L'Inde un enjeu cognitif et réflexif. Etude des voyageurs de l'Inde et des populations diasporiques indiennes( Télécharger le fichier original )par Anthony GOREAU Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 - DEA 2004 |
3- Voyage et tourisme.L'exotisme du passé, du présent et celui lié au désir d'utopie, associés à leurs images, exercent un pouvoir d'attraction différent correspondant à des formes distinctes de tourisme, à divers processus d'appropriation de l'espace indien. L'imaginaire et l'exotisme suscitent le départ, l'évasion, l'envie de partir. Etymologiquement, partir (du latin vulgaire partire) signifie « partager, séparer », et c'est bien de cela qu'il s'agit : se scinder en deux, entre l'ici et l'ailleurs au profit d'une inter spatialité de l'entre-deux. A l'instar du mythe, le voyage possède un rôle dans la production de l'espace, dans la somme des symboles et des représentations, au sein de laquelle se manifeste toute la place des objets géographiques. Le voyage peut se faire excursion, incursion, exil momentané, apprentissage, rite de passage, acquisition d'expérience, balade, circuit, pérégrination ou encore errance, mais dans tous les cas, il est une vérification. Exercice de contrôle de l'image par le vécu, de la représentation par la perception. Le voyage ainsi revêt un sens social, une herméneutique ; sens qui est plus profond lorsqu'il prend l'aspect d'un passage, d'une initiation, à la dimension du monde. Passage ou moment hasardeux, délicat, difficile, voir aventuré qui fait la jonction entre eux et nous, entre la France et l'Inde, mais qui marque aussi le risque du changement d'état. Le voyage implique dès lors une trajection au sens d'Augustin Berque47(*), c'est-à-dire une combinaison médiale et historique du subjectif et de l'objectif, du physique et du phénoménal, de l'écologique et du symbolique, produisant une médiance. Il donne consistance à l'imaginaire et permet enfin de toucher l'Inde, d'assouvir cette soif de notre « orient intérieur »48(*). Figure 2 : Les mécanismes du départ. CONFIGURATION GLOBALE DU DEPART
Projet individuel ou collectif Mythe du voyage/Mobilité humaine
Soi L'Autre L'INDE DEPART (c) Goreau, A.
Le voyage en Inde prend la figure du tourisme, qui répond à plusieurs motivations. Et d'abord, il porte sur un espace que l'on pourrait appeler affectif puisqu'il est préalablement investi d'images et de valeurs sentimentales. A moins de se déplacer pour rien, errance purement improductive et sans motif précis, le voyage implique toujours une finalité plus ou moins efficace. Il est donc inutile de tomber dans l'opposition systématique entre « routard » et touriste ou encore entre touriste et « vrai » voyageur. « Le touriste n'est pas ce voyageur moutonnier qu'on imagine le plus souvent. Au fil de ses voyages, il acquiert des compétences et des savoir-faire dont la capitalisation peut contribuer à améliorer sa mobilité »49(*). Il faut cesser de penser que le touriste ne voyage que dans une attente matérialiste, n'ayant que des besoins et ipso facto ne concevant pas l'intelligence de sa mobilité ; et qu'il ne serait pas, contrairement au voyageur, au routard, considéré comme un acteur conscient et volontaire de sa mobilité, animé par un projet (puisqu'il est souvent qualifié de mouton se fondant dans une masse uniforme, ou au mieux, marchant dans les pas des voyageurs qui l'ont nécessairement précédé). Car, on vient toujours après d'autres, et de ce fait on est toujours le touriste d'un autre. Outre que le voyage sollicite un savoir-faire, une stratégie dans l'art des repérages, des choix d'itinéraires, des balisages, des passages, des manoeuvres d'approche (d'ailleurs le mot anglais travel qui signifie voyage, à la même origine étymologique que le mot travail, suggérant par là que voyager implique une succession de tâches plus ou moins bien maîtrisées par les voyageurs), il vise une direction et, au loin un projet. Le voyage mobilise une capitalisation, la mobilité devenant un art, un investissement. Graphique 1 : les touristes français en Inde. 1/ Evolution en valeur absolue. 2/ Evolution en valeur relative (en %). Source : D'après le Statistical Abstract, India, 2001. A noter que le nombre total de touristes étrangers en Inde pour l'années 2000 est de 2 641 157. Le voyage en Inde connaît des soubresauts, mais le nombre de touristes français qui touchent le sous-continent avoisine annuellement les 90 000. L'espace touristique indien est multiple, correspondant à l'imaginaire de chacun et à son capital de mobilité, mais cet espace découvert par le visiteur étranger apparaît fort différent de l'espace indien réel ; de l'Inde telle qu'elle est dans son ensemble, mais aussi de l'Inde en tant qu'espace vécu par les indiens eux-mêmes. Le tourisme ou le voyage en Inde s'attarde sur des zones bien précises et concises, et la plupart du temps il est urbain, négligeant du même coup les campagnes indiennes où vivent pourtant les deux tiers de la population indienne. Au total le voyageur au même titre que le chercheur ne peut avoir qu'une vue très partielle et partiale de l'Inde (souvent loin de la complexité de la réalité), mais cette expérience va créditer un phénomène d'appropriation de l'espace indien. Principe matériel qui peut toutefois se doubler d'un phénomène d'identification ou du moins d'une réinterprétation/recréation de l'espace visité. Recréation qui sera empreint des figures des indes touristiques (voir carte 1). En effet, les régions de l'Inde sont inégalement concernées par le tourisme, (qui n'est pas une panacée) qualitativement et quantitativement. A une Inde des « routards », voyageant à peu de frais, parcourant parfois de grandes distances entre des lieux privilégiés tels que l'Etat de Goa (pour profiter des plages d'Arambole ou de Colva), celui de Jammu Cachemire (pour participer à un trekking de haute altitude dans le Karakoram ou dans les vallées du Ladakh) ou encore les îles Andaman s'oppose d'une certaine manière l'Inde des tour-opérateurs, « qui ne laissent voir de l'Inde, outre ses aéroports et ses hôtels climatisés, que ses monuments les plus fameux, correspondant à une clientèle généralement plus fortunée »50(*). Vision réduite s'attachant particulièrement au centre-ouest de la plus grande démocratie du monde, se focalisant sur des hauts lieux comme le Rajasthan, ses dunes (désert du Thar) et ses palais (avec pour points d'ancrage : Bikaner, Jaisalmer, Jodhpur, Rohet, ou encore Jaïpur), L'Uttar Pradesh avec la capitale moghole d'Agra (Fatehpur Sikri et Taj Mahal), l'Etat du Maharastra, avec la métropole de Mumbai (Bombay), enfin Delhi avec ses points forts, le Qutab Minar, la Connaught Place, le Raj Ghat ou encore la mosquée Jama Masjid ; le tout orchestré par un « guide-accompagnateur local parlant français »51(*). Mais de plus en plus l'espace touristique des Français, des occidentaux se confond avec l'espace touristique des Indiens (hormis dans les cas de tourisme balnéaire stricto sensu) par le biais principalement de la sphère religieuse et essentiellement de l'Hindouisme et du Bouddhisme. Des organismes français de voyage permettent de suivre les traces des différents pèlerinages liés à l'hindouisme (comme l'organisme Kuoni ou Travelling Asia), avec des repos dans des chaînes hôtelières luxueuses, il en convient. La forme la plus impressionnante de ce prosélytisme religieux (et son aboutissement) est sans doute celle que prend les kumbha mela. Dans quatre villes : Allahabad (ancienne Prayaga, Uttar Pradesh), Nasik (Rama, le héros du Ramayana y aurait vécu, Maharastra), Ujjain (capitale du royaume légendaire d'Avanti, un État indien évoqué dans diverses chroniques bouddhistes. Au IIe siècle av. J.-C., le roi de la dynastie maurya Ashoka y réside. Madhya Pradesh) et Hardware (Etat d'Uttaranchal) a lieu un grand pèlerinage tous les douze ans, soit un kumbh mela tous les trois ans en Inde (l'hindouisme et sa ferveur, sa dévotion, ravissant alors la demande en exotisme des français). Le plus fameux et le plus visité par les indiens et les occidentaux (car tous les ans en fait, y a lieu un pèlerinage) est celui d'Allahabad au confluent (les zones de confluence sont sacrées dans l'hindouisme) de trois fleuves et rivières : le Gange, la Yamuna et la Saraswati. Là se rassemblent jusqu'à quinze millions de pèlerins pendant plus d'une semaine. Il s'agit dans ce genre de circuits de s'imprégner d'ambiances, de spiritualité voir de mysticisme. D'une façon moins prononcée, mais consubstantiel à cette « manne religieuse », à un Sud de l'Inde mésestimé auparavant se substitue une destination majeure rivalisant de plus en plus avec le Rajasthan. On y vient pour voir les Gopura de Kanchipuram, de Thanjavur et de Madurai mais aussi les temples et grottes de Mahäbalipuram, d'Ajanta et d'Ellora ou encore les vestiges de l'ancien Etat hindou Vijayanagar du centre du Dekkan à Hampi, près de Bellary, dans l'État du Karnataka. Ainsi, « il y a de la fierté chez beaucoup d'indiens complexés par leur statut d'ancien peuple colonisé, à voir tous ces Blancs admirer des temples hindous du VIII siècle, à rendre en quelque sorte hommage à une civilisation qui se trouve ainsi comme réhabilitée »52(*). Figure 3 : L'Hindoustan, le centre de l'Inde touristique. (c) Goreau, A. 2004. L'Hindoustan est une « région » aux limites indéterminées qui fait plus figure d'un contenu que d'un contenant. Ce territoire au sens de l'appropriation repose sur de multiples points d'ancrage d'ordre culturel (la langue hindi, la musique hindoustani, les cités sacrées de l'Uttar Pradesh...). Cette partie du subcontinent apparaît de prime abord comme le berceau culturel de l'Inde et c'est elle qui est le support de toute l'imagologie indienne et des multiples circuits touristiques (dans un premier temps en tout cas). Figure 4 : Les Indes touristiques (c) Goreau, A. 2004. Le voyage permet d'approcher l'Inde, d'établir une réponse physique à l'attraction, à la fascination et au rayonnement produit par le sous-continent. Approche qui est fonction d'un capital de mobilité, de l'hexis et de l'habitus des individus concernés. Voyage qui permet aussi d'apprécier la réalité. Mais attention, celle-ci peut être transformée, car le voyage par un passage par l'anglais trip c'est aussi subir les effets d'hallucinogènes. On a affaire à une réalité hallucinée, édulcorée voir même instrumentalisée ; car le tourisme n'est qu'un subterfuge, un procédé plus ou moins habile fait d'effets métonymiques, de lieux, de réductions et de simplifications. Dès lors, la construction territoriale d'un entre deux, entre l'ici et l'ailleurs ne peut se passer du voyage mental, de l'imaginaire. La dichotomie nomade/sédentaire apparaît obsolète ; ici les figures d'Hermès (dieu du Commerce et des Professions itinérantes, Hermès protégeait les voyageurs, les commerçants, les bergers et leurs troupeaux) et d'Hestia (déesse vierge du Foyer) apparaissent complémentaires. Ce voyage va pourtant générer un flou identitaire ; il va organiser un sens différent, un rôle fomentant une identité projet produit par les sujets s'exerçant à cette forme de mobilité au sens de Castells. « Identité projet qui apparaît lorsque des acteurs sociaux, sur la base du matériau culturel dont ils disposent, quel qu'il soit, construisent une identité nouvelle qui va redéfinir leur position dans la société »53(*).
* 47 Berque, A (dir.). Cinq propositions pour une théorie du paysage. France, Paris : Ed. Champ vallon, 1994, 122p. * 48 Lenoir, F. L'Orient intérieur. In : Lenoir, F. La rencontre du bouddhisme et de l'occident. France, Paris : Ed. Fayard, 1999, p347-354. * 49 Cériani, G ; Knafou, R ; Stock, M. Les compétences cachées du touriste. In : Voyage migration mobilité. France, Paris : Ed. Sciences humaines, mensuel, NUM 145, janvier 2004, p28-30. * 50 Landy, F. Le tourisme en Inde ou l'exotisme sans le vouloir. In : l'information géographique. France, Paris : Ed. Vol 57, NUM3, 1993, p92-102. * 51 Selon l'expression utilisée dans les brochures détaillées des voyagistes. * 52 Landy, F. Le tourisme en Inde ou l'exotisme sans le vouloir. In : l'information géographique. France, Paris : Ed. Vol 57, NUM3, 1993, p92-102. * 53 Castells, M. Les paradis communautaires ; identité et sens dans la société en réseau. In : L'ère de l'information-le pouvoir de l'identité. France, Paris : Ed. Fayard, Tome 2, 1999, p15-88. |
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