L'Inde un enjeu cognitif et réflexif. Etude des voyageurs de l'Inde et des populations diasporiques indiennes( Télécharger le fichier original )par Anthony GOREAU Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 - DEA 2004 |
a) L'imaginaire médiatique et touristique :« L'orient, soit comme image, soit comme pensée est devenu pour les intelligences autant que pour les imaginations une sorte de préoccupation générale »24(*). En ce début de XXI siècle, l'espace se standardise. Estampillé par le sceau de la mondialisation, par les réseaux tentaculaires de l'information, ce sont des images identiques qui sont diffusées dans les quatre coins du globe. Les images et imaginaires géographiques sont dans cette révolution informationnelle les supports d'une deshistoricisation rendue effective par les nouvelles technologies de l'information et des communications (NTIC), nous transportant dans le tourbillon confus de l'instantanéité et de l'ubiquité. Les NTIC suscitant du même coup l'apparition de corps humain solitaire, immobile et hérissé de prothèses, des villes désurbanisées et des sociétés dans le flou identitaire. Le rapport global des humains au réel se modifie sous l'effet des représentations associées au développement des technologies, à la planétarisation de certains enjeux et à l'accélération de l'histoire. L'époque actuelle voit se développer un bien remarquable paradoxe. D'un côté, de puissants facteurs d'unification ou d'homogénéisation sont à l'oeuvre ; d'un autre côté nous voyons des régions ou des fédérations se disloquer, un encombrement territorial accompagné d'un argot (pays, communauté urbaine, communauté d'agglomération...), des particularismes s'affirmer, des nations et des cultures revendiquer leur existence singulière. Ce mélange d'unité et de diversité, de forces centripètes et centrifuges, apparaît d'autant plus déroutant qu'il est reproduit et multiplié par les médias qui en sont à la fois l'expression et l'un des agents. L'usage que nous sommes conduits à faire, à son propos, des termes spectacle et regard n'a rien de métaphorique. C'est bien notre regard qui s'affole au spectacle d'une culture qui se dissout dans les citations, les copies et les plagias d'une identité qui se perd dans les images et les reflets, d'une histoire que l'actualité engloutit. Il ne s'agit pas de définir d'une manière toutefois assez réductrice la mondialisation, mais l'instantanéité et la réduction de l'espace-temps introduisent une nouvelle formulation des rapports à l'altérité ; c'est toujours par rapport à l'Autre que se pose la question de l'identité. Les NTIC rendent le rapport à l'autre de plus en plus abstrait ; nous nous habituons à tout voir mais il n'est pas certain que nous regardions encore. La substitution des médias aux médiations contient ainsi en elle-même une possibilité de violence. Mais le développement des médias et les changements qui affectent la communication et l'image sont des changements présentés le plus souvent comme culturels et il est dès lors normal de s'interroger sur le rôle de la culture ou de l'idée que l'on s'en fait dans l'histoire la plus récente. En outre cette révolution informationnelle, dont les nouvelles technologies des communications et de l'information sont le fer de lance (on ne le redira jamais assez), alimente le mythe d'une migration possible dans lequel se niche une certaine magie des images. C'est entendu, l'Inde attire et suscite rejets et fascinations, ses images reposent sur des dialectiques précises. Elle est un véritable bassin cognitif et affectif organisant verticalement (selon un système de pentes valeurs/désirs) et horizontalement les rapports des individus à l'Inde. Ce sont les clichés classiques d'une Inde incarnée par la figure du Maharadja, du Mahatma Gandhi et de sa résistance non-violente, satyagraha ; ou encore des paysages largement stéréotypés, où sortant du brouillard matinal surgissent les ghâts de Bénarès/Varanasi, la cité des dieux, sur le fleuve sacré, le Gange, que les supports médiatiques véhiculent et instrumentalisent. Ce sont aussi les contrastes entre les épices, les palais, les couleurs, l'exégèse, les festivités versus les images de pauvreté et de misère. C'est une nature peu clémente, inhospitalière, sauvage, mais aussi aux attributs d'une lumière éclatante lors de la fête du diwali par exemple (le 26 octobre qui marque le début de la nouvelle année hindoue ; les maisons et les bâtiments sont illuminés dans tout le pays), d'une grande diversité. Photo 1 : Le palais du Maharadja de Mysore. (c)Goreau, A. Février 2002. Palais de style indo-saracène (mélange de style hindou et musulman). « Aussi bien cet espace qu'occupe l'Inde a-t-il été d'entrée de jeu consacré aux errances de l'imagination. Terre de confins, mitoyenne entre réel et surréel, monde monumental où l'inépuisable labeur de la nature livre ses productions les plus exaspérées, jungle rutilante dont l'arborescence dérobe l'accès, l'Inde n'aura jamais été véritablement découverte, a fortiori inventée »25(*). Inventée et réinventée des milliers de fois au grès des envies et de l'imagination des individus dont l'évolution se fait l'écho des époques. C'est l'image d'un immobilisme séculaire, d'un temps circulaire, de la masse, de la chaleur écrasante, des paysans besogneux. L'imaginaire médiatique procède comme toute instrumentalisation issue d'icônes, par effets métonymiques et synecdoques : l'Inde c'est l'hindouisme, un pèlerinage aux sources de la sagesse, où y abondent, maharajas à dos d'éléphants, fauves, charmeurs de serpents, bosquets luxuriants de palmiers ou de banyans traversés de lianes écarlates et de fleurs carnivores aux parfums enivrants, Thugs, britanniques hautains coiffés du casque colonial, temples... Cet imaginaire prend ses sources dés l'antiquité mais est relayé par le Moyen-Âge, la Renaissance, mais surtout par le Romantisme. L'Inde existe par l'imaginaire qu'elle suscite et qui y fait retour, qu'elle alimente et dont elle se nourrit, auquel elle donne naissance et qui la fait renaître à chaque instant. Si l'évolution de cet imaginaire nous intéresse, c'est parce qu'elle concerne à la fois l'Inde -ses permanences et ses mutations- et notre rapport à l'image, qui évolue sans cesse (la diffusion des images sur la terre entière pose de façon plus générale la question de l'existence quotidienne, pouvons-nous, au travers de l'imaginaire faire de l'Inde le support de nos rêves et de nos attentes ?). L'expression la plus probable de l'imaginaire médiatique se traduit au cours des romans et récits d'aventure. Au travers des écrits des différentes époques, le paysage indien s'avère plus qu'un décor, ou qu'un prétexte à divers fantasmes occidentaux. Le paysage indien et notamment celui de Ceylan (Taprobane de son nom antique) apparaissent d'une façon paradoxale un des mythes les plus tenaces de la chrétienté, celui du paradis terrestre, de l'Eden. Mais, l'évolution de l'imaginaire indien n'est pas linéaire, une image mercantile se substitue à la Renaissance à cette illusion chrétienne, et ce n'est qu'au XIX siècle avec la découverte des textes épiques et philosophiques de la civilisation indienne (Mahabharata, Ramayana, Upanishad et lois de Manu) qu'un engouement baroque (fait de spécialistes dits « indianistes ») insufflera à la littérature et aux arts un esprit nouveau sous la figure d'Antoine Léonard de Chézy, d'Eugène Burnouf, ou encore Langlois (« jusqu'à la fin du XVIII siècle, la vision qu'avait de l'Inde l'élite cultivée était encore tributaire de Ctésias26(*) et de Mégasthènes27(*) : un peuple de fakirs nus, mi-hommes mi-monstres, debout en plein soleil un pied dressé au-dessus de la tête »28(*)). Ces images kaléidoscopes réactivent le paradoxe d'un Occident fasciné et méfiant devant une Inde insaisissable issue de l'enchevêtrement des realia et des mirabelia. L'image archétypale de l'Inde se définissant depuis le Moyen-Âge par deux thèmes particulièrement saillants, dont perdurent encore aujourd'hui avec une moindre acuité, sinon des variations : monstruosités et sagesses. L'imaginaire médiatique transmet par le biais des canaux de la télévision, des journaux ou encore des affiches et du cinéma le portrait d'une Inde valorisée, souvent envoûtante mais aussi déconcertante ; ce portrait étant souvent relayé par l'imaginaire touristique. Si d'ordinaire, on entend le paysage comme l'affichage polysémique conscient (aménagement, politique, économique, religieux) ou inconscient (le paysage vernaculaire) dans l'espace, dans le temps et dans un milieu donné des statuts, des héritages, des projets de société qui permet ainsi le balisage (ou bornage) et l'identification d'un territoire mais qui également enregistre les dysfonctionnements du complexe (système) milieu/société, la mondialisation nous amène à faire le distinguo entre un paysage à usage interne et un paysage à usage externe. Paysage à usage externe car celui-ci est de plus en plus un formidable outil de communication qui via l'esthétisation devient un gage de vente pour les tours opérateurs (pour Alain Roger, tout paysage est le produit de l'art, d'une artialisation29(*)). Photo 2 : Paysage « authentique » du Sud de l'Inde. Le Gopuram constituant la tour Est du temple Minakshi-Sandareshvara ((c) Goreau, A. Février 2002). Ce paysage se nourrit des mêmes figures, des mêmes icônes à ceci près qu'elles prennent part à une transformation sémantique : les rues perpendiculaires aux gopuram de Madurai (temple Minakshi-Sandareshvara), les fêtes de pongal au Tamil Nadu ou de sankrati au Karnataka (fête des moissons) prennent part à l'authentique (l'authenticité a besoin de terre battue, de spiritualité mais elle ne trompe pas. L'usage d'artifice et de ruse n'est pas de mise), tandis que les piedmonts des ghâts occidentaux, les Nilgiri aux stations d'altitude d'Ooty, de Munnar ou de Kodaikanal (« cascades, sentiers enchevêtrés, et villages perdus en pleine jungle. En prime, la richesse extravagante de la flore, les jeux de couleurs, le lac et ses reflets, les nuages accrochés aux montagnes raviront les passionnés de photos. [...] C'est l'endroit rêvé »30(*)), ainsi que les filets chinois de Cochin (la géographie universelle de Brunet illustrant même l'Inde du Sud de cet élément) font parti du champ lexical du pittoresque, empreint de couleur locale faisant ipso facto leur originalité, les distinguant des autres (par un trait souvent forcé, dans ces deux cas : la spécificité d'altitude mêlant plantations, réserves d'animaux et fabriques de chocolat). Pour qu'un paysage soit « pittoresque », il lui faut aussi du relief (sinon c'est plat, morne) et du menu (sinon c'est grandiose ou sublime, à la manière des contreforts de l'Himalaya, de Darjeeling ou de Leh, du Cachemire et de l'Assam). Nombre de descriptions abusent de cet adjectif quelque peu dévalué et paresseux. Cela va volontiers avec « le vrai » et le varié, le folklorique, comme clichés. Le pittoresque s'arrête sur des détails, sur des images c'est une vision bien sûr réductrice. Le pittoresque est schématique mais c'est un élément de communication fort à la manière de l'authentique. Ce paysage est aussi qualifié d'exotique, à la manière des terrains de jeux de Kipling. Imaginaire touristique empreint des romans de Jules Verne -La Maison à Vapeur : Voyage dans l'Inde septentrionale, Tour du monde en quatre-vingt jours- (où le héros Philéas Fogg résume en une suite de mots le paysage indien : « Des mosquées, des minarets, des temples, des fakirs, des pagodes, des tigres, des serpents, des bayadères ») : architecture, exubérance de la flore, tout est réuni pour faire de l'Inde l'archétype de l'exotisme. Conflictuelle, l'image touristique tend à diviser, plus qu'à unifier une réalité culturelle. L'imaginaire « médiatico-touristique », véhicule une opinion généralisée et simpliste qui peut devenir le catalyseur d'une curiosité. Il s'agit alors de dépasser l'image subie, d'aller au-delà des stéréotypes et de ce paysage à usage externe pour entrevoir un paysage fait dans le temps, dans les usages et dans l'émotion, essayer d'atteindre l'herméneutique de l'Inde. Cette curiosité critique vis-à-vis de l'ignorance prenant une acuité sincère dans l'imaginaire des valeurs et celui des expériences relatées. Etre curieux consiste à parcourir afin de découvrir ce qui nous manque pour reconstituer une totalité homogène et ordonnée. * 24 Victor Hugo, preface des Orientales, 1829. * 25 Weinberger-Thomas, C (dir.). L'Inde et l'imaginaire. France, Paris : Ed. EHESS, collection « Purusartha », 1988, 281p. * 26 Historien et médecin grec, auteur de Indika. * 27 Historien et géographe grec qui fut envoyé par Séleucos Nicator auprès du roi indien Chandragupta et a rapporté sur ces régions un des plus grand témoignage de l'époque. * 28 Vincent, R (dir.). L'aventure des français en Inde, XVII-XX siècle. India, Pondicherry : Ed. Kailash, 1995, 240p. * 29 Roger, A. Histoire d'une passion théorique ou comment on devient un rabiolot du paysage. In : Cinq propositions pour une théorie du paysage. France, Paris : Ed. Champ vallon, 1994, 122p. * 30 Description de Kodaikanal, in Guide du routard. Inde du Sud. France, Paris : Ed. Hachette Tourisme, 2003, 419p. |
|