L'Inde un enjeu cognitif et réflexif. Etude des voyageurs de l'Inde et des populations diasporiques indiennes( Télécharger le fichier original )par Anthony GOREAU Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 - DEA 2004 |
GOREAU ANTHONY L'INDE, UN ENJEU COGNITIF ET RÉFLEXIF -Étude des voyageurs de l'Inde et des populations diasporiques indiennes- DEA DYNAMIQUE DES MILIEUX ET SOCIÉTÉS Sous la direction de Monsieur SINGARAVELOU Juin 2004 UNIVERSITÉ MICHEL DE MONTAIGNE BORDEAUX III
ATTRACTION, RAYONNEMENT, ABSTRACTION ET APPROPRIATION : LE MYTHE DU « DROMOMANE » ET L'ANTIMONDE INDIEN. 18 A/ LE CHOC DE L'INDE, OU LA RECHERCHE D'UN EXOTISME. 21 a) L'imaginaire médiatique et touristique : 23 b) L'imaginaire des valeurs : 29 c) Imaginaire de l'expérience relatée : 33 B/ DIMENSION ANAGOGIQUE ET ALLEGORIQUE DE L'INDE. 46 1- L'HINDOUISME, LE CATALYSEUR DE L'AFFECT. 47 3) APPROPRIATION DES SYMBOLES DE L' « INDIANITÉ ». 56 c) L'hindouisme et ses « dérivés » : 59 C/ INTERSPATIALITE ET INTERCULTURATION. 60 2) QUEL(S) PROCESSUS DE TERRITORIALISATION ? 63 3) UNE TERRITORIALITÉ DE L'ENTRE DEUX. 67 TERRITORIALISATION ET EXTRA-TERRITORIALISATION, LE CAS DE LA DIASPORA INDIENNE. 69 A/ LE PROCESSUS DE MISE EN PLACE DE L'EXTRA-TERRITORIALITE. 73 1) MYTHIFICATION DE LA TERRE D'ORIGINE. 75 2) UNE MYSTIFICATION DE LA TERRE D'ORIGINE : LE CAS DES SIKHS DE FRANCE. 81 3) UNE IDENTITÉ À GÉOMÉTRIE VARIABLE : 85 B/ INTERCULTURATION OU SEGREGATION ? 89 1) UN TERRITOIRE DE L'ENTRE-SOI. 90 2) COSMOPOLIS OU CLAUSTROPOLIS ? 98 3) LA QUESTION DE L'INTÉGRATION : 102 C/ CONTINUITÉ TEMPORELLE ET SPATIALE ? 103 2) UNE COMMUNAUTÉ TRANSNATIONALE ? 107 3) UNE CONTINUITÉ POUR LES VOYAGEURS DE L'INDE. 109 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES ET SUPPORTS DOCUMENTAIRES. 114
INTRODUCTIONL'Inde est un grand film, et nous spectateurs occidentaux, venons tout y puiser : nos origines, nos raisons de fuir la réalité ou de retrouver une âme, l'aventure aussi et le mythe. Tandis que certains veulent y abandonner toutes leurs références occidentales, d'autres lorsqu'ils tentent d'en déchiffrer la réalité sociale se perdent dans la complexité d'un monde insaisissable, onirique, qui permet d'échafauder tous les systèmes. Et leurs visions, leurs perceptions sont parfois tout aussi fantasques que les délires des aventuriers, des routards de ces folles années 1970. L'espace indien ainsi représenté se charge de valeurs, il porte la marque des codes culturels, des idéologies propres aux groupes sociaux auxquels appartiennent les sujets dans la conscience desquels il surgit. La structure d'un territoire reflète la manière dont les groupes humains l'ont investi, modelé et se le représentent ; elle se fait aussi l'écho des divisions internes à la société. Toute perception se charge aussi d'un contenu social. Nous n'avons affaire qu'à des représentations du réel, plus ou moins déformées par les filtres individuels et sociaux. La matière des représentations se compose d'opinions, d'images, d'attitudes ou de préjugés dont les principes organisateurs appartiennent en commun à des ensembles plus ou moins cohérents d'individus. La culture, définie par Claval1(*) comme « l'ensemble des artefacts, des savoir-faire et des connaissances par lesquels les hommes médiatisent leur relation avec le milieu naturel », apparaît comme l'élément incontournable de ce mémoire, et en représente la clé d'entrée. L'espace indien est source inépuisable d'idées et d'images déformées par la culture, l'hexis des individus (les valeurs culturelles imprègnent nos représentations du monde et des autres). Problématique et méthodologie : Dans une démarche empruntée à la phénoménologie, c'est-à-dire comme l'a défini Husserl dans Les recherches logiques, attachée à l'étude des vécus de pensée et de connaissance, des structures de la conscience qui lui permettent de se rapporter aux objets extérieurs à elle ; il s'agit de comprendre à travers « l'acte de percevoir, par le moyen de sensations et à travers des filtres perceptifs qui tiennent aux organes des sens et aux cultures individuelles »2(*), concept éminemment géographique, ces territorialités qui se forment et se déforment au grès des distinctions sociales, des schèmes de pensée ; où la mobilité et l'imaginaire remettent en question la proximité et la contiguïté, essence même du territoire, et créent une nouvelle dimension à celui-ci empreint de représentations, de mythes et de symboles. Ancrée dans une géographie sociale pertinente qui affiche son penchant particulier pour ces « territorialités relationnelles, multidimensionnelles, qui projettent chaque acteur social dans le tourbillon confus des références géographiques »3(*), souvent obscures de son vécu, il est nécessaire de déterminer les dimensions de ces perceptions et représentations, en sachant qu'il est sûr qu'elles contribuent à un processus de construction territoriale d'ordre social. Toutefois, il est indispensable d'opérer une distinction entre les différentes structures de représentations et de perceptions de l'Inde, celles liées au voyage seront analysées au travers des itinéraires de l'imaginaire, des lieux et de leur référent, et celles liées aux migrants indiens installés en France au travers la dissémination des références identitaires et des « micro-territoires »4(*). Selon Airault5(*), « le voyage en Inde commence tôt, avec l'idée qu'on s'en fait, véhiculée par notre culture, ses clichés, ses légendes, ses mythes, mais aussi par notre enfance nourrie de contes et d'histoires merveilleuses. Ce fantasme s'étaye à l'adolescence de nos rencontres avec ceux qui en reviennent. Après, il y a soudain le choc, puis l'épreuve et, ensuite, l'éprouvé de l'Inde : des sensations nouvelles nous submergent, provoquant un séisme de l'intime [qui peut être à l'origine de ce syndrome indien]. Enfin, après le retour, nous prend la nostalgie de l'Inde ». Ces perceptions peuvent être appréhendées dans une dimension anagogique et allégorique justifiées par l'attirance de certains individus à l'hindouisme, à la philosophie indienne et aux symboles de l'indianité par exemple, rendant subséquemment l'affect, l'émotion, les clés pour approcher la modernité de ces interrelations, même si ces notions prennent une dimension sociétale plus prononcée. L'affect sert de biais permettant la transition avec l'altérité, l'extérieur mais surtout de modalité de résolution des oppositions entre la réalité et l'illusion, le virtuel et l'authentique, l'art et la culture. Mais aussi dans une dimension d'imaginaire et d'exotisme pour appréhender et incorporer un « ailleurs » souvent perçu comme menaçant (historiquement la motivation exotique a reposé sur un sentiment ambivalent d'attraction ou de répulsion, à propos de ce qui est loin ou différent). « C'est moins l'image exotique, banalement stéréotypée, qui, en soi, est attirante que l'idée de passage, induite par le rapport entre le monde terne et celui de la couleur »6(*). Ce qui compte, ce ne sont pas d'abord les caractéristiques d'un paysage exotique qui est souvent très schématique, mais le fait qu'il représente une altérité, une étrangeté ; qu'il offre le rêve d'une fuite possible, même dans l'utopie. Il est donc question d'appréhender le vécu des voyageurs Français de l'Inde, tel qu'il est, en ce qu'il est, par le jeu des rencontres qui donnent forme à l'expérience. Vécu qui comprend aussi celui du chercheur. Ce travail se cadre donc dans une géographie sensitive, subjective bien sûr, voire même impressionniste. Géographie empreinte de l'expérience, faisant appelle aux sens des voyages précédemment effectués en Inde (au cours des années 2002 et 2003). On notera que l'individu, le groupe, ou mieux le « chercheur », ne sont pas vierges, ils ont une histoire, née de l'accumulation des expériences et des perceptions antérieures, de l'apprentissage au sens large. Ces données ne sont jamais purement individuelles mais sociétales. Elles affectent la perception. Le traitement du sujet n'a donc aucune prétention de se rapprocher vers une quelconque objectivité, il est au contraire axé sur des observations précédentes plus ou moins justifiées, des ambiances, faisant appel aux sens et aux impressions. Ceci est particulièrement vrai pour le premier chapitre. Mais la démarche, la réflexion n'en sont pas moins rigoureuses et logiques. La démarche ici est déductive voire pour la deuxième partie hypothético-déductive, c'est-à-dire qu'elle consiste à tirer les conséquences logiques d'hypothèses de départ. Ainsi, le développement des deux chapitres fait foi de cet effort de conceptualisation et de théorisation. Voyageur est lourd de sens. Ce peut-être d'une part un voyage dans l'intime animé par des images, par des systèmes de signes médiatisant une relation de l'individu-acteur au monde, et par des passions. Dans ce cas précis, l'objet dont rêve le sujet baigne nécessairement dans une aura d'irréalité. C'est pourquoi cet « objet » possède immanquablement des caractères étranges d'un « non-objet » (« non-objet » dont il n'est naturellement pas question de jouir, ni de véritablement posséder). Un voyage génère aussi la possibilité d'un déplacement physique (déterminant une vérification des représentations par le vécu) d'autre part. Le terme voyageur de l'Inde s'applique aux Français de la métropole ; la population Française des DOM ET TOM n'est pas considérée ici car elle a fait l'objet de lourdes études précédentes. En effet, il est évident d'établir un lien entre l'Inde et la Réunion ou encore entre l'Inde et la Guadeloupe lorsque l'on songe au passé historique. La diaspora indienne s'y est essaimée, nous apercevons dès lors les mécanismes de la territorialité qui se dégagent à l'horizon. Mais ce lien devient moins palpable, plus abstrait et à la fois plus intéressant entre la France métropolitaine et l'Inde. Il se fait sous des formes diverses qui font appel à divers stimulus. Ce lien est un construit social, il a été inventé et réinventé au fur et à mesure des générations suscitant diverses réactions de la part des sujets. D'une Inde merveilleuse à une Inde où toutes les alternatives sont possibles, son pouvoir d'attraction et de séduction est multiple et il s'agira dans un premier temps de l'identifier. Ce rapport entre la France métropolitaine et l'Inde ne concerne que les populations qui exercent une fuite au travers le monde indien. Fuite qui peut revêtir la forme d'une pérégrination physique ou imaginaire, transcendant l'opposition sédentaire/nomade. Les termes du sujet n'ont pas été choisi au hasard, ni par effet de mode (il faut éviter de perpétuer une facilité de langage qui apparaît comme un abus, il n'y a pas une perception d'ailleurs pas plus qu'il n'y a d'Homme (au sens générique), mais des perceptions). La perception est différentielle, elle varie dans le temps pour un même individu ou pour un même groupe selon l'accumulation d'information (et de sa diffusion), selon l'âge (effet de génération, particulièrement pour les migrants indiens installés en France), selon l'acuité des sens et dépend notamment des intérêts qui sont liés à des pratiques et des valeurs plus ou moins conscientes. Les représentations de l'espace quant à elles induisent une intervention encore plus grande de la personnalité du sujet, que la simple perception, et porte d'ailleurs plus sur le contenu que sur les formes. Les représentations semblent inclure plus directement la notion d'espace : « si l'espace est le produit de la société c'est bien le comportement de celle-ci qui doit être connu ; et, si le comportement est davantage influencé par des perceptions a-spatiales, que par des perceptions de l'espace lui-même, on apprendra plus sur l'espace en analysant les premières »7(*). Le binôme perception/représentation détermine les enjeux cognitifs et réflexifs des rapports à l'Inde. Enjeux définissant d'une part des rapports à la fois passionnels, affectifs mais aussi rationnels organisant un réseau de significations, et des effets de retours sur soi d'autre part. Cette combinaison simultanée de deux couples (cognitif/affectif et perception/représentation) ne s'exerce pas d'une façon singulière, exclusive, sur les voyageurs de l'Inde ; les populations diasporiques d'origine indienne, du monde indien (en ce qui nous concerne, même si l'appellation indienne est attribuée à tous ceux qui sont originaires de l'ensemble subcontinental reliant la chaîne himalayenne à l'océan indien, les bouches de l'Indus à celles du Gange, celle-ci s'élargira à l'ensemble constitué par l'Union Indienne et du Sri Lanka) sont aussi concernées par ce phénomène qui génère construction et déconstruction. Ces deux ensembles humains ne s'opposent pas mais sont complémentaires : tous deux se caractérisent par des processus de construction territoriale ayant des référents identiques ; par des « géosymboles »8(*) (des symboles comme système fonctionnel mais aussi comme expérience psychique) similaires (car la source en est la même) mais réappropriés et réinterprétés selon la culture du groupe social. Ces processus de réappropriation et de réinterprétation sont les clés de voûte de notre démonstration. Ils interviennent à divers niveaux de l'analyse. Pour bien comprendre ces phénomènes, il est nécessaire pour les voyageurs de l'Inde, malgré un fond d'attraction commun, d'établir une distinction entre voyage physique et voyage mental (imaginaire). Au sein même de cette distinction, il faudra faire la part entre les voyageurs individuels souvent nommés de façon péjorative « routards » et les voyageurs en groupes qui fréquentent les circuits organisés. Car l'intensité des contacts entre les deux monde culturels ne sera pas du même ordre, et donc les processus de réinterprétation et de réappropriation divergeront aussi (particulièrement en intensité).
Voyageurs de l'Inde ou migrants Indiens sont vecteurs de transformations, de perturbations par leur seule présence, car ils transportent dans leur sillage l'altérité d'où émerge un métamorphisme de contact entre deux entités culturelles distinctes. Perturbations qui se matérialisent sous des formes diverses (nous le verrons au cours du développement). C'est pourquoi dans un but méthodologique, le développement est scindé en deux parties : l'une s'attache à décrire les processus de territorialisation concernant les voyageurs de l'Inde, l'autre à ceux qui s'expriment au travers des migrants Indiens. Mais, il ne faut pas y voir une opposition mais des prolongements. Prolongements visibles dans la mise en relief des deux versants d'une construction territoriale des voyageurs de l'Inde et des migrants Indiens installés en France métropolitaine. Celui du monde structuré et celui de ces territorialisations qui le structure. Le versant du monde structuré part de l'hypothèse que celui-ci est le reflet de cette construction car il se rapporte aux endroits dont parle l'individu, à des pôles mais aussi à des repères spatiaux et temporels sur lesquels l'individu se projette par le discours et qui spécifient chacun à leur manière certaines limites ou points d'ancrages dudit monde. Le versant des territorialisations quant à lui, doit être conçu comme le reflet dynamique de cette construction puisque l'argumentation du discours amène à concevoir l'interaction des énoncés entre-eux et à mettre en perspective le type de relation aux points d'ancrages (spatiaux et temporels). Pour comprendre l'expérience des « énoncés comme embrayeurs de la construction territoriale »9(*), nous avons choisi une méthode reposant à la fois sur l'expérience vécue, sur les sens mais aussi sur des entretiens. Au travers cette recherche, c'est toute une réflexion qui s'échafaude autour du lieu et du territoire ; où « le lieu est une condition de réalisation du territoire car il lui confère une image et des points d'ancrage de son enracinement mémoriel ; il l'est aussi parce qu'il permet au groupe qui territorialise d'avoir une existence collective et une mise en scène. Mais plus encore, le lieu symbolique participe de la structuration du territoire. Il fait le lien entre un espace géographique structuré par les principes de contiguïté et de connexité et un monde symbolique construit à l'aide de synecdoques et de métaphores »10(*). Dès lors, on comprend la place privilégiée aux populations diasporiques dans cette étude, où les migrants Indiens ou d'origine indienne vivant en France mais conservant des liens affectifs et matériels avec leur pays d'origine contribuent à un double processus : une reterritorialisation gravitant autour de hauts lieux (où les liens communautaires, les marqueurs territoriaux et la mémoire du territoire d'origine sont autant de ciment à la reproduction de l'identité) et à une extra territorialisation de l'altérité. Vers une accélération des pôles structurants et points d'ancrages de la territorialisation : Dans cette focalisation sur les lieux et les territoires, la mondialisation intervient non pas comme un processus tirant vers l'uniformisation et l'homogénéisation ; vers une certaine mondialité reposant dans un bain d'isotropie ; mais au contraire est élément de fractures, de discontinuités, cette dernière prenant substance et vigueur non pas de l'assimilation et de l'effacement diffus des sociétés humaines dans des « non-lieux »11(*), mais des localités et des territorialités quelles qu'elles soit. La mondialisation crée une accentuation de l'ambivalence du lien territoriale et s'enferme dans une double dialectique (ouverture/fermeture induisant celle du global/local et, mobilité/sédentarité). La mondialisation permet en outre une redéfinition du territoire qui nous est au combien utile dans cette problématique ; l'internationalisation, la globalisation permettent de transcender l'acception territoriale fondée sur une « idéologie géographique »12(*) (penser territoire implique par métonymie, une portion de l'espace, une plage cartographiable, à l'intérieur de limites précises) pour aboutir à la substitution d'une territorialisation régionalisée par une territorialisation temporalisée (celle-ci étant permise par les nouveaux moyens de communication produisant l'augmentation de l'intensité de la diffusion de l'information). « Le territoire ne se définit pas par un principe matériel d'appropriation, mais par un principe culturel d'identification, ou si l'on préfère d'appartenance »13(*). L'hypothèse ici sous-jacente est que nulle territorialité n'existe en dehors du groupe social, et ce n'est pas le territoire qui fonde le groupe mais l'inverse, car quels que soient les déterminants concrets, le lien social s'y immisce. Hypothèse qui peut se révéler très discutable principalement à la vue des processus de territorialisation qui s'exercent notamment au sein de dynamiques ségrégationnistes (par exemple, les township sud-africain crées de toute pièce par l'apartheid sont pourtant devenus des lieux d'identification, d'appropriation et d'appartenance), mais qui apparaît pertinente dans notre cas. La mondialisation produit une redéfinition sensorielle des lieux. La confrontation de la culture occidentale facilitée par une redéfinition « systémique de la distance euclidienne »14(*) et par les NTIC (technologies de l'information et des communications) avec les hauts lieux indiens, produit une appropriation qui elle-même crée un basculement de sens souvent inverse à celui donné par la population indienne (ce processus de réappropriation s'illustre notamment à Gokarna, Bénarès/Varanasi, c'est-à-dire dans les lieux de condensation des valeurs liées à l'hindouisme, mais ils ne sont pas les seuls). Les NTIC et la révolution des transports conduisent aussi à l'indépendance de l'espace par rapport au temps, et créent une accélération et une intensification des liens entre la France et l'Inde, utiles à la fois aux voyageurs de l'Inde et aux migrants Indiens.
L'économie sociale et le développement local sont souvent mis en exergue comme étant la face cachée de la mondialisation. Même si ces concepts paraissent de prime abord éloignés de notre sujet, les ponts que l'on peut entrevoir avec les migrants Indiens sont pourtant faciles à expliciter. L'ensemble de l'économie sociale est fille de la nécessité (cette dernière générant des mouvements coopératifs, associatifs ou encore mutualistes), mais aussi fille d'une identité collective : faite d'initiatives économiques lancées sous la pression de besoins cruciaux, l'économie sociale est aussi portée par une communauté de destin forgée par des facteurs d'ordre culturel (de langue, de religion, de territoire...). Enfin, elle est inscrite dans la dynamique de mouvements intellectuels et sociaux porteurs d'une visée de transformation de la société entière. En cela, la diaspora indienne, loin d'être un ensemble figé, rigide, représente un contre poids, une résistance à cette mondialisation par les rugosités, les résonances qu'elle génère. Il est évident que l'on ne peut faire abstraction de la globalisation (particulièrement pour les populations diasporiques), mais les rapports à la mondialité de la diaspora indienne se forgent sur une dissidence à mi-mot ; la communauté servant de pivot à l'expression de solidarités solides (sous formes de coopérations, d'associations, de mouvements mutualistes) combinant des dimensions marchandes et non marchandes au sein d'activités productives traversées par une perspective d'économie sociale. La diaspora indienne apparaissant alors comme le creuset d'un possible renouvellement de l'économie sociale au Nord, en France. Par delà cette hypothèse, c'est toute l'opposition entre société d'individus et communauté qui revient à l'ordre du jour faisant ressurgir la question des solidarités. Si pour les voyageurs de l'Inde, il s'esquisse de nouveaux types de liens sociaux qualifiés de « réflexifs »15(*) (après ce que l'on a pu identifier comme solidarité mécanique et organique, il apparaît une troisième solidarité dite réflexive), il en est tout autrement pour les migrants Indiens. Pour donner plus de corps à la démonstration et dans un souci d'exemplarité, une étude de terrain dans l'agglomération parisienne a été mené pour illustrer ces divers processus. Etude qui s'est attaché à mettre au jour les pôles structurant de la mise en place d'une construction territoriale en France par les migrants indiens. Les critères retenus pour délimiter cette aire de recherche ont été la concentration à la fois commerciale, mais aussi communautaire (ici la population tamoule originaire de Sri Lanka). Recherche d'abord effectuée à l'aide de l'outil Internet, débouchant sur un bornage précis. Il s'agira alors de démonter l'existence de liens communautaires et la création d'une extra-territorialisation (ou territorialisation hors de la terre d'origine) par le marquage de l'espace public (dissémination de signes identitaires tamouls) générant une certaine privatisation de l'espace public, au mieux de l'espace commun (agencement qui permet la coprésence des acteurs sociaux sortis de leur cadre domestique) ainsi que des tensions avec la population non tamoule. Le périmètre d'étude est celui du quartier de la Chapelle. Quartier ici n'a pas une valeur administrative mais un sens d'espace vécu via des représentations intégratrices engagées dans l'action qui font « tenir ensemble ». Ce quartier est celui d'une minorité majoritaire (les Tamouls) ; il est à cheval entre les 10ème et 18ème arrondissements et inclut une partie du boulevard de la Chapelle, la rue du Faubourg-Saint-Denis jusqu'à la gare du Nord, complétées par les rues Perdonnet, Cail et Philippe de Girard (voir plan en annexes). A l'opposé, les mobilités (réelles mais aussi issues d'un processus mental) entre un ici et un ailleurs motivées par l'imaginaire, le mythe ou encore la quête d'un idéal, redéfinissent le rapport à la mondialité des populations d'origine française en voulant puiser dans le sous-continent indien des éléments d'une utopie, d'une idéologie pour élaborer des champs d'investigations nouveaux à une modernité oppressante. L'ici est empreint des vécus, des pratiques et des usages circonscrits dans une monotonie, tandis que son versus, l'ailleurs est un espace représenté, mythifié, imaginé c'est-à-dire propice à toutes les lubies de notre esprit. L'ailleurs est d'autant plus important qu'il est véhiculé par différents moteurs de la mondialisation, la société française devenant une démocratie d'émotions liée à une révolution informationnelle (se distinguant nettement d'une société standardisée prenant pied dans la modernité et la révolution industrielle). Diaspora indienne et voyageurs mobiles, ou non, se complètent : l'une réinvente la modernité et les autres transportent avec eux la postmodernité. Travailler sur les notions d'ici et d'ailleurs est indispensable en géographie car cela permet de nous interroger sur la relation des sociétés à l'espace.
Ces deux ensembles d'individualités se rassemblent autour d'un point commun, au travers leur perception, et leur représentation ; ils alimentent la formation d'un espace de l'entre-deux, entre rêve et réalité, entre un ici et un ailleurs, entre un dedans et un dehors, dont la formation (acte de fondement) repose sur des symboles, des mythes, des passions, des images. Espace d'entre-deux, interface qui laisse à l'individu, au sujet, la possibilité d'exercer une fuite en avant face à la réalité matérielle (aux conditions d'existence), au mouvement d'attraction de la mondialisation. Dans le même temps ces entités sociétales ne s'expriment pas en dehors de la mondialisation. Au contraire, la matérialité de cette espace de l'entre-deux est facilitée par l'augmentation des mobilités et par la propagation des NTIC. Celles-ci favorisent l'ubiquité, l'instantanéité participant de facto à introduire plus de « mondialité » dans chacune de nos actions. Identité et territoire, deux processus différents :Certains diront que identité et territoires sont indubitablement liés, consubstantiels. Mais là encore, la mondialisation (dans sa phase actuelle d'accélération des mobilités et des échanges culturels) introduit une nouveauté. « Nous vivons dans un monde où les gens ne savent plus toujours ce qu'ils sont, mais où les facilités de communication et de déplacement multiplient les points de références où ils peuvent s'accrocher »16(*). Les valeurs naguères dominantes sont érodées, mais il y a hésitation sur celles qui pourraient leur être substituées. Les voies que peuvent suivre la reconstruction des identités sont donc multiples. La multiplication des déplacements et la rapidité des communications ont cependant des effets incontestables sur les sentiments identitaires. L'identité implique des référents sans lesquels elle ne pourrait être définie ; le récit identitaire reconstruit quatre piliers de l'expérience humaine : le temps, l'espace, la culture et les systèmes de croyance. Ces référents étant ponctuels, la territorialité s'exprime alors plus en terme de polarité que d'étendue. Ainsi l'essence de cette interspatialité entre l'Inde et la France, entre l'ici et l'ailleurs, fil directeur de notre recherche, s'épanouit dans la localité. Localité qui sert de base, de support au déploiement d'une territorialisation complexe faite d'allers et retours. La transformation contemporaine des sentiments d'identité a des répercussions sur la territorialité ; elle entraîne une réaffirmation appuyée des formes symboliques d'identification et en ce qui nous concerne un double processus de construction territoriale. Les voyageurs puisent dans le monde Indien, dans l'ailleurs des éléments constitutifs d'une nouvelle identité, ou tout au moins voulu en tant que telle. Ce mouvement d'appropriation de l'altérité s'inscrit dans une nouvelle transition culturelle où la « consommation culturelle » (rendue de plus en plus efficace par les outils et moyens de propagation de la mondialisation) détermine l'émergence de nouvelles formes de sentiments identitaires qui s'enchevêtrent dans une territorialisation. L'appropriation cognitive de l'ailleurs, redéfinie au travers des filtres perceptifs de l'individu, génère une intériorisation de l'extériorité. Ce phénomène est alors inverse dans le cas des populations diasporiques indiennes. L'ouverture de la société conçoit la multiplication des contacts avec l'Autre, et montre la complexité et la diversité culturelle de celui-ci. Cette confrontation élargie conduit à des attitudes diverses, parfois défensives17(*) dans le cadre des représentants de la diaspora indienne : l'affirmation identitaire devient explicite (affirmation identitaire qui ne s'exprime pas dans une structure rigide mais dans une extériorisation de l'intériorité), mais débouchant le plus souvent sur une « interculturation » recherchée pour les voyageurs de l'Inde.
Le chapitre premier aura comme objectif d'expliciter les fondements de l'attirance ou de la répulsion des voyageurs français pour l'Inde. Sentiments ou émotions extraits à la fois de l'imaginaire indien (exotisme, utopie), des représentations et des perceptions, où l'hindouisme, les philosophies indiennes et l'authenticité sont souvent les médiateurs des relations entre la France et l'Inde. Médiateurs souvent réinterprétés et réappropriés à l'origine de syncrétisme à la fois musicaux, cultuels et plus généralement sociaux. Le chapitre deux se focalisera sur la diaspora indienne et sur ses formes de territorialités. Le développement n'est pas ici tourné sur une dimension historique ou sur un exercice d'épistémologie ou sémantique s'exerçant à trouver une définition au terme de diaspora, mais s'attachera à élucider les liens qui s'établissent entre la communauté diasporique et l'Inde. « L'idée diasporique permet de dépasser le simplisme de certaines oppositions (continuité/rupture, centre/périphérie) pour penser le complexe, c'est-à-dire la coprésence du Même et de l'Autre, du local et du global »18(*). Pour plus de clarté, le terme de diaspora aura ici pour principe de signification celui d'un statut que l'on accorderait aux ressortissants indiens ou d'origine indienne installés en France. Statut qui permettrait de « postuler l'existence d'une communauté dont le nom est diaspora et qui représente à la fois la conscience commune de l'absence physique de la patrie et de sa présence symbolique. Il [le statut] permet d'englober les diasporas dans un seul et même cadre significatif, indépendamment de leurs différences sociales, économiques, politiques, culturelles, etc. La diaspora existe, toute chose égale par ailleurs »19(*). Idéal type à la manière de Weber, mais soumis à plusieurs discriminants : l'illusion de la communauté, l'illusion de la continuité, la dimension de l'identification, la dimension de la différenciation et la dimension de l'historicité. Le but est ici d'analyser les fondements d'une extra-territorialité faite d'allers et de retours entre ici et là bas et entre le passé et l'avenir. * 1 Claval, P. Géographie culturelle. France, Paris : Ed. Armand Colin, collection U, 2003, 287p. * 2 Brunet, R ; Ferras, R ; Théry, H. Les mots de la géographie. France, Paris : Ed. Reclus - La Documentation Française, 1992, 518p. * 3 Di Méo, G. Géographie sociale et territoires. France, Paris : Ed. Nathan université, 1998, 317p. * 4 Bruneau, M. Diasporas et espaces transnationaux. France, Paris : Ed. Economica, collection Anthropos, 2004, 249p. * 5 Airault, R. Fous de l'Inde. Délires d'occidentaux et sentiment océanique. France, Paris : Ed. Payot & Rivages, 2002, 240p. * 6 Amirou, Rachid. Imaginaire touristique et sociabilités du voyage. France, Paris : Ed. PUF, La sociologie, 1995, 281p. * 7 Brunet, R. Espace, perception et comportement. In : L'espace géographique, Num3, France, Montpellier : Ed. Doin, 1974, p189-204. * 8 Bonnemaison, J ; Cambrezy, L. Le lien territorial. Entre frontières et identité. In : Territoire, Géographie et cultures, Num20, France, Paris : Ed. L'Harmattan, 1996, p7-19. * 9 Bonnemaison, J ; Cambrezy, L. Le lien territorial. Entre frontières et identité. In : Territoire, Géographie et cultures, Num20, France, Paris : Ed. L'Harmattan, 1996, p7-19. * 10 Debarbieux, B. Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique. In : L'espace géographique, Num2, France, Montpellier : Ed. Belin-Reclus, 1995, p97-112. * 11 Augé, M. Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité. France, Paris : Ed. Le Seuil, 1992. * 12 Bonnemaison, J ; Cambrezy, L. Le lien territorial. Entre frontières et identité. In : Territoire, Géographie et cultures, Num20, France, Paris : Ed. L'Harmattan, 1996, p7-19. * 13Ibid. * 14 La mondialisation repose notamment sur une survalorisation des différentiels géographiques et sur des réseaux logistiques où la distance euclidienne devient une distance en terme de système. * 15 Giddens, A. Les conséquences de la modernité. France, Paris : Ed. L'Harmattan, 1994. * 16 Claval, P. Le territoire dans la transition à la postmodernité. In : Territoire, Géographie et cultures, Num20, France, Paris : Ed. L'Harmattan, 1996, p93-111. * 17 Cet adjectif qualificatif n'est pas employé ici dans un sens péjoratif. * 18Dufoix, S. Les diasporas. France, Paris : Ed. PUF, collection Que sais-je ? 2003, 127p. * 19 Ibid |
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