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C. De la séduction à la valeur; dichotomie stratégique des médias historiques et des FAILe dessein de cette partie sera de matérialiser les écarts dans la perception des clients entre les éditeurs historiques et les nouveaux acteurs du marché. Il sera question de séduction et de valeur dans les stratégies des différents acteurs. Par la suite, le dynamisme des nouveaux entrants sera opposé à une supposée apathie des éditeurs historiques dans le positionnement du faire-réceptif au sein de l'énoncé. 1. D'une stratégie de séduction à une stratégie de valeur«A la différence de la domination ou de la séduction, la valeur consiste à produire une offre parfaitement alignée sur les besoins du marché, annoncée pour ce qu'elle est, sans illusion ou surpromesse, reposant sur des priorités ou des arbitrages optimums pour le client, qui lui donne une satisfaction réelle à l'usage.» C'est par ces termes qu'Henri de Bodinat résume la stratégie de valeur dans Les mystères de l'offre93(*). A l'étude de l'insatisfaction constante des services après ventes des FAI par leurs clients, il serait aisé d'intégrer ces opérateurs dans la liste de ces entreprises dont l'offre n'est pas à la hauteur des promesses. En effet, la fiabilité de la livraison du signal servant à l'utilisation d'Internet n'a cessé d'être stigmatisée par les associations de consommateurs. La concomitance des problèmes et du coût élevé des appels pour l'aide à leur résolution n'ont pas aidé à construire une image positive des opérateurs auprès des clients; acquis ou potentiels. Cependant, l'intense concurrence qui fait loi dans ce marché à obliger chacun des acteurs à opérer à une valorisation de leur offre, ce qui a abouti aux offres triple play. Trois services pour le prix d'un semblait être le crédo des opérateurs. L'adhérence est ici prégnante dans ce qu'elle a permis aux clients d'économiser des factures de téléphone voire de bouquets de chaînes s'ils le désirent. Cette schizophrénie trouble la façon dont on pourrait classer les FAI dans leur respect des attentes clients. Il est indéniable que les FAI recoupent un certain nombre d'éléments inhérents à toute entreprise dont la promesse est supérieure à l'offre. L'annonce de débit de bande passante n'est qu'exceptionnellement correspondante aux résultats effectifs, tout comme il est extrêmement rare que cette offre concerne réellement plus qu'une infime minorité de la population. Cette démarche de promesses a été initiée par l'arrivé de l'ADSL sur le marché français. Les acteurs du marché se sont échinés à proposer des offres aux débits toujours plus élevés auprès de clients qu'on laissait aux prises avec des services techniques peu efficients en cas de problèmes. La montée de l'insatisfaction des clients a permis à Orange d'assoir sa domination sur le marché, parce que elle est l'opérateur historique et donc plus enclin à rassurer les clients dits «suiveurs», mais aussi parce qu'elle est l'entreprise à laquelle on a attribué le statut de meilleur service client. De ce postulat s'est inspiré Free pour proposer une offre triple play qui regroupe pour la première fois, la voix, la tv et l'accès à Internet. Les éditeurs historiques n'ont pas suivi la même courbe de valeur que les FAI. Jean Louis Missika hiérarchise l'histoire de la télévision selon l'évolution du rapport entre émetteur et récepteur. Reprenant Umberto Eco dans La Guerre du Faux, l'auteur affuble le premier âge de la télévision de la terminologie de `paléo-télévision'. Cette période illustre le contrat auquel souscrit le téléspectateur, qui est «somme toute assez sommaire, et repose sur une conception du monde d'une extrême simplicité: il y'a d'un coté les détenteurs du savoir, de l'autre ceux qui ont la chance inestimable de se le voir transmettre»94(*). Missika y voit l'effet d'un «droit à la parole réservé aux détenteurs du pouvoir», au «téléspectateur, on réclame de la révérence voire de la déférence». Cette période d'orthodoxie énonciative est l'émanation de deux paramètres convergents : diffusionnisme et individualisme restreint. Le paradigme diffusionniste d'Everett Rogers prend toute sa dimension dans le cas de l'appropriation par les masses de la télévision. En effet, l'avantage relatif de cet outil avec l'apparition de l`image est réel et se combine avec une volonté politique d'équiper les foyers. Le deuxième paramètre correspond à un contexte historique et politique d'après guerre pendant lequel les desiderata personnels sont étouffés par un `Etat Providence' très interventionniste et décisionnaire. «Si individualisme il y'a, c'est d'un individualisme passif, encadré et limité qu'il s'agit» reprend Missika. L'auteur dénonce une télévision très « discrète sur les thèmes de société » et « peu encline a laissé la parole aux auditeurs ». Le chamboulement politique et social qu'a permis d'opérer Mai 68 n`a pas été suivi d'une évolution parallèle de la télévision. Le changement en découlera car la demande a changé mais aussi parce que les forces économiques ont perçu le potentiel de cet outil de masse. Missika dénomme cette nouvelle période la «néo télévision». La privatisation de chaînes annonce une mutation sensationnelle dans le rapport entre faire-émissif et faire-réceptif, puisque la mise à disposition de plusieurs chaînes dont l'état ne contrôle plus entièrement la programmation révèle l'outil télévisuel sous un nouveau jour: celui du choix. Le téléspectateur semble être au centre de la bataille entre chaînes. «C'est le surgissement de l'intime»(ibid), la désacralisation du medium. La télévision devient une excroissance du quotidien, elle est missionnaire, dépositaire d'un rôle social central dans l'aide aux gens, dans sa capacité à faire rêver ou à faire pleurer, rire, rassembler en somme. L'individu est enfin central, «on passe du général au particulier», la dimension cathartique de la télévision est prédominante dans le rapport entre faire-émissif et faire-réceptif. Le `reality-show' propulse l'individu lambda au centre de l'énoncé, il «fait figure de héros». «Le téléspectateur-récepteur est bien au coeur du dispositif de la néo télévision». La montée en puissance de « l'individualisme positif » comme le décrit Missika va de paire avec l'avènement de la `post télévision', qui «doit être «le soutien inconditionnel de sa volonté de l'affirmation de soi». « N'importe qui peut accéder à l'espace écranique, même s'il n'a rien à dire de singulier, «il suffit d'être». » Il importe de nuancer cette affirmation de Missika dans le sens où faibel est la part de la population à accéder à l'espace écranique. « La télévision façonne sa créature et lui permet de transcender son état d'origine » pour Missika, reprenant la légende du Pygmalion. L'auteur s'interroge sur la portée sociétale d'une baisse d'influence de la télévision via une égalisation des statuts entre émetteur et récepteur. Cette banalisation de l'accès au flux est selon Missika la dilution de la création de valeur de la télévision. On peut légitimement s'interroger sur la dimension de séduction de ces entreprises de média. En effet, «le citoyen ordinaire qui n'avait rien vécu avait le droit à la parole, mais elle lui était encore octroyée par un responsable éditorial professionnel». Cependant, la prise en compte des évolutions sociologiques par les éditeurs et l'avènement de l'individu lambda qui n'a qu'à «être» ne semble pas suffire à endiguer la progressive baisse de la consommation de télévision. L'exemple de l'arrêt probable de la diffusion de la Star Academy95(*) en 2009 illustre cette tendance. Le fait même de médier la relation, et c'est le cas à partir du moment où un programme est éditorialisé, s'oppose en partie aux attentes de l'actant médiatique en matière de décentration dans les rapports communicationnels. Ses aspirations à exister en tant qu'individu social tout autant qu'en tant qu'individu médiatique vont à l'encontre des velléités discursives du medium télévision. Le désir de l'utilisateur d'être au centre du dispositif médiatique va à l'encontre même des modes de diffusion du support télévisuel. Le fait que la télévision soit un faisceau de masse, un support qui s'adresse à plusieurs, l'empêche de répondre à l'égotisme croissant qu'impliquent les usages du web. L'écart entre promesses et réalité se creuse chaque jour davantage. L'éditorialisation télévisuelle n'adhère pas à la démédiation croissante qui prend forme dans les usages, qui passe par un déterminisme technologique et une affirmation de son soi. Le diffusionnisme et la quotidienneté des usages sur Internet ont démarqué l'actant médiatique des dogmes énonciatifs propres aux médias historiques. La valeur présupposée du medium télévision s'en est retrouvé changée, sans même que son contenu ne soit significativement sujet à transformation. La télévision, usant de sa dimension de medium de masse a de tout temps sacralisé son propre énoncé. Cela est endogène au système même de diffusion. Cette dimension de dominant-dominé revêt peu à peu l'uniforme de la désuétude puisqu'en progressive inadéquation avec l'évolution des usages de consommation de media. La télévision a toujours été une excroissance de la réalité, une forme de rêve accessible qui présuppose un statut qui relève plus de séduction que de la valeur. Henri de Bodinat oppose à cet état la stratégie de valeur, qu'il considère comme étant «en rupture avec la domination car l'entreprise n'essaie pas de restreindre la liberté de choix du client pour l'obliger à consommer le produit ou le service de l'entreprise. Elle est en rupture avec la séduction, car l'entreprise ne cherche pas à surpromettre ou à masquer la réalité au client.» Même si la baisse de consommation de la télévision confirme en partie les théories avancées en amont, il faut pondérer ce propos. Il est certain que les FAI font preuve de dynamisme tant dans leur adaptabilité aux attentes d'une partie de la population mais cela n'exonère pas les éditeurs historiques d'une forme d'adhérence aux désirs de l'audience. Mettre en avant des personnalités appréciées sur des plateaux de télévision, diffuser une série populaire, programmer des soirées spéciales à l'attention d'une cause fédératrice, divulguer les prévisions météorologiques ou les résultats hippiques, diffuser un événement sportif capable de rassembler vingt millions de téléspectateurs,...Un tas d'actions menées par ces éditeurs relèvent d'une forme d'adhérence, c'est le principe même de l'audience. Ce que nous essayons de montrer ici, c'est comment l'assimilation progressive des usages inhérents à Internet se diffuse dans la consommation de médias. Plus populaires seront ces usages, plus les écarts entre utilisateur et éditeur historique se creuseront dans la mesure où ce dernier saura ou pas s'adapter aux velléités réceptives de l'utilisateur. Notons tout de même que les éditeurs historiques rassemblent chaque jour des millions de téléspectateurs et que 9 français sur 10 ont un contact avec elle au moins une fois par jour. Ce qui prouve en un sens que les éditeurs historiques savent encore comment plaire à leur auditoire. Si les Fai ont surpromis une qualité de service pendant longtemps, l'intense concurrence et l'avènement du triple play ont sensiblement modifié la perception du client. La téléphonie gratuite et illimitée en direction de plusieurs dizaines de pays, la profusion de chaînes de télévision sans oublier un débit Internet élevé y ont participé. Selon de Bodinat, «la stratégie de domination implique (...) une attaque systématique des concurrents éventuels, (...) la stratégie de séduction implique(...) la capacité financière à investir massivement en communication ou une capacité exceptionnelle à gérer les relations publiques. La stratégie de valeur suppose à la fois une R&D importante et maîtrisée, une connaissance intime des clients, une grande créativité dans la définition de l'offre, une capacité supérieure à mettre en oeuvre des processus de production efficaces, et une maîtrise de tous les points contacts clients.»96(*) Le paramétrage des attributs stratégiques définis ici correspond en partie à celui des FAI depuis que le triple play a été lancé. Comme il sera évoqué par la suite, la R&D et la créativité des offres sont des éléments déterminants dans la stratégie de différenciation qui oppose les principaux acteurs du marché. Décrite en amont, l'écoute des attentes des clients est aujourd'hui un véritable support de composition de l'offre, non pas dans l'estimation d'une attente, mais dans la prise en compte d'une attente effective. De Bodinat met en exergue le sentiment de valorisation du client dans l'offre à laquelle il soumet son acte décisionnaire quand «l'entreprise satisfait de façon exceptionnelle les besoins dans son domaine d'activité, (...), à un coût qui autorise un prix accessible et raisonnable par rapport à la valeur fournie.» L'auteur intègre cette stratégie dans un contexte social en mutation : «la stagnation des classes moyennes dont le pouvoir d'achat n'augmente plus, concilié à l'augmentation des riches et des pauvres bouleversent l'ordre établi des besoins. La structure pyramidale est abandonnée. Résultat : une pression forte sur les revenus des ménages moyens et une sensibilité croissante au prix et à la qualité durable» (ibid). La profusion de services fournis par les FAI est un autre élément fondateur de la relation de valeur entre le distributeur et le client: «l'abondance a une valeur très forte pour les clients. Elle sécurise un niveau de dépense. Et surtout elle fait disparaître le côté culpabilisant et négatif de la consommation à l'acte, où le plaisir est gâché par le coût et le risque.»(ibid) Les relations au client entre les FAI et les éditeurs historiques sont vraisemblablement antinomiques puisque de tout temps, l'utilisateur de télévision n'a pu que rarement ou jamais accéder à son attente, sa place au coeur du dispositif médiatique. L'histoire de la télévision a été dominée par des dimensions coercitives tant politiques que technologiques qui ont réduit l'utilisateur à son seul statu de faire-réceptif passif. La suite s'est plus ancrée dans une démarche d'illusion, de rêve, de séduction auquel on semblait promettre sans que rien n'arrive à extirper l'utilisateur de son statut immuable de faire-réceptif passif. Les FAI ont opté pour une valorisation de l'expérience du produit, de sa qualité, de la satisfaction que le client en retire. Le fossé dans la prise en compte des évolutions de consommation médiatique entre les media audiovisuels et les télécoms est illustré par la prise en compte ou non des communautés. « Miroir d'une société de l'individu-roi, de l'immédiateté et de l'interactivité, la téléréalité a manifesté un nouveau comportement psychologique », note Xavier Couture, nouveau responsable des programmes chez l'opérateur Orange. « C'est le règne du "Je veux me voir à l'écran". Il ne s'agit donc plus de s'adresser à une masse de spectateurs, mais chaque fois à un spectateur unique », cristallisation de la stratégie de valorisation des FAI. * 93 de BODINAT Henri, 2007 « Les mystères de l'offre » Village mondial * 94 MISSIKA Jean-Louis, 2006 « La Fin de la Télévision » La République des Idées * 95 Les parts de marché atteignent leur plus mauvais score depuis la création du programme en 2001 - Source : Ozap.net * 96 de BODINAT Henri, 2007 « Les mystères de l'offre » Village mondial |