Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
UNIVERSITE PIERRE MENDES FRANCE Institut d'Etudes Politiques de Grenoble Eric FARGES LES ETATS FACE AUX DROGUES Analyse de la transition des politiques publiques en matière de toxicomanie au modèle de la réduction des risques. Etude comparative entre la France et l'Italie. Année universitaire 2001-2002 Recherche sous la direction de M. Bouillaud « Il arrive quelquefois que la personnalité disparaisse et que l'objectivité, qui est le propre des poètes panthéistes, se développe en vous si anormalement, que la contemplation des objets extérieurs vous fait oublier votre propre existence, que vous vous confondez bientôt avec eux. Votre oeil se fixe sur un arbre harmonieux, courbé par le vent, dans quelques secondes ce qui ne serait que dans le cerveau d'un poète, qu'une comparaison fort naturelle deviendra dans le votre une réalité. Vous prêtez d'abord à l'arbre vos passions, votre désir ou mélancolie ; ses gémissements et ses oscillations deviennent les vôtres ; et bientôt vous êtes l'arbre. De même l'oiseau qui plane au fond de l'azur représente d'abord l'immortelle envie de planer au-dessus des choses humaines ; mais déjà vous et l'oiseau lui-même. Je vous suppose assis et fumant. Votre attention se reposera un peu trop longtemps sur les nuages bleuâtres qui s'exhalent de votre pipe. L'idée d'une évaporation lente, successive, éternelle s'emparera de votre esprit et vous appliquerez bientôt cette idée à vos propres pensées, à votre matière pensante » Baudelaire, Les Paradis artificiels Je tiens à remercier Marcello Guerra sans qui mon stage et l'écriture de cette recherche n'auraient pas été possibles. Je tiens également à remercier Eve pour son travail de recherche qui m'a été précieux. Je remercie tous ceux qui m'ont soutenu moralement et tout particuliérement Cristina pour sa grande patience. Je tiens à remercier ma mère, et mes « camarades » romains. Je souhaite remercier mon directeur de stage, M. Bouillaud pour ses conseils avisés. Enfin, j'exprime ma gratitude vis-à-vis des intervenants et des toxicomanes de Villa Maraini et notamment son directeur, Massimo Barra, à qui ce travail est dédié. S'il suscite des réflexions, des critiques alors son objectif sera en partie rempli. UNIVERSITE PIERRE MENDES FRANCE Institut d'Etudes Politiques de Grenoble Eric FARGES LES ETATS FACE AUX DROGUES Analyse de la transition des politiques publiques en matière de toxicomanie au modèle de la réduction des risques. Etude comparative entre la France et l'Italie. Année universitaire 2001-2002 Recherche sous la direction de M. Bouillaud SOMMAIRE PARTIE 1: DROGUES, TOXICOMANIE ET ACTION DES POUVOIRS PUBLICS 1 Les paradigmes de compréhension de la toxicomanie: de la drogue au consommateur 15 2 Les Etats face à la toxicomanie 64 PARTIE 2: LES POLITIQUES PUBLIQUES A L'EPREUVE DE LA REDUCTION DES RISQUES 1 Un nouveau modèle d'action publique 99 2 La mise en place de la réduction des risques : dispositif, résultats et limites 152 PARTIE 3: SOIGNER ET PREVENIR LA TOXICOMANIE 1 Pluralité et renouveau des conceptions du soin et de la prévention de la toxicomanie 227 2 Les réseaux thérapeutiques 312 R ome, gare de Termini. Il est 23h30 et le camper du centre Villa Maraini effectue sa permanence quotidienne devant le plus important point de passage de Rome. A cette heure tardive, de nombreuses personnes s'affairent sur la piazza del Cinquecento de façon frénétique. Peu de passants remarquent la présence du camion situé en face de la gare, beaucoup en ignorent la fonction, notamment les touristes. Les toxicomanes de Rome le connaissent en revanche très bien. Ils sont nombreux à s'y rendre chaque jour afin de pouvoir échanger des seringues ou tout simplement afin de discuter un peu avec un operatore de l'équipe de prévention. Ceux-ci appartiennent à la Fondazione Villa Maraini qui fut créée en 1976 par Massimo Barra. Elle fut conçue à l'origine comme une structure de soin pour toxicomanes selon le modèle des communautés thérapeutiques qui sont très répandues en Italie. Il s'agissait alors de porter jusqu'à l'état de sevrage les nombreux héroïnomanes qui fréquentent la capitale. Villa Maraini n'effectuait pas à l'époque des missions de prévention comme celle qui a lieu chaque soir devant Termini. Le bouleversement sanitaire lié à l'apparition de l'épidémie de VIH/Sida a cependant contraint Massimo Barra à envisager de nouveaux modes d'intervention. Il s'agissait de répondre alors aux nombreuses infections à VIH qui risquaient de décimer la population toxicomane de Rome. Les pouvoirs publics semblaient alors demeurer inertes et c'est par le biais des acteurs privés que le problème fut pris en charge. Cette transformation des pratiques n'est pas spécifique à Rome, ni à l'Italie, mais elle traduit un bouleversement du monde de la toxicomanie qui a progressivement eu lieu en Europe : le passage à la réduction des risques. Les Etats face aux drogues et à la toxicomanie L'attitude des Etats face aux drogues et à la toxicomanie est le résultat d'une longue histoire ponctuée de nombreux changements. La définition qui a été attribuée aux drogues témoigne de ce changement de représentations. En 1967, l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en donne une définition qui est encore en usage actuellement1(*) : une drogue est une substance naturelle ou artificielle en mesure de modifier la psychologie et l'activité mentale des êtres humains. Ces effets sont appelés « psychoactifs », d'où le nom de substances psychoactives. Cette définition assez sommaire a le mérite de mettre l'accent sur un même dénominateur commun à toutes les drogues : la capacité d'altérer les états de consciences et le système nerveux. Les textes législatifs se réfèrent en revanche au terme de « stupéfiants »2(*), en tant que produits ayant des effets de modification sur la conscience, et réserve le mot drogue à l'usage de matières premières végétales utilisées dans un but de plaisir ou thérapeutique3(*). Les stupéfiants ne regroupent cependant pas toutes les substances psychoactives : la nicotine ou l'alcool ne sont pas considérés par les Etats comme des stupéfiants bien que l'OMS les classifie comme drogues. La loi ne présente donc pas une définition précise des substances stupéfiantes ou psychotropes mais elle les identifie par une liste officielle des autorités administratives. Les premières politiques publiques furent construites sur l'idée d'endiguer les drogues, entendues comme stupéfiants, sans qu'une distinction soit opérée entre elles. Le terme de drogues ne se résume cependant pas à celui de substances psychoactives, il inclut une notion plus spécifique. En témoigne par exemple le fait que le café n'est pas classifié comme une drogue bien que la caféine ait des effets psychoactifs. Les drogues, telles qu'elles sont décrites dans le domaine de la toxicomanie et plus généralement médical, sont de façon plus spécifique « toutes les substances psychoactives prêtant à une consommation abusive et pouvant entraîner des manifestations de dépendance »4(*). La notion de dépendance est fondamentale, elle a permit d'apporter au cours des années soixante-dix une définition de la toxicomanie. Le « drogué » ou toxicomane est celui qui présente une dépendance aux substances psychoactives. Les politiques publiques ont pour objectif, dans cette perspective, de limiter les drogues les plus potentiellement addictives, telle que l'héroïne. Les dimensions sociales et politiques de la toxicomanie La définition de la toxicomanie comme état de dépendance est aujourd'hui remise en cause. Certains auteurs soutiennent l'idée d'une construction sociale de la toxicomanie. Bulow en Allemagne pose ainsi l'hypothèse que les préjugés des personnes engagés dans la toxicomanie, semblables à ceux de l'opinion commune, ont contribué à produire des toxicomanes et a fait obstacle à la formation d'une culture de la consommation régulée des drogues5(*). Cette dernière observation permet de souligner un fait jusque là ignoré : les drogues et la toxicomanie sont empreintes d'une forte dimension sociale. L'usage, mais plus encore l'abus, de drogues font l'objet d'une sévère condamnation de l'ensemble du corps social. Le drogué, comme le note Grazia Zuffa, défit un fondement de la culture occidentale : celui de la primauté de l'esprit sur le corps6(*). « L'être soi », le self-control, la propriété de soi sont constitutives de l'affirmation et de la reconnaissance de l'homme en groupe. Aller contre ces principes anthropologiques fondamentaux implique la mise au ban de la société. La toxicomanie apparaît dès lors davantage comme un mode de déviance social que comme un comportement pathologique de l'individu en soi. La répression des drogues peut-être entendue comme la forme politique de la condamnation morale qu'effectue la société en regard des usagers de drogues. Les politiques publiques en matière de toxicomanie ne sont pas dénuées d'enjeux politiques à l'échelle aussi bien locale, nationale, voire internationale comme le prouve l'appui des pouvoirs publics italiens à la politique anti-drogues américaine notamment par la loi Jervolino-Vassali en 1990, annoncée par le Président du Conseil Craxi en voyage aux Etats-Unis7(*). La remise en cause du modèle prohibitionniste Les politiques adoptées par les Etats face aux drogues sont demeurées pendant très longtemps uniquement fondées sur le principe du prohibitionnisme, c'est-à-dire de l'interdiction totale de tous les stupéfiants, du cannabis jusqu'à l'héroïne. La répression de l'usage et du trafic ont été des objectifs jugés beaucoup plus important que la prise en charge des usagers de drogues. Si les Etats ont accordé de nombreux crédits aux politiques publiques en matière de drogues au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix8(*), c'est presque uniquement en faveur de la répression. Pierre Kopp note dans ce sens que les pouvoirs publics français consacraient en 1997 4,5 milliards de francs à la répression contre seulement 0,7 milliards de francs au dispositif de prévention et de soins9(*). Ce modèle de politiques publiques va cependant être fortement ébranlé au cours des années quatre-vingt-dix. Alors qu'elles ont longtemps été sous-tendues pas le paradigme prohibitionniste et des représentations sociales associant la marginalité, l'héroïne et l'exclusion, les questions de drogues semblent s'inscrire aujourd'hui dans un paysage renouvelé dans les principaux pays européens10(*). La cause de cette transformation, c'est avant tout l'épidémie de VIH/Sida qui a eu lieu dès le début des années quatre-vingt et qui a considérablement affecté la population des toxicomanes par voie intraveineuse. Comme le note Monika Steffen, « pour les système de santé [et plus encore les dispositifs de prise en charge des toxicomanes] l'épidémie de Sida présentait un problème « mal structuré », ne correspondant pas aux modes d'intervention, cadres cognitifs et découpages institutionnels forgés antérieurement et appelant, de ce fait, des réajustements » 11(*). Un passage a alors eu lieu entre un modèle de politiques ciblées sur la « réduction de la demande », c'est-à-dire la pénalisation et la criminalisation de l'usage de substances, à un modèle de « réduction des risques ». La réduction des risques : une norme sanitaire ou socioculturelle ? La réduction des risques est aujourd'hui un principe reconnu de façon mondiale. Il s'agit cependant de s'interroger sur la définition qui en est donnée. Le premier objectif de cette politique était de limiter les risques d'infection à VIH encourus par les usagers de drogues par voie intraveineuse, mais le terme a cependant rapidement englobé l'idée d'une prise en charge sanitaire globale. La prévention se fonde alors sur une stratégie visant à réduire les risques sanitaires liés à la consommation. La méthode comporte deux volets12(*). Le premier consiste à éliminer la source directe de transmission virale : le partage de seringues, en fournissant aux toxicomanes des équipements d'injection sûrs. Le deuxième volet vise à substituer les prises de drogues par injection intraveineuse en administrant des médicaments sous contrôle médical. Ces traitements dits de « substitution » contournent ainsi les risques encourus par les toxicomanes. La réduction des risques peut alors être définie comme « une politique de santé publique visant à minimiser les effets néfastes que l'usage de drogues peut entraîner chez le consommateur »13(*). La mise en oeuvre de ces stratégies se heurte cependant aux politiques inspirées par la volonté d'éradiquer la toxicomanie. Les politiques répressives poussent les toxicomanes à se réfugier dans la clandestinité, où il est difficile pour les responsables des programmes de prévention, de les atteindre dans leurs interventions et de les prendre en charge médicalement. La politique de réduction des risques présente un double défi pour les pouvoirs publics et les intervenants de la toxicomanie14(*) : accepter, d'une part, l'usage des drogues illicites comme un fait social avec lequel il faut désormais compter et réserver, d'autre part, la répression aux acteurs du commerce illicite. Il s'agit de confirmer cette réorientation des priorités au sein même des politiques gouvernementales, à défaut de quoi il s'avère presque impossible pour les acteurs de terrain d'effectuer leur mission de prévention. Le principe de réduction des risques n'est dès lors plus assimilable à sa seule dimension sanitaire. Il est fortement empreint d'une dimension sociale. Il s'agirait de faire accepter l'usage de drogues comme un comportement non répréhensible. L'analyse des politiques publiques en matière de toxicomanie ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur la signification du principe de la réduction des risques. Quelle transition à la réduction des risques ? La mise en place d'une politique de réduction des risques a confronté les systèmes sanitaires à plusieurs défis structurels. Le plus significatif est peut-être la mise à l'épreuve de la gouvernance dans le secteur de la santé. L'efficacité des politiques de prévention dépendait étroitement de la capacité de coordination entre les acteurs professionnels, administratifs et professionnels, au delà des frontières sectorielles. Elles dépendaient par conséquent de l'existence d'un « groupe porteur d'un référentiel de santé publique »15(*) pouvant imposer une conception homogène aux différents interlocuteurs. Le rôle des pouvoirs publics, mais aussi l'attitude des professionnels de la toxicomanie, ont été déterminantes dans la mise en place des politiques de prévention des risques. Il s'agit selon une approche comparative de rendre compte de l'inégalité d'application d'un même principe en fonction des pays considérés. Les résultats des politiques menées ont été très hétérogènes en Europe : tandis qu'en 1999, la part des toxicomanes intraveineux parmi les cas de Sida déclarés était de 6,5% au Royaume-Uni et de 14,2% en Allemagne, elle atteignait 23,5% en France et 61,8% en Italie16(*). Ces écarts renvoient aux spécificités de chaque configuration nationale. Le passage des politiques publiques en matière de toxicomanie au principe de la réduction des risques doit être analysé selon une double problématique. Il s'agit de s'interroger, d'une part, sur la signification du principe de réduction des risques afin de déterminer quel sens en ont adopté les différents pays. La réduction des risques a t-elle été assimilée à un principe de sécurité sanitaire ou a t-elle été perçue comme une nouvelle considération socioculturelle de la place des drogues dans nos sociétés contemporaines ? Il est nécessaire, d'autre part, de confronter les applications qui ont été faites du principe de la réduction des risques et de délimiter les limites qui en résultent. Selon quels facteurs peut-on rendre compte des inégalités de mise en place de la réduction des risques ? Ces deux problèmes ne seront pas traités séparément puisqu'il s'agit de se questionner sur le lien possible entre la définition adoptée de la réduction des risques et les résultats qui en ont découlés. Il s'agit en définitive de déterminer si les écarts rencontrés dans les résultats de la réduction des risques ne renvoient pas aux différentes définitions qui peuvent en être données. La prépondérance de l'approche comparative Pour pouvoir répondre à cette problématique, il sera nécessaire d'adopter une approche comparative entre les différents pays européens. Les cas du Royaume-Uni, de l'Allemagne, des Pays-Bas et de la Suisse seront envisagés dans leur transition au principe de la réduction des risques. Deux pays feront en revanche, l'objet d'une attention particulière : la France et l'Italie. Outre une meilleure connaissance socio-institutionnelle17(*), cette comparaison se justifie par un ensemble de motifs. Tout d'abord, la France et l'Italie ont connu de fortes résistances au passage à la réduction des risques. La loi italienne de 1990 s'inscrivait à l'encontre de l'évolution générale en Europe en accordant une forte place à la répression des usages de drogues et à cette même date aucun programme d'échanges de seringues n'existaient en France, tandis que les Pays-Bas ont initié dès 1984 ces programmes et qu'en 1991 on recense plus de cents centres d'échange de seringues au Royaume-Uni. Les résistances des cas français et italien sont particulièrement flagrantes en ce qui concerne la mise en place des programmes de substitution qui ne seront développés qu'en 1993 en Italie et en 1995 en France. Ces oppositions sont par ailleurs à mettre en lien avec la catastrophe sanitaire, causée par l'épidémie de VIH/Sida, qui a eu lieu en France et en Italie, pays qui figurent parmi les pays les plus touchés d'Europe. Il s'agit par conséquent de rendre compte des difficultés à mettre en place le principe de la réduction des risques. Il est important à cet égard de souligner les lignes de clivages qui distinguent très nettement le modèle français et le modèle italien. Le dispositif français de prise en charge de la toxicomane se caractérise, comme il sera établi par la suite, par une forte autonomie vis-à-vis des pouvoirs publiques. Un système spécialisé se forme progressivement au cours des années soixante-dix et permet d'assurer une forte homogénéité des pratiques thérapeutiques mises en oeuvre. A l'inverse, le dispositif italien est fortement fragmenté et se caractérise par une pluralité d'acteurs publics et privés qui ne partagent aucune culture commune. Le système est, en outre, fortement décentralisé et l'Etat italien est réduit à une fonction de distributeur de crédits. C'est dans ce cadre commun et avec les spécificités annoncées de chaque pays que va être mise en place la stratégie de réduction des risques. Cette transition sera étudiée en trois temps : Il s'agira tout d'abord de porter une réflexion préliminaire sur la notion de drogue et de toxicomanie, d'un point de vue socio-historique mais également sociologique et épidémiologique, après quoi on étudiera comment les Etats européens ont fait face au problème jusqu'aux années quatre-vingt. Dans un second temps, on explicitera le concept de réduction des risques et ses implications théoriques et pratiques. Cette réflexion permettra ensuite de mettre en évidence comment la réduction des risques a été introduite dans les différents pays et quelles ont été ses conséquences et ses limites. Enfin, on adoptera le point de vue plus spécifique de la prise en charge de la toxicomanie pour souligner dans quelle mesure les instruments de la prévention et du soin ont été révolutionnés ces dernières années sous le poids de la réduction des risques. Partie 1 Drogues, toxicomanie et action des pouvoirs publics 1 Les paradigmes de compréhension de la toxicomanie: de la drogue au consommateurLa compréhension de l'action publique en matière de toxicomanies rend tout d'abord nécessaire un retour historique sur la notion de toxicomanie et sur la place que les drogues ont occupé au sein des sociétés. D'autant plus que l'usage de substances a toujours été dans l'histoire de l'humanité une préoccupation quotidienne. Leur statut a en revanche considérablement varié puisqu'elles désignaient auparavant des remèdes médicinaux ou bien des épices et des arômes. Le mot « drogue » avait jusqu'aux années cinquante une connotation assez positive18(*). Comment expliquer ce passage d'une société « libertaire » à une société « liberticide » ? 1.1 La naissance de la toxicomanie« Expansion de la conscience est le mot-clef. L'amélioration de la vie matérielle et les espoirs de mobilité sociale ouvrent l'espace des possibles. Levons donc toutes les barrières, y compris mentales ! Disciplines, hiérarchies, interdits qui encadrent l'individualité sont ébranlés. L'usage de drogues symbolise par la négative cet ébranlement » Alain Ehrenberg19(*) 1.1.1 Le développement historique des drogues1.1.1.1 Des premières civilisations à l'Europe moderneLa notion de drogue, entendue ici dans son acceptation la plus large, c'est-à-dire comme « substance pouvant altérer les états de conscience de l'homme », semble remonter aux premières civilisations humaines20(*). C'est ce dont témoignent, les premières références à l'utilisation d'opiacés qui remontent aux époques sumérienne et babylonienne (3000 avant J.C). L'usage d'opium, extrait du pavot, était très diffusé dans le bassin méditerranéen. Les Egyptiens l'utilisaient à la fois comme médicament et comme poison. Il est ensuite importé en Chine vers l'an 1000 où l'on avait recours dès le deuxième siècle à une poudre minérale composée d'un mélange de souffre, de quartz et d'améthyste. L'opium se développe en Europe durant le Moyen-âge, notamment comme médicament, sous l'influence de l'alchimiste Paralcese. L'usage de substances n'est pas un phénomène récent. Toutefois, ce n'est qu'au cours du 19ème siècle, consacré comme « le siècle des stupéfiants »21(*), qu'est apparu un usage hédonique de la drogue. Les conduites toxicomaniaques renvoient dès lors à une recherche de plaisir personnel et à un démarquage social22(*). La première cause de ce changement est le développement économique des subsances qui acquièrent le statut de marchandise. Les gouvernements européens sont à l'époque largement favorables, pour des motifs économiques, au commerce et à la diffusion des substances, et notamment de l'opium23(*). Au XIXe siècle une guerre s'engage entre l'Angleterre et la France face à la Chine dans le but d'imposer à l'Empire du Milieu son ouverture au commerce occidental et son importation de quantités croissantes d'opium produit et commercialisé par les européens. Les autorités chinoises en avaient prohibé la vente et l'usage pour protéger la population de plus en plus touchée par l'opiomanie. La « guerre de l'opium » contraint la Chine à ouvrir plusieurs ports francs au commerce européen. La France tirait, elle aussi, de substantiels bénéfices du commerce d'opium en Indochine. Le monopole du commerce était détenu par une Régie générale instituée en 1897. Ce commerce perdure près d'un demi-siècle. Les autorités réglementent en 1889 le commerce d'opium en Cochinchine, au Tonkin et en Annam. Le ministre des colonies interdit la vente d'opium le 3 octobre 1908, ce qui entraîne la quasi-disparition des fumeries. Mais le développement des stupéfiants passe avant tout par la découverte au cours du 19ème siècle des alcaloïdes, substances actives contenues dans les principaux stupéfiants naturels, simultanément à l'accélération rapide des progrès réalisés en chimie organique24(*). Certains chercheurs tentent de purifier l'opium dès le 18ème siècle. En 1803, un pharmacien parisien, Louis Charles Dersone isole un sel composé de morphine et de narcotine. Armand Seguin, chimiste des armées napoléoniennes esquisse une description de la morphine en 1804. La découverte officielle en revient pourtant à Friedrich William Sertürner, un jeune pharmacien de Westaphalie, qui identifie en 1805 le premier alcaloïde de l'opium, baptisé morphium (qui a pour origine étymologique la divinité grecque du sommeil, Morphée) en référence aux puissantes propriétés calmantes et analgésiques de la substance. Celle-ci n'a aucun effet par voie orale, mais elle est en revanche utilisée comme anesthésiant pendant la guerre de 1870 ou encore durant la guerre de Sécession américaine. Elle est alors injectée à l'aide de la seringue hypodermique mise au point en 1850 par le chirurgien lyonnais Charles-Gabriel Pravaz. Les médecins s'enthousiasment de façon exagérée pour ce médicament qui supprime instantanément la douleur25(*). Le chimiste Allemand Dreser synthétise une nouvelle substance encore plus puissante, l'héroïne, qui est mise sur le marché en tant que médicament en 1898. L'industrie pharmaceutique, à la recherche de nouveaux produits à commercialiser, soutient ces recherches. La compagnie Bayer, dont l'héroïne est une marque déposée, lance une compagne publicitaire en 1898 pour l'héroïne qui est présentée comme une médication « héroïque » de la tuberculose, « dépourvue de propriétés d'accoutumance, d'une manipulation très aisée, et par dessus tout, la seule capable de guérir les morphinomanes »26(*). La généralisation de sa prescription dans un grand nombre d'indications peu ou pas adaptées à ses propriétés pharmacologiques banalise son usage au début du vingtième siècle et fut à l'origine d'innombrables cas de toxicomanies. La cocaïne apparaît en Europe à la même époque. Elle est découverte par le chimiste allemand Albert Niemann en 1859 à partir des feuilles de coca rapportées du Pérou. Elle est décrite chimiquement par Wilhelm Lossen en 1862. La cocaïne est tout comme la morphine accueillie par le monde médical avec beaucoup d'enthousiasme. Elle est administrée comme traitement d'un grand nombre d'infections, comme désintoxiquant contre l'alcoolisme ou encore comme tonique (elle entre dans la formule du Coca-Cola). Freud préconise la cocaïne, dans un texte publié en 1884, dans les troubles les plus variés tels que l'indigestion, la cachexie et l'impuissance, mais surtout le morphinisme et l'alcoolisme27(*). Les médecins contribuèrent fortement à l'introduction et au développement des substances psychoactives en Europe. Celles ci sont perçues comme des remèdes miracles et sont prescrites comme traitement dans une multitude de pathologies. Au 19ème, l'opium constitue l'essentiel de la pharmacopée. Le Laudanum, mis au point par l'anglais Sydenham en 1660, est décrit par le docteur Bouchardat en 1849 comme le « médicament le plus employé en matière médicale » en France. Les utilisations qui en sont données semblent illimitées : « A petites doses, il produit un état de calme qui porte au sommeil ; à plus fortes doses, il agit d'abord comme un stimulant, en exaltant les fonctions intellectuelles [...] c'est l'agent le plus utile contre les névralgies [...] C'est aussi un très bon auxiliaire des antisyhilitiques [...] Il rend de grands services contre la bronchite et il est d'une incontestable utilité contre plusieurs maladies de l'appareil digestif »28(*). La considération sociale des drogues est dominée, du début du 19ème siècle jusqu'aux années 1840, par la règle du « désintérêt général »29(*). L'usage de drogues n'est pas stigmatisé et n'est pas encore perçu comme un fléau. L'attitude favorable du corps médical, qui prescrivait volontiers mais faisait également un usage privé des drogues, a fortement contribué à ce phénomène30(*). Parallèlement à l'utilisation médicale, un usage hédoniste des drogues apparaît. L'opiomanie se développe de façon importante à partir du 19ème siècle31(*). De nombreuses fumeries semi-clandestines se multiplient en France notamment après la colonisation de l'Indochine. L'opiophilie se développe dans les cercles artistiques et intellectuels, sous forme de la consommation d'opium fumable, et dans le milieu médical, sous forme d'opium ingéré. Lorsque la médecine généralisa le recours à la morphine par voie injectable, l'opophagie diminua, mais en rapport avec les conquêtes coloniales françaises et une certaine fascination pour l'Extrême-Orient, l'usage d'opium fumé se banalisa dans les milieux militaires et artistiques. La drogue est alors définie comme un moyen d'exploration de la conscience32(*). Plusieurs intellectuels mettent en avant l'importance des substances psychotropes en faveur de la créativité. On peut par exemple citer Les confessions d'un mangeur d'opium anglais, ouvrage de Thomas de Quincey traduit en français par Alfred de Musset33(*). Jaques Moreau, dit Moreau de Tours, éminent psychiatre, prescrivait à partir de 1842 du haschich à ses patients34(*). Il soutient dans l'ouvrage Du Haschich et de l'aliénation mentale. Etudes psychologiques publié en 1845 que, outre ses effets proprement thérapeutiques, le chanvre permet une « exploration en matière de pathologie mentale ». Moreau fréquenta le « club des haschichins », fondé par Théophile Gautier sur l'île Saint-Louis à Paris. Ce cercle d'initiés fut le rendez-vous du monde littéraire et artistique parisien durant la seconde moitié du 19ème siècle : Alexandre Dumas, Charles Baudelaire, Eugène Delacroix, Victor Hugo ou encore Gérard de Nerval figurèrent parmi ses habitués. Il s'agit pour eux d'ouvrir, à l'aide de l'usage de psychotropes, la porte de l'inconscient qui offre l'accès aux « paradis artificiels ». Les prises de haschich ou d'opium deviennent des stimulants qui permettent une initiation au voyage, un accroissement de conscience. L'usage hédoniste encore très restreint va cependant rapidement se développer et donner place à la toxicomanie. * 1 Piccone Stella Simonetta, Droghe e tossicodipendenza, Il Mulino, Bologne, 1999, p.7 * 2 La définition juridique de drogue telle qu'elle a été formulée au niveau international au sein de l'Organisation des Nations Unies est double. Un premier groupe de substances correspond aux stupéfiants qui sont soumis à la Convention unique de 1961 et qui sont hiérarchisés en quatre groupe selon leur dangerosité et leur intérêt médical tandis qu'un second ensemble de drogue est constitué par les psychotropes médicamenteux, soumis à la Convention de Vienne de 1971. Dussausaye Eve, Politiques publiques de soins en matière de toxicomanie. Une spécificité française, Grenoble, IEP de Grenoble, Mémoire sous la direction de Martine Kaluszynski et Jean-Charles Froment, p.6. * 3 Campedelli Massimo, Tossicodipendenza : punire un'allusione ?, op.cit, p.63. * 4 Denis Richard, Jean-Louis Sénon, Dictionnaire des drogues, des toxicomanies et des dépendances, Paris, Larousse, Coll. « Les référents », 1999, p.161. * 5 A. Bulow, « Kontrolliter Heroingenuss. Eine bishker kaum bekannte Konsumvariante«, in Kriminolosche Journal, XXI, n.2, 1989, p.20. * 6 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit., p.19. * 7 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit.,p.167 * 8 Une recherche a tenté de comparer les coûts des politiques publiques de trois pays (France, Etats-Unis et Pays-Bas) qui sont assez distinct : le coût public serait de 73 milliard de francs aux Etats-Unis (soit 1,3% du budget de l'Etat), 1,7 milliard aux Pays-Bas (0,32%) et 4,5 milliard en France (0,3%). ARMI (Association de recherche sur les marchés informels), Kopp P., Palle C., Vers l'analyse du coût des drogues illégales, Paris, OFDT, 1998, 80p. * 9 Pierre Kopp, L'économie de la drogue, Paris, La Découverte, 1997. * 10 Faugeron Claude, Kokoreff Michel, « Il n'y a pas de société sans drogues » : Un processus de normalisation ?, in Faugeron C., Kokoreff M., Société avec drogues. Enjeux et limites, Editions Erès, Ramonville Saint-Agne, 2002, pp.7-31. * 11 Steffen Monika, Les Etats face au Sida en Europe, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 2001, p.30. * 12 Steffen Monika, Les Etats face au Sida en Europe, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 2001, p.93. * 13 Conseil national du sida, Les risques liés aux usages de drogues comme enjeu de santé publique. Propositions pour une reformulation du cadre législatif, Rapport, avis et recommandations du Conseil national du sida, adoptés lors de la séance plénière du 21 juin 2001, responsable de la commission :Alain Molla, 163p. * 14 Steffen Monika, Les Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.94. * 15 Ibid., p.32. * 16 Cas de Sida déclarés, adultes, au 31 décembre 1999. Source : Centre européen pour la surveillance épidémiologique du Sida, Paris. * 17 Ce travail de recherche est rédigé comme conclusion d'un stage d'un an réalisé au sein d'une communauté thérapeutique italienne, Villa Maraini, dont il sera question par la suite. * 18 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit., p.7. * 19 Ehrenberg A., « Dépassement permanent », in Ehrenberg A., Mignon P., Drogues, politique et société, Paris, Ed. Descartes-Le Monde Editions, 1992. * 20 Christian Bachmann et Anne Coppel, La drogue dans le monde, hier et aujourd'hui, Paris, Albin Michel, coll. « Points actuels », 666.p * 21 Yann Bision, « l'évolution du contrôle de l'usage de stupéfiants »,in Usage de stupéfiants. Politiques européennes, Maria-Luisa Cesoni (dir.), Genève, Georg éditeur, 1996, pp.19-36. * 22 Morel, Alain. (dir)., Prévenir les toxicomanies, Paris : Dunod, 2000, Thérapie ; 2000, p.319. * 23 Morel, Alain. (dir)., ibid., p.9 * 24 Richard D., Pirot S., Senon J.L., « Les principales drogues » in Toxicomanies, Paris, Masson, 2000, pp.79-132. * 25 Kane critique dès 1880 l'usage incontrôlé de morphine: « Il n'y a pas de procédé en médecine, pas de méthode qui soulage plus rapidement et plus durablement la douleur, pas de programme thérapeutique qui ait été utilisé avec si peu de précautions, pas de découverte thérapeutique qui ait causé à l'humanité de dommages plus durables que l'injection de morphine ». Kane H., The hypodromic Injection of Morphia, New York, C.L. Birmingham, 1880. Cf. Morel, Alain. (dir)., Prévenir les toxicomanies, op.cit. * 26 Yann Bisiou, « l'évolution du contrôle de l'usage de stupéfiants », op.cit., p.22. * 27 Richard D., Senon J-L., Dictionnaire des drogues, des toxicomanies et des dépendances, Paris, Larousse, 1999, p.96. * 28 Bouchardat A., Nouveau Formulaire Magistral,1849, in Bachmann C., Coppel A., op.cit., p.40. * 29 Expression de Blum R.H., Society and drugs, Jossey Bass Publishers, San Francisco, Washington, Londres, 1974, cité in Bachmann C., Coppel A., op.cit., p.28. * 30 Un médecin de l'époque écrit alors : « Dans nos observations, nous avons trouvé des détails qui montrent combien est grande, en certains cas, la négligence de certains confrères. De recherches consciencieuses faites à ce sujet, il est résulté la conviction que les cas de morphinisme médical sont bien plus fréquents que les autres [...] Sur 55 morphinomanes de tous degrés, 37 ont eu pour origine de leur maladie, l'origine thérapeutique. Nos conclusions ont même été plus précises : sur ces 37 cas, l'origine thérapeutique a été 34 fois médicale, c'est-à-dire que la morphine a été ordonnée par le médecin 34 fois, et que son emploi a été absolmuent négligé et confié au malade lui-même, ce qui est une grande faute [...] Donc dans plus de trois-cinquièmes des cas, on doit incriminer l'action du médecin » Pichon G., Le Morphinisme, Paris, Douin, 1889. * 31 Richard D., Pirot S., Senon J.L., « Les principales drogues », art.cit., p.92. * 32 Angel P, Angel S., Valleur M., « Contexte, Drogues et Société », art.cit., p.12. * 33 Thomas de Quincey, Les confessions d'un mangeur d'opium anglais, Paris, Gallimard, 1990 (1 ère édition 1822). * 34 Angel P., Richard D., Valleur., « Contexte, Drogues et Société », in Toxicomanies, Paris, Masson, 2000, pp.9-55. |
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