L'individu devant les juridictions africaines de protection des droits de l'homme. Cas de la cour ADHP et de la CJ CEDEAO.par Gildas Hermann KPOSSOU Université d'Abomey-Calavi (UAC) - Master 2 Recherche en Droit International et Organisations Internationales 2015 |
CHAPITRE I : DES JURIDICTIONS ENTRAVEES DANS LEUR ACTIONL'encrage de la Charte dans les esprits est de plus en plus frappant. En témoigne par exemple l'invasion progressive du domaine de la protection des droits de l'homme, jadis considéré comme la citadelle imprenable des juridictions ou quasi-juridictions spécialisées, par les juges des communautés économiques régionales. Ce regain d'intérêt pour le contentieux des droits humains est fort saisissant dans la mesure où, par le jeu du droit de pétition individuel, il favorise la consolidation d'une jurisprudence africaine des droits fondamentaux242(*). Toutefois, il faut remarquer qu'au plan continental, la réforme entreprise par le Protocole relatif à la Cour ADHP laisse un goût d'inachevé dans la mesure où au-delà de l'avancée observée dans le nouveau système africain, celui-ci recèle encore quelques limites qui pourraient être préjudiciables à son action. Cela procède notamment de l'hypothèse selon laquelle l'application de la Charte africaine est destinée à durer et que cela entraine à la fois des conséquences négatives et positives243(*). Au plan communautaire, l'adhésion de la CEDEAO à la protection des droits de l'homme est certes un brevet de démocratie et augure une nouvelle ère visant à accorder une place primordiale à l'individu afin qu'il ait directement voix au chapitre lorsque les acteurs étatiques menacent ses droits. Mais, en dépit de tous les efforts déployés par l'organisation internationale et particulièrement par l'organe judiciaire pour le renforcement de la protection des droits de l'homme dans l'espace, l'on relève de réelles insuffisances. Ces dernières obèrent l'action de la Cour dans sa mission de protection des droits de l'homme. Dès lors, les entraves à l'action des juridictions africaines de protection des droits de l'homme sont nombreuses et diversifiées. On peut les aborder en distinguant les contraintes normatives (section 1) des défaillances juridiques (section 2) notamment lors de l'examen au fond de la requête individuelle. Section 1 : Les contraintes normatives dans l'examen au fond de la requête individuelleLe Protocole du 19 janvier 2005 a élargi les compétences de la Cour de justice de la CEDEAO aux cas de violations des droits humains mais l'extension de la compétence rationae materiae ne s'est pas accompagnée d'une « charte » des droits de l'homme spécifique à la Communauté. A ce titre, la Cour de justice de la CEDEAO doit trancher des litiges relatifs à la violation des droits humains en se référant à des textes exogènes qui sont évidemment abondants (paragraphe 1). A l'opposé de la CJ CEDEAO, la Cour ADHP quant à elle dispose d'un arsenal juridique propre qui a d'ailleurs précédé sa création. Dans son office d'examiner les requêtes, elle s'appuie donc essentiellement sur des textes de référence internes (paragraphe 2), avec une extension notable à d'autres instruments pertinents. Paragraphe 1 : Le foisonnement des textes de référence du juge communautairePar essence, les droits de l'homme sont universels. L'Homme, parce qu'il est un être humain bénéficie de droits inaliénables et imprescriptibles qui ne peuvent être altérés. C'est pourquoi le temple de la Cour de justice ouest africaine n'est pas réfractaire à l'invocation de droits humains inscrits dans les instruments juridiques universels (A) ; qu'ils soient de portée générale ou à objet spécifique. Aussi, la Cour de justice communautaire se réfère-t-elle aux normes régionales africaines de protection des droits de l'homme (B) dans l'accomplissement de sa mission juridictionnelle. A. Une référence aux instruments juridiques universelsD'emblée, notons que la juridiction communautaire de la CEDEAO déroge à l'ontologie classique, qui se matérialise notamment par l'adoption de Convention devant être le texte de référence de la juridiction même si cette juridiction peut se référer aux instruments universels244(*). Elle s'appuie donc sur un corpus extrêmement large, une mosaïque de textes exogènes. Cela s'explique par le fait que les autorités communautaires n'ont envisagé que tardivement la question des droits fondamentaux et de leur protection. Cette apathie justifie sans doute l'absence d'un texte adopté par la CEDEAO relatif à la protection des droits de l'homme destiné à la pérennisation des droits fondamentaux dans l'ordre juridique communautaire. A l'orée, le tribunal de la CEDEAO créé en 1975 qui va devenir plus tard la Cour de justice de la Communauté après le traité de révision de Cotonou en 1993 était le garant de la réussite de l'intégration économique. Le Traité (lato sensu) constituait à cet égard la seule source de référence s'agissant de l'interprétation et de l'application des normes communautaires. Les droits de l'homme n'y figuraient pas encore. C'est pourquoi la Cour de justice de la CEDEAO dans son office travaille avec des instruments généraux tels que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948, les deux Pactes sur les droits Civils et Politiques de 1966. Au-delà des quolibets qu'on pourrait en porter sur ce schéma d'externalisation, force est de reconnaître que le souci majeur est d'entrebâiller les portes de la protection des droits de l'homme pour une action efficace. Après tout, comme l'affirme si bien Jules FERRY, all men are created equal245(*). Dans le nouveau paradigme posé par la CEDEAO, le requérant peut invoquer des instruments juridiques universels tels que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et les deux pactes pour arguer sur des cas de violations des droits humains. La généralité des textes et l'absence d'une définition précise et univoque de la notion des droits de l'homme sont une aubaine pour les citoyens d'Afrique de l'ouest, victimes de violations de droits de l'homme. Cette conception extensive des droits de l'homme246(*) est favorable aux saisissants. En effet, la DUDH, « universelle par son inspiration, par son expression, par son contenu, par son champ d'application, par son potentiel »247(*) proclamée le 10 décembre 1948 forme le portique du monument des droits de l'homme édifié par les Nations Unies. Les bienfaits de cet idéal commun se sont ruisselés dans presque toutes les contrées du monde. Il s'est donc agi de permettre aux ressortissants de l'espace communautaire de la CEDEAO de puiser dans ce trésor inépuisable pour une défense plus effective de leurs droits. Ce texte de portée universelle considéré par Bidegaray comme « le meilleur article d'exploitation de la pensée politique »248(*) des Etats de notre époque a ouvert une brèche dans laquelle presque tous les Etats se sont engouffrés pour rendre la société des hommes plus juste et plus généreuse. Il est considéré à juste titre comme le patrimoine commun, la Magna Carta de l'humanité. Les Etats ouest africains en faisant référence dans le préambule de leur constitution aux principes et droits de l'homme tels que définis par la DUDH lui confèrent valeur de droit positif249(*). Au chapitre de cette faculté offerte aux victimes, les requérants, faute d'une définition prétorienne par le juge communautaire et textuelle opérée par la CEDEAO, ne manquent pas de se situer dans la « généralité » pour faire constater que leur droit a été violé par un Etat membre de l'organisation. Le juge communautaire se pose de ce fait en véritable juge d'un droit universel. En outre, la Cour ne se réfère pas uniquement aux normes internationales à portée générale. Elle peut également être amenée à juger les violations par un Etat partie de tout autre instrument de protection des droits de l'homme, international ou africain, ratifié par celui-ci. La compétence de la Cour s'appuie donc sur un champ large d'instruments juridiques, permettant de compléter ces textes et d'en combler éventuellement les lacunes250(*). A cet égard, sans prétendre dresser une liste exhaustive des instruments pertinents, dont le respect pourrait être contrôlé par la CJ CEDEAO lorsqu'ils sont ratifiés par l'Etat partie concerné, nous pouvons énumérer notamment la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, adoptée le 18 décembre 1979 et entrée en vigueur le 3 septembre 1981. Cette convention a été passée au peigne fin dans une retentissante affaire mettant en cause la dame Koraou et la République du Niger251(*). Dans la même décision, le juge s'est référé à la convention relative à l'esclavage du 25 septembre 1926 et la convention supplémentaire relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage du 7 septembre 1956. On citera également dans cette optique la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, adoptée le 21 décembre 1965, entrée en vigueur le 4 janvier 1969 ; la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée le 10 décembre 1984, entrée en vigueur le 26 juin 1987252(*) ; la Convention relative aux droits de l'enfant, adoptée le 20 novembre 1989, entrée en vigueur le 2 septembre 1990. A la lumière de ce qui ce qui précède, on constate que la Cour de justice travaille avec une panoplie d'instruments juridiques pertinents eu égard aux droits qu'ils consacrent et à l'étendue de leur champ d'application. En plus de ces instruments, la Cour de justice communautaire se réfère aux normes régionales africaines de protection des droits de l'homme. * 242 BAKER DJOUMESSI KENFACK (S.), « L'application de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples par les juridictions sous-régionales : regards croisés sur les affaires Koraou C. République du Niger et Hissène Habré C. République du Sénégal devant la Cour de justice de la CEDEAO », Institut des relations internationales du Cameroun. * 243 EBOBRAH (S.), « L'application de la Charte africaine par les organisations africaines sous-régionales : des gains, des peines et le futur », Thème exposé en marge de la conférence 30 ans de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, Faculté de Droit, Université de Pretoria, 11 juillet 2011. * 244 Cette conception est inspirée du processus d'autonomisation et de développement des juridictions régionales et sous régionales. Pour plus de détail sur cette question, voir LARSEN (L. B.), « Le fait régional dans la juridictionnalisation du droit international », Colloque de Lille, SFDI, La juridictionnalisation du droit international, Pedone, 2003, pp.203-264. * 245 Jules FERRY dans des propos iniques affirment que « les droits de l'homme ne sont pas faits pour les Nègres » (cité par Edem KODJO,...Et demain L'Afrique, Stock 1985, p.168). Et Koffi Annan renchérit, oublie-t-il que « les droits de l'homme ne sont étrangers à aucune culture; ils appartiennent à tous les pays; ils sont universels », Kofi A. Annan, ancien Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies. Allocution prononcée à l'Université de Téhéran le 10 décembre 1997, à l'occasion de la Journée des droits de l'homme. * 246 Il s'agit notamment des droits civils et politiques, économiques, sociaux et culturels, droit des peuples. * 247 CASSIN (R.), « L'homme sujet de droit international et la protection universelle de l'homme », Mélanges Georges Scelle, La technique et les principes du droit public, L.G.D.J., 1950, T. 1, p. 77. * 248 BIDEGARAY (C.), « La définition constitutionnelle des droits et libertés en France » in FAVOREUX (L.) (dir.), Droit constitutionnel et Droits de l'Homme, Economica, 1987, p. 14-38. * 249Voir notamment le préambule de la Constitution béninoise du 11 décembre 1990. * 250 Un requérant peut ainsi saisir la Cour de justice communautaire en invoquant la violation des dispositions d'une convention ratifiée par l'Etat en cause qui garantit un éventail de droits plus étoffé que ceux visés dans ces instruments. * 251 Affaire Hadijatou Mani Koraou c/ Rép. Niger, 27 octobre 2008. * 252 Il faut noter que la CJ CEDEAO a fait référence à cette convention dans sa décision du 16 novembre 2010, dans l'affaire Musa Saidykhan, c. République de Gambie. |
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