A. La Monnaie et l'Etat
Walras s'était efforcé d'expliquer, en partant
de sa théorie de l'équilibre général, les
circonstances dans lesquelles une intervention de l'État est requise. Il
avait montré que, sous certaines hypothèses, les
mécanismes du marché conduisent à une situation où
la satisfaction des individus est maximale. En raisonnant a contrario,
une intervention de l'État apparaissait nécessaire quand les
hypothèses sous lesquelles on peut démontrer que la libre
concurrence permet d'atteindre un optimum ne sont pas satisfaites. Pour
analyser la portée des arguments de Walras, il est intéressant
d'étudier les difficultés auxquelles il se heurte quand il essaie
d'appliquer sa méthode au cas des problèmes monétaires et
plus précisément à deux questions : l'émission de
billets doit-elle être libre ? L'État doit-il intervenir pour
déterminer la quantité de monnaie en circulation ?
Les économistes soutenaient des opinions
opposées sur l'organisation qui doit présider à
l'émission des billets de banque. Certains affirmaient qu'elle doit
être faite par l'État ; d'autres suggéraient qu'elle doit
être confiée à une banque unique investie d'un monopole et
soumise à un cahier des charges ; d'autres enfin que l'on peut
l'abandonner à la concurrence. On justifie quelquefois l'émission
de la monnaie par l'État en invoquant l'idée que le pouvoir de
battre la monnaie est un droit régalien. L'argument paraît
fallacieux à Walras car si le créancier est tenu de recevoir en
paiement la monnaie métallique, on ne peut l'obliger à recevoir
des billets de banque. On invoque, aussi, l'argument fiscal. En accordant
à l'État le monopole d'émission des billets, on lui
procure des ressources. L'argument paraît détestable à
Walras car l'État ne lui semble pas en droit d'exploiter à son
profit le monopole d'émission qui lui aurait été
concédé.
53 Fabrice Mazerolle, op.cit, p56
B. 37
L'état Et La Question Des
Salaires
Quand, en 1859, Walras, étudiait la question
sociale, il lui apparaissait que « la liberté absolue du
travail et de l'échange... est le principe souverain de la production,
vu qu'il est tout à la fois nécessaire et suffisant à
l'existence d'une production... abondante et proportionnée »
et quand les socialistes demandaient si la concurrence était le moyen
d'assurer le travail au pauvre, il leur répondait que la vraie question
était de savoir si elle pouvait empêcher les travailleurs de jouir
intégralement des revenus de leurs facultés.
Il soutenait alors qu'il ne pouvait en être ainsi car
si, comme le soutenaient les socialistes, la concurrence entre les travailleurs
abaissait les salaires, la concurrence entre les entrepreneurs
protégeait les salariés. La concurrence établissait ainsi
un équilibre.
Si, dans la société française, les
masses étaient misérables, il fallait chercher l'origine de cette
misère « dans un autre principe que celui de la liberté du
travail et de la production et ... peut-être avant tout... dans tous les
règlements plus ou moins autoritaires ». Bref, il opposait aux
socialistes, à Louis Blanc et à Proudhon, le principe du
Laissez faire, Laissez passer, sans que ce principe ait
été véritablement démontré. 54
La démonstration scientifique de ce principe dans les
Éléments d'économie politique pure permet, «
de discerner immédiatement les cas où il s'applique et ceux
où il ne s'applique pas ». Comment a-t-il appliqué cette
idée au cas de la détermination des salaires et au fonctionnement
du marché du travail ?
C. L'état, La Justice Et
L'intérêt
Dans l'introduction à l'étude de la question
sociale, Walras reprenant une idée chère aux libéraux
soutenait que « l'intérêt privé concourt naturellement
et de lui-même à la satisfaction de l'intérêt
général » et que, dès lors, toute intervention de
54 Fabrice Mazerolle, op.cit, p65
38
l'autorité politique en matière
d'économie est inutile. Mais, quand il dût justifier cette
thèse, il s'aperçût que nul ne l'avait établie et
qu'elle devait encore être démontrée. Telle est la
démarche qui le conduisit à étudier les
propriétés de l'équilibre et à énoncer le
théorème de satisfaction maximale.
Mais dire que, sous certaines conditions, la concurrence
assure la plus grande satisfaction des besoins ne permet pas de conclure que
l'État ne doit rien faire.
Il doit intervenir pour rétablir la concurrence
là où elle est possible et pour la suppléer là
où elle est impossible. Il n'est certainement pas le premier
économiste à justifier les interventions de l'État par les
échecs du marché mais, par ses analyses, il donne à cette
approche une impulsion nouvelle en suggérant que l'économie
publique doit reposer sur une étude des propriétés
d'optimalité de l'équilibre général.
L'économie publique de Walras fut oubliée, mais ce message resta.
55
La façon dont Walras aborde ces problèmes
repose, dans une large mesure, sur la conception qu'il a de la
société, de la justice et de l'État. Ces conceptions ne
sont pas nouvelles et elles furent, au 19ème siècle,
largement partagées mais elles s'opposent à l'individualisme et
à l'utilitarisme qui sous-tendent souvent les analyses
économiques. Faute de percevoir cette relation entre l'économie
de Walras et ses idées philosophiques, ses lecteurs ont, dans bien des
cas, mal interprété ses raisonnements. 56
On a critiqué Walras en lui imputant l'idée que
l'équilibre concurrentiel serait la seule situation où la
satisfaction des agents est maximale. Mais cette interprétation est mal
fondée. Quand Walras oppose le troc jevonien au troc gossien, il compare
plusieurs situations que l'on peut qualifier d'optimales. L'équilibre
concurrentiel, celui qu'étudie Jevons, apparaît comme un maximum
relatif parce qu'il doit obéir à la contrainte de
l'unicité des prix alors que l'équilibre qu'étudie Gossen
est un maximum absolu.
C'est par l'intermédiaire de l'introduction de cette
contrainte que l'idée que Walras se fait de la justice est introduite
dans l'analyse à laquelle elle donne son caractère
spécifique. Quand on admettra qu'il n'est pas pertinent d'introduire la
justice dans la définition de l'optimum, cette contrainte
disparaîtra.
55 Jean BONCOEUR et Hervé THOUEMENT,
l'histoire des idées économiques de Walras aux contemporains,
3e éd, Armand Colin, 2010, p36
56 Idem, p43
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