. Faut-il le rappeler, le glissement jurisprudentiel du champ économique vers le champ de la protection des droits humains s'est réalisé à un moment où la Cour Africaine était hypothétique. Aujourd'hui, elle semble recouvrer sa vitalité, quoique la saisine individuelle reste conditionnée devant son prétoire. Il se posera inévitablement le problème de compatibilité des procédures et jurisprudences respectives des juridictions communautaires avec celles de la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples64(*). C'est notamment le cas avec l'affaire Habré qui était pendante à la fois devant la Cour africaine et devant la CJ CEDEAO65(*). Dans le silence des textes qui régentent l'ordre juridique régional et continental, c'est la jurisprudence qui serait à même de règlementer les rapports entre ces juridictions. Quoi qu'il en soit, les juridictions des CER à l'instar de la CJ CEDEAO sont connues comme des juridictions de proximité en raison notamment de leur accessibilité. * 55Article 3 du Traité révisé de la CEDEAO de 1993 consacré aux buts et objectifs de l'organisation. Il y a lieu de rappeler les limites de la fonction juridictionnelle exercée par les juridictions communautaires avant la réforme des années 1990. En effet, le Traité créant la CEDEAO avait prévu à l'article 9, paragraphe 3 du Protocole de 1991 relatif au tribunal de la Communauté qu'un « État membre peut, au nom de ses ressortissants, diligenter une procédure contre un État membre ou une Institution de la Communauté, relative à l'interprétation ou à l'application des dispositions du Traité, en cas d'échec des tentatives de règlement amiable ». * 56 Confer art. 4. g) du Traité de la CEDEAO du 24 juillet 1993. * 57La procédure de saisine du juge de la CJ CEDEAO exclut notamment le principe de l'épuisement préalable des voies de recours internes. Voir nos développements supra. * 58 On peut citer à titre indicatif l'affaire Garba C. Bénin, requête inscrite sous ECW/CCJ/APP/03/09; jugement ECW/CCJ/JUD/01/10, rendu le 17 Février 2010 ; affaire Habré C. Sénégal, inscrite ECW/CCJ/APP/07/08, jugement ECW/CCJ/APP/02/10, rendu le 14 Mai 2010 ; affaire Mani Hadidjatou C. Niger, ECW/CCJ/JUD/06/08, jugement rendu le 27 Octobre 2008. * 59 Affaire David C. Uchwe, ECW/CCJ/APP/04/09, jugement ECW/CCJ/RUL/03/10, rendu le 11 Juin 2010. * 60Voir affaire SERAP. * 61 Confer art. 14 du Traité de la SADC. * 62 Confer art. 23 du Traité de l'EAC. * 63 Confer art.6.d) du Traité de l'EAC. * 64 Voir BOURGORGUE-LARSEN (L.), op. cit., pp. 203-264. * 65CARVAJAL (I. F. C.), « Analyse de la compétence juridictionnelle à partir de la première décision de la Cour Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples : l'affaire Hissène Habré », Bogotá, ACDI, 2012, Vol. 5, pp. 59-92. |
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