L'Inde un enjeu cognitif et réflexif. Etude des voyageurs de l'Inde et des populations diasporiques indiennes( Télécharger le fichier original )par Anthony GOREAU Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 - DEA 2004 |
b) L'imaginaire des valeurs :Dans les relations triangulaires de l'image (figure 1) l'imaginaire des valeurs à l'inverse de l'imaginaire médiatique provient de l'individu. Ici ce n'est pas le groupe social qui produit les images mais l'individu. Il ne s'agit pas des valeurs formalisées par les normes, l'ethos, orientant les comportements d'une société ou d'un groupe social. Les valeurs supposées et admises ici, couvrent des images d'un modèle de vie susceptible d'apporter des réponses à un Occident en quête de manque ou de perfectibilité. Les valeurs touchent à un idéal, à une utopie, au besoin d'imaginer de nouvelles perspectives sociales ne relevant pas de l'aliénation mais procédant d'une conscience réflexive de l'Homme. Utopie qui concerne la volonté de transcender l'être-là humain, le quotidien vécu. Cependant, l'idéologie est une conscience dont la fonction est conservatrice, alors que celle de l'utopie est révolutionnaire. L'une et l'autre sont des fausses consciences, de pures évasions hors des sociétés vivantes. L'utopie répond à une métaphysique de l'évasion, à une fuite de l'ennui reposant sur l'ambivalence idéal/paradoxe. Idéal, suscité par les utopies communautaires, les sagesses orientales, la volonté individuelle d'échapper à la « radicalisation de la modernité »31(*) et de recréer un espace d'interaction sociale, un maillage de lieux anthropologiques. Idéal qui se conforte par la recherche d'une alternative, d'une rupture de l'Occident et de l'omnipotence du marché ; idéal fondé sur le lien social, la collectivité à l'instar des kibboutz israéliens. Les valeurs individuelles se retrouvent autour de la proximité, de la coprésence, et de la contiguïté non pas physique mais sociale ; une sorte de « proxémie »32(*) partagée, c'est-à-dire l'ensemble des observations et théories concernant l'usage que l'homme fait de l'espace en tant que produit culturel (c'est un dépassement de la proximité : l'espace n'est pas une donnée neutre, un simple contenant de pratiques fonctionnelles, mais un construit culturel et relationnel, la dimension cachée exprime des habitudes intériorisées non objectivables. L'analyse des données infra culturelles permettant de repérer des niveaux d'organisations territoriales). L'adhésion à ses valeurs, pourtant à la base individuelles, génère la formation d'une solidarité sociale qui se double d'une construction territoriale ; l'idéal, l'illusion devenant une réalité tangible : les ashrams et Auroville peuvent en être quelques-unes des illustrations. En effet, vers la fin des années 1960 (1968 plus précisément), des occidentaux sont pris par la volonté de créer une « cité idéale » : Auroville (se situant à dix kilomètres au nord de Pondichéry). Il s'agit d'une cité qui se veut universelle où hommes et femmes de tous pays doivent pouvoir vivre en harmonie progressive au dessus de toute croyance, de toute politique et de toute nationalité. Ce projet, louable au départ, est vite devenu subversif, se rapprochant plus d'une secte (selon les indiens) que de l'expression d'une volonté oecuménique : le contraste entre occidentaux blancs (de toutes nationalités mais particulièrement européens) et paysans tamouls accomplissant les travaux de construction et les tâches besogneuses est saisissant. Architecturalement, cette « ville » devait se concrétiser sous la forme d'une galaxie : un point au centre représentant l'unité (le Matrimandir, une boule sphérique et lieu de méditation), un premier cercle pour la création et des pétales pour symboliser le pouvoir de l'expression. Photo 3 : Le Matrimandir d'Auroville (noter l'attachement à l'origine étymologique latine aurum : or). (c) A, Goreau, février 2002. Ajoutons dans cette quête d'un idéal, les ashrams c'est-à-dire des unités de réflexion philosophique et spirituelle (ashram signifie « travail sur soi »). La philosophie est à la fois manière de vivre, manière de voir le monde, manière d'approcher le divin, grâce à la méditation collective et à la pratique du yoga. Par exemple l'ashram de Sri Aurobindo à Pondichéry ; celui-ci a été crée par un indien Bengali (donc interdit aux tamouls), Aurobindo rejoint par une française Mirra Alfassa (anciennement Mirra Richard) dit la « Mère » au début du XX siècle. D'une oeuvre essentiellement spirituelle, affabulatrice, l'ashram est aujourd'hui une entreprise capitaliste recevant de multiples dons d'occidentaux, particulièrement français, partageant les mêmes valeurs. Entreprise, mais aussi gros propriétaire qui gère des fermes, surveille des laboratoires, fait tourner des usines et administre une clinique, imprime, publie, expédie par sa propre poste. Ainsi le paradoxe n'est jamais loin entre un idéal et son penchant fallacieux. Ashram ou Auroville sont des figures modernes d'auto gestion, du mythe de « phalanstère » (selon Fourier, la société idéale devrait être divisée en phalanges de coopération, ou communautés, chacune étant constituée d'environ 1 600 personnes qui vivraient dans le phalanstère, grand bâtiment communal situé au centre d'une zone agricole. Un système de règles complexes réglementerait la vie à l'intérieur de chaque phalange. En vertu de ce règlement, l'affectation du travail est fonction du talent de chacun. La propriété privée pourrait subsister, mais un mélange des riches et des pauvres devrait faire disparaître la hiérarchie sociale. La richesse communale du phalanstère subviendrait généreusement aux besoins élémentaires de ses membres. Le mariage, au sens courant, devrait être aboli et remplacé par un système complexe réglementant le comportement social de ceux qui mèneraient une vie commune). L'Inde dans la continuité du courant soixante-huitard et hippy serait l'issue d'une société marchande, arrivée à la cinquième étape de Rostow : le consumérisme. L'Inde est la figure du moyen de s'extirper d'une société matérialiste, rationnelle. Alternative reposant sur une plus grande spiritualité dans la lignée des écrits des romantiques mais aussi sur un différentiel important en termes de pouvoir d'achats et des substances illicites abondantes et peu chères, faisant de Goa (et de Katmandou au Népal) des hauts lieux de cette illusion). La filmographie aussi est chargée de ce sens, de cette quête de l'idéal, de cette ontologie indienne, à l'instar de « nocturne indien » d'Alain Corneau (d'après le roman d'Antonio Tabucchi) réalisé en 1989, qui nous évoque la recherche de soi dans l'altérité, la multiplication des réalités et l'illusion de l'apparence. Paradoxe, entre cette quête de quelque chose plus authentique, de plus « vrai », un mode de vie plus proche de ses racines (des roots), qui se fait l'écho d'un certain retour aux sources, « l'image de l'Inde s'ancre donc dans l'inconscient collectif en une alternance de volupté et de sauvagerie dans un contexte de besoin de régénération de l'Occident »33(*) et des intérêts plus fallacieux. Que reste-t-il du psychédélisme, de ces utopies ? L'Inde ne fascine plus depuis qu'on l'associe au tiers-monde, à un pays sous-développé (par opposition à l'Eden). Par l'intermédiaire des cinéastes que cela soit dans La cité de la joie34(*) ou dans Salaam Bombay35(*) par exemple, les bidonvilles de Calcutta ou « les gosses des rues » de Bombay fournissent aux français les sentiments d'horreur, d'effroi et de pitié (qui contrastent aisément de celles véhiculées dans l'épisode Octopussy de James Bond ayant pour toile de fond le Lake palace hotel d'Udaipur). Paradoxe aussi car derrière ces utopies se cachent souvent des velléités mercantiles, capitalistes, d'accumulation et d'homogénéisation. Derrière cette volonté d'aller en Inde soit par un déplacement physique ou dans l'imaginaire, l'individu veut s'extirper du keynésianisme, du fordisme, du « corbuséisme », de la collectivité, de la raison, c'est-à-dire de tous les fleurons de la modernité. Mais l'individuation plonge l'Inde dans le matériel, dans le « non-lieu » au sens que lui donne Marc Augé. Cette ambivalence idéal/paradoxe de l'imaginaire des valeurs participe pleinement à donner vie au mythe du voyage. * 31 Giddens, A. Les conséquences de la modernité. France, Paris : Ed. L'Harmattan, 1994. * 32 Hall, E-T. La dimension cachée. France, Paris : Ed : Seuil (pour la traduction française), 1971, 254p. * 33 Champion, c. L'imaginaire tropical: le paysage indien dans les romans populaires français, 1860-1920. In : Weinberger-Thomas, C (dir.). L'Inde et l'imaginaire. France, Paris : Ed. EHESS, collection « Purusartha », 1988, p91-123. * 34 Film Franco-anglais de Roland Joffé (1992), adapté du livre de Dominique Lapierre. * 35 Film Franco-indien (1988) de Mira Nair, interprété par des enfants des rues de Bombay. |
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