3. Les Fondements de l'intervention de l'Etat
Walras a développé une série d'analyses
qui relèvent de ce qu'on appelle, aujourd'hui, l'économie
publique. Alors même que son économie pure suscitait un
intérêt croissant, sa contribution à l'économie
publique n'a guère été étudiée et
critiquée.44
L'objet de cette communication est de se demander si l'oubli
dans lequel est tombée cette partie de l'oeuvre de Walras est
justifié.
La conception de l'économie publique que Walras
défend repose sur sa théorie économique mais aussi sur ses
idées philosophiques et politiques. Il adopte vis-à-
43 Serge Christophe KOLM, op.cit, p82
44 Fabrice MAZEROLLE, Histoire des faits et des
idées économiques, éd Marseille, paris, 1989, p18
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vis de l'utilitarisme et de l'individualisme une position
critique. L'idéal social ne peut être exclusivement, selon lui, un
idéal d'intérêt.
Il reproche aux utilitaires, c'est-à-dire aux
économistes qui suivent la tradition de J.-B. Say, d'avoir
prétendu fonder leur théorie de la société sur la
seule considération de l'utilité. Évoquant les
débats que la question de la propriété avait
suscités parmi les économistes français, il soutient que
l'on ne peut justifier la propriété individuelle de la terre ou
du capital en avançant l'idée qu'elle permet d'accroître
l'efficacité du système productif. « Le principe
d'intérêt n'est fondé ni à s'opposer ni à se
substituer au principe de la justice dans une catégorie essentiellement
morale comme celle de propriété ».
Certes, Walras voulait concilier l'utilitarisme et le
moralisme, en établir une synthèse : il essaie de nous convaincre
qu'il faut distinguer l'intérêt relatif qui n'est qu'apparent de
l'intérêt idéal qui serait toujours compatible avec la
justice. L'exemple qu'il développe laisse toutefois son lecteur
perplexe. Il explique qu'il y avait, à Athènes, dix esclaves pour
un citoyen. « En raison des circonstances industrielles de
l'époque, peut-être que, si tous ces hommes eussent
été égaux, comme le voulait la justice, ils eussent
été aussi misérables, même plus misérables
que ne l'étaient ceux d'entre eux dont les droits étaient
méconnus. Et ainsi l'intérêt non seulement des citoyens
libres, mais l'intérêt des esclaves eux-mêmes,
l'intérêt général en un mot aurait été
en faveur de l'esclavage ».
Il n'en demeure pas moins que la logique du raisonnement
walrasien conduit à penser que l'on ne doit pas sacrifier la justice
à l'intérêt. C'est l'enseignement que Walras semble en
tirer : quand il élabore sa théorie de la
propriété, il la fonde non sur l'intérêt mais sur la
justice, sur ce qu'il appelle « le bon vieux droit naturel ».
Walras rejette la théorie du contrat social car elle
conduit, selon lui, à cet individualisme absolu où l'individu
apparaît comme la base et le fondement unique des sociétés.
« Pour cette doctrine, l'homme... est par lui-même et par lui seul
une personne morale ; et le jour où il veut bien consentir à
devenir ou à demeurer associé avec d'autres personnes morales, il
n'a plus qu'à s'imposer à lui-même le devoir de respecter
les droits d'autrui, en échange du devoir qu'il exige d'autrui de
respecter ses propres droits ; ce sont les avantages qu'il stipule en retour
des sacrifices qu'il consent ».
32
Il lui oppose l'idée que la société est
un fait naturel ou nécessaire et que l'homme n'existe qu'en
société et par la société. Il compare la
société à une armée en campagne. « L'individu
dans la société, comme le soldat dans l'armée, n'est rien
par lui seul et il emprunte la moitié de sa valeur à la
collectivité dont il n'est qu'un terme. Il n'y aurait pas plus de
société sans individus que d'armée sans soldats ; mais
l'individu ne serait pas plus en état d'accomplir sa destinée
sans la société et hors de la société que le soldat
ne serait capable de livrer bataille à lui tout seul
».45
L'individu est une abstraction, c'est l'homme
considéré abstraction faite de la société auquel il
appartient et, pour assurer la symétrie, Walras appelle conditions
sociales générales, la société abstraction faite
des hommes dont elle est formée.
Ce que Walras dit de la société, il le dit aussi
de l'État. « L'État n'est pas une collection pure et simple
d'individus... et l'intérêt et le droit de l'État ne sont
pas purement et simplement l'intérêt et le droit de tous les
individus par opposition à l'intérêt et au droit de chaque
individu ».
Dans la théorie économique de Walras, il y aura
deux sortes d'agents : les individus qui maximisent leur utilité sous la
contrainte des revenus de leurs facultés personnelles et l'État
qui poursuit ses propres fins et dispose de ses propres ressources puisqu'il
est, de droit naturel, le propriétaire des terres. Il pense qu'à
son époque l'équilibre entre les individus et l'État est
rompu.
Au point de vue politique, il faut assurer la
liberté du citoyen ; au point de vue économique, il faut, au
contraire, restaurer l'autorité de l'État.
La solution de la question sociale, du point de vue
économique, est tant en ce qui concerne la production que la
répartition des richesses dans le renforcement de
l'État.46
Cette conception de la société et de
l'État conduit Walras à défendre un socialisme
libéral dont les caractéristiques sont parfois surprenantes. Il
soutient que c'est à raison que le socialisme affirme le problème
social et cherche à le résoudre. Il pense pouvoir en s'appuyant
sur sa théorie des prix et de la répartition montrer dans quels
cas
45 Jean Boncoeur et Hervé T., op.cit., P24
46 Idem., p74
33
la liberté de l'échange et de la production
assure, à la fois, une production abondante et adaptée aux
besoins et dans quels cas elle échoue.
De cette analyse, on peut déduire les limites de
l'initiative individuelle et de l'intervention de l'État. De la
même façon, il soutient que la propriété collective
de la terre et la propriété individuelle des facultés
personnelles assurent une distribution équitable des richesses et, en
reprenant la terminologie qui lui est chère, l'égalité des
conditions et l'inégalité des positions. 47
Il en conclut que, scientifiquement, on peut être
hardiment socialiste. Ce qu'il reproche aux libéraux, c'est de nier
l'existence de la question sociale et de rejeter toute intervention de
l'État. Réciproquement, il estime que les socialistes ont tort
quand ils cherchent à imposer de façon autoritaire leur solution.
« Il est odieux qu'une solution quelle qu'elle soit le problème
social, fût-ce la vérité sociale elle-même,
prétende s'imposer à nous malgré nous ». En fait de
politique, on doit être libéral et attendre que les idées
se forment et progressent pour finalement s'imposer.
Les conceptions philosophiques et politiques de Walras ont,
sans doute, affecté la façon dont il analyse les questions qui
relèvent de l'économie publique. Mais, on ne peut pas rejeter
simplement les conclusions qui sont les siennes en soutenant qu'elles reposent
sur des idées philosophiques quelque peu surannées. Les
libéraux avaient, depuis longtemps, défendu les mérites du
Laissez passer, Laissez- faire.
Bastiat avait, avec vigueur, réaffirmé cette
thèse et annoncé que « le problème social sera
bientôt résolu, car il est, quoiqu'en dise, facile à
résoudre. Les intérêts sont harmoniques donc la solution
est toute entière dans ce mot : LIBERTÉ. » Le
problème est que les libéraux n'avaient jamais proposé de
cette assertion une démonstration rigoureuse. Pour l'établir ou
la discuter « il faudrait prouver que la libre-concurrence procure le
maximum d'utilité ».48
Ainsi, Walras est à l'origine de la théorie de
l'optimum. Certes la démonstration qu'il propose n'est pas satisfaisante
mais il indique la voie dans laquelle s'engageront Pareto pour établir
les deux théorèmes fondamentaux du bien-être.
47
www.universalis.fr
48 MARCEL PRELOT, la science politique, PUF,
Paris, 1969, p29
49
www.universalis.fr
34
Pour Walras qui se présentait comme un socialiste
libéral, l'intérêt de cette approche était de mettre
en évidence les situations où l'État doit intervenir pour
corriger les échecs du marché. « L'économie politique
pure nous apprend », écrit-il « que : la production et
l'échange sous le régime de la concurrence... est une
opération par laquelle les services peuvent se combiner en les produits
de la nature et de la quantité propre à donner la plus grande
satisfaction possible des besoins ». Il faut, cependant, distinguer deux
sortes de biens : les biens privés qui intéressent les hommes en
tant qu'individus et les biens publics qui les intéressent comme membres
de la communauté ou de l'État.
Le besoin en produits ou services publics « n'est senti
dans toute son étendue que par la communauté ou l'État
», seul l'État consomme ces biens et les demande et, pour cette
raison même, les entrepreneurs ne les produiront et ne les offriront pas
car s'ils ne les lui vendaient pas, ils ne les vendraient à personne.
L'État doit lui-même les produire et il pourra s'en
réserver le monopole. Telle est l'origine de ce que Walras appelle des
monopoles moraux.
Cependant, dans la production des biens privés, la
concurrence n'est pas toujours possible. Si, dans une activité, aucun
nouveau concurrent ne peut s'introduire alors que le prix de vente
excède le prix de revient, la quantité produite est
sous-optimale. L'État doit alors intervenir soit pour produire
lui-même ce bien soit pour en organiser la production. Les entreprises
qui se trouvent dans cette situation sont des monopoles
économiques. Ainsi, ce sont les échecs du
marché qui justifient l'intervention de
l'État.49
Walras a cherché à déduire de son analyse
des propositions de politique économique. À la fin du
19ème siècle, un débat s'engagea qui opposait
les partisans d'un impôt proportionnel et ceux d'un impôt
progressif. Walras écarte l'une et l'autre de ces thèses. C'est
l'impôt lui-même qu'il faut supprimer en attribuant à
l'État une partie des ressources naturelles. S'appuyant sur le droit
naturel, il soutient que les facultés personnelles sont la
propriété de l'individu et comme le propriétaire d'une
chose est propriétaire du service de cette chose, l'individu est
propriétaire de son travail, de son
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salaire ainsi que des produits, notamment des capitaux neufs
qu'il a acquis avec son salaire.
Les terres appartiennent, au contraire, à toutes les
personnes en commun ; elles sont, de droit naturel, la propriété
de l'État. « Ici s'applique le principe de l'égalité
des conditions qui veut que nous puissions tous profiter également des
ressources que la nature nous offre pour exercer nos efforts ».
Cependant, l'opération à laquelle il faut
procéder est complexe. La terre a été appropriée et
Walras n'imagine pas que l'État puisse exproprier les
propriétaires fonciers sans les indemniser. Il faut racheter les terres
et espérer que l'État s'enrichira de la plus-value qui n'a pas
encore été escomptée par les propriétaires. 50
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