II/ Ecole, éducation et pouvoir
Porcher (2012 : 130) nous dit que « la transformation
nécessaire des capitaux culturels ne peut s'accomplir qu'en s'appuyant
sur ceux qui existent d'emblée, reçus par héritage, et par
lesquels, méthodologiquement (pédagogiquement), il est
indispensable de passer pour conduire avec succès un apprentissage
nouveau. » C'est donc d'après l'idée qu'il existe une
transmission de valeurs culturelles et morales aux futures
générations d'un peuple que nous présenterons la
manière dont l'école albanaise s'est construite19.
Identifier les moyens qui auront permis l'élaboration de cette
institution sociale amorcera une meilleure compréhension des
représentations sociolinguistiques de nos locuteurs observés
vis-à-vis de leur langue maternelle et des langues
étrangères.
2.1. Prémices de l'élévation de
la société albanaise socialiste
Selon Gouysse (2008 : 98), dans son oeuvre à propos de
la façon dont les socialismes nationalistes (ou totalitarismes
soviétiques) d'Europe de l'Est se sont construits et ont perduré,
l'Albanie aurait difficilement pu échapper à son destin. Le
communisme a su s'y installer car les représentants du Parti
d'aujourd'hui étaient aussi les libérateurs d'hier (en
référence aux forces armées montées par Enver Hoxha
et qui libérèrent le pays des Allemands sans l'aide de l'Europe).
Rien ni personne n'avait réussi à réunir énergies
et moyens suffisants pour libérer ce territoire du joug étranger,
cela ne s'était pas produit depuis de nombreuses décennies.
L'Albanie totalitaire s'est construite à partir de l'usure de ce peuple,
et de tout ce qui l'identifie à cette époque : absence de
reconnaissance identitaire et humaine, sociale et historique, et que la
souveraineté de ce peuple n'a jamais été reconnue
officiellement.
Enver Hoxha, camarade et « oncle » du peuple (selon
la terminologie utilisée dans les textes datant de la période
communiste) fut rapidement élevé à un rang où la
scène politique était à portée de mains. En 1946,
il devient président de l'Albanie et occupera sept quinquennats
consécutifs, mais dès le début, il diffuse ses
idées catégoriquement opposées à l'Occident, au
capitalisme et à l'impérialisme, lors de la création des
forces armées antifascistes, qui auront repoussé à elles
seules l'armée italienne et allemande. Le régime totalitaire dura
pendant près de la moitié d'un siècle. Peu à peu,
tout ce qui pouvait faire de l'ombre au socialisme révolutionnaire
d'Enver Hoxha fut interdit, proscrit et banni : les hôtels de tourisme
ouverts aux étrangers n'ont pas de balcon pour ne pas qu'ils se
dévoilent aux yeux des Albanais, les rares étrangers que l'on
admet sur le sol après examen méticuleux de la
19 Pour une présentation de l'organisation de
l'Ecole de l'Albanie socialiste, voir annexe IV.
63
raison de leur présence sont
irrémédiablement accompagnés de chauffeurs et
d'interprètes ; les lieux de culte sont soit rasés, soit
vidés de toute représentation religieuse et transformés en
gymnases ou en entrepôts de denrées alimentaires ou de
matériel militaire ; les particularités sont gommées,
lissées et emprisonnées quand on ne se plie pas à la
doctrine directement issue de Moscou et du camarade Enver Hoxha (à
l'exception des minorités qui obtinrent le droit d'être
scolarisés dans leur langue). Sous le régime communiste, 1
Albanais sur 10 connait les prisons politiques et les camps de travail
forcé.
Enver Hoxha réveille la conscience meurtrie de ses
concitoyens pour les réunir sous le flambeau du renouveau et pour leur
engagement fidélisé à renforts de discours interminables
et répétitifs à propos du bien-fondé du
rassemblement autour d'un même objectif : le développement «
révolutionnaire » (ce terme sera trop souvent apparu au cours de
mes lectures pour que j'en épargne mon lecteur) de l'Albanie au profit
d'une nouvelle société, aux antipodes de ce qu'on aura
forcé à faire vivre aux Albanais. L'oeuvre de Jandot,
citée maintes fois, éclairera le lecteur désireux de
comprendre l'enracinement du communisme en Albanie. Cette idéologie est
si fidèlement appliquée et adaptée aux besoins de la
société albanaise de l'époque que les pouvoirs
soviétiques et communistes d'Asie ne trouvent rien à y redire
(ibid. 131). Tito, Khrouchtchev et Mao-Tsédong sont tour à tour
dénoncés de traitres à la pensée stalinienne et de
révisionniste, et l'Albanie leur tourne successivement le dos jusqu'en
1978 (quand la Chine décide d'interrompre ses aides financières)
où elle se retrouve seule, les frontières sont fermées,
l'Albanie n'a presque plus aucun contact avec l'extérieur. Les seuls
Albanais qui sont autorisés à traverser la frontière sont
les plus fidèles au régime que l'on envoie à
l'étranger suivre des « stages de spécialisation
scientifique ».
Lorsque le peuple est convaincu du bienfondé des
principes proposés par le gouvernement, le terrain est prêt
à être aménagé. Comme cela a été
mentionné auparavant, il s'agit de redonner la certitude au peuple qu'il
est souverain et que plus jamais l'Albanie ne revivra de temps difficiles si
l'on accepte de suivre scrupuleusement les préceptes promulgués.
L'Albanie est prête à tourner la page et à voir
apparaître une nouvelle version d'elle-même, à condition que
tout se fasse selon les enseignements d'Enver Hoxha et du camarade Staline,
lui-même basé sur Engels et Marx. Pour diffuser le modèle
du nouvel Albanais, et surtout pour que ce modèle se reproduise et
perdure, l'Ecole devient l'institution par laquelle les messages provenant d'en
haut sont diffusés et doivent être assimilés. Deux
tâches primordiales sont alors fixées par le Parti concernant la
forme que revêtira l'école albanaise : la formation des
enseignants et leur rôle dans la société ainsi que celle
des élèves.
64
2.2. L'école au service de la
société socialiste
Avant la Première Guerre Mondiale, presque seules les
écoles religieuses étaient opératoires en Albanie,
l'école publique n'étant que trop peu fréquentée ou
même accessible. L'encart républicain puis monarchique du
régime d'Ahmet Zogu dans les années 1920 a bien rendu
l'éducation obligatoire, mais le manque de personnel et de structures
rendit cette loi presque inapplicable (25% d'enfants scolarisés pour 643
écoles).
Depuis toujours, il fallait ensuite partir à
l'étranger pour poursuivre ses études supérieures : en
Autriche, en Turquie, en France ou en Italie, en fonction de la langue et de
l'alphabet appris par les élèves albanais. Le gouvernement
albanais a tout à faire ou presque. Cette révolution culturelle
s'élabora en plusieurs étapes. Pour chacune d'entre elles, les
réformes les plus significatives sont retenues ici.
2.2.1. La première étape (1944-48)
: jeter les bases de l'institution scolaire, popularisation de
l'éducation et détermination des moyens à mettre en
oeuvre
En 1946, l'Albanie observe un taux d'analphabétisme
proche de 90% dont 82% d'hommes et 98% de femmes (Temo 1984 : 4). Lors du
Vème Plénum du Parti Communiste d'Albanie à Berat de 1946,
le Parti du Travail albanais pose les bases de ce que l'Ecole albanaise
deviendra, avec une priorité : celle de remédier à
l'analphabétisme presque total de la population, et lancer le
développement et l'industrialisation d'un pays presque
entièrement dépourvu d'infrastructures de toutes sortes. On
planifie donc les nécessités suivantes : - système
d'enseignement entièrement démocratisé et
popularisé
- enseignement primaire gratuit et progressivement rendu
obligatoire, pour tous sans distinction de genre ou d'origine ethnique et
sociale
- possibilité d'éducation en langue maternelle
pour les minorités nationales
- mise à contribution de la population pour occuper
les postes d'enseignants et création d'un Institut pédagogique de
deux ans (1946) à l'adresse des enseignants volontaires ou mis à
contribution
- rédaction de manuels scolaires et mise à
disposition de matériel (enseignants et élèves) -
construction d'établissements scolaires dans chaque village et ville
- structure pédagogique et didactique fondée sur
les principes du marxisme-léninisme
On peut voir ici que les préceptes du marxisme sont
largement appliqués au sein des rôles projetés à
propos de la nouvelle école albanaise. L'idée selon laquelle la
connaissance peut amener à influer sur la lutte des classes, concept
central dans l'idéologie marxiste, chacun se voit offrir l'accès
au savoir, pour participer à la construction de la société
de
65
demain, participer à l'histoire pour s'engager dans une
lutte et renverser le cours des phénomènes sociaux « subis
» (ou vécus) par l'Albanie jusqu'à sa libération.
Placée au centre de la réalisation d'un objectif unique, l'Ecole
fédère et veut rendre à la société son
caractère dynamique (à travers la volonté du
gouvernement), autant qu'elle effacera les individus et leurs
particularités au profit du développement matériel du
pays.
2.2.2. Deuxième étape (1948-55) :
débuts de la politisation et de l'idéologisation de
l'éducation
Maintenant que le côté matériel est
assuré, il faut davantage s'attarder à ce qui se passe entre les
murs des classes. L'Ecole est démocratisée et le concept de
l'utilité de l'éducation est idéologisé au profit
de la bonne assimilation des préceptes du gouvernement. L'école
devient le moyen qui permet de mettre en oeuvre le modèle
éducatif communiste, directement inspiré de l'école
soviétique (Çajupi, 2012 : 14) :
- les « masses travailleuses » de tout âge
doivent fréquenter l'école pour recevoir au minimum
formées à un niveau d'éducation primaire.
- Enseignement primaire de sept ans, à partir de
l'âge de 6 ans est rendu obligatoire avec plus de 193.000
élèves albanais inscrits dans plus de 2.500 écoles
primaires, 15 écoles professionnelles inférieures, 24
écoles secondaires.
- le marxisme-léninisme est ajouté aux
programmes et est étudié de manière obligatoire à
tous les niveaux d'éducation et dans toutes les branches.
2.2.3. Troisième étape (1956-65) :
début de la construction socialiste de l'Albanie
L'école devient le lieu où l'on prépare
les nouvelles générations au maintien de l'Albanie socialiste. Le
chantier est énorme mais en 1956, le Parti du Travail Albanais (PTA)
remarque que le sens de la vapeur est inversé : toute la population
jeune ou adulte (jusqu'à l'âge de 40 ans) a appris à lire,
et à écrire et a reçu un emploi (ibid. 19). Cette
démarche est à la base de ce qui permettra d'organiser « les
esprits en mythe globalisant, [celui de] `la nouvelle société'
» (Jandot 2000 : 201). « L'enseignement est devenu en Albanie le
véritable apanage du peuple, un puissant moyen de développement
des valeurs spirituelles et intellectuelles de l'homme, une arme servant
à faire avancer l'économie, la science et la culture, à
assurer le progrès et l'épanouissement » (Temo, 1984 :
8).
- Université de Tirana créée en 1957
ouverte à tous et non élitiste (peu de concours d'entrée
mais conformité idéologique vérifiée)
66
- Lien étroit effectué entre ce qui est
enseigné à l'école et l'application des apprentissages
dans le cercle familial et en faveur de la construction socialiste de l'Albanie
: liaison de l'enseignement avec le travail de production, «
l'école n'est pas seulement un lieu où l'on s'instruit, mais
aussi un secteur où l'on travaille » (Temo, 1984 : 7).
- 1963 : loi sur la réorganisation du système
d'enseignement en RPA
- éducation primaire allongée d'un an / 4
années d'enseignement secondaire rendu obligatoire
- enseignement supérieur élargi, et accessible
à tous les élèves ayant terminé leurs études
secondaires et ayant accompli un an de travail « à la production
» durant lequel ils se préparent à soutenir leur
diplôme de fin d'études secondaires.
- on ouvre des structures extrascolaires à l'adresse
des jeunes Albanais pour renforcer leur formation idéologique en dehors
de leurs heures d'école : les Pionniers, responsables de montrer
l'exemple à travers des activités organisées pour eux
à la gloire du Parti.
2.2.4. Quatrième étape (1966 -
1970) : renforcement idéologique de l'école
L'école est devenue à cette étape un
organe sur lequel le gouvernement se repose pour influer sur la formation
idéologique et sociale des nouvelles générations, qui
reçoivent indirectement la responsabilité de la
pérennité du Parti et de l'Etat. Afin de s'assurer du bon
fonctionnement de cette institution, elle est continuellement
évaluée et contrôlée pour mieux doser les effets de
l'idéologie diffusée. A travers la jeunesse, on s'assure
également que les plus vieux respectent l'idéologie du
gouvernement, on met les enfants à contribution pour vérifier que
tout est aux normes au sein de l'espace familial, ou on les envoie effectuer
des travaux d'intérêt public tel que réguler la circulation
routière. Les enfants sont mis dans une situation de modèle, de
ce que le nouvel Albanais devrait incarner en termes de valeurs, toujours pour
la patrie, et le développement et la protection d'une Albanie qui
revient aux Albanais. On étudie de près les oeuvres du Parti et
les écrits publiés d'Enver Hoxha, qui sont d'ailleurs traduits et
publiés dans plusieurs langues (russe, chinois, anglais,
française, italien) pour répandre la position idéologique
de l'Albanie, conforme selon les voeux d'Enver Hoxha au
marxisme-léninisme, mais aussi pour donner l'idée au peuple qu'on
suit et qu'on regarde l'Albanie pour les efforts exemplaires qu'elle a
accompli.
67
La relation étroite, presque exclusive20,
entre les enseignants et les élèves permet de combattre la «
bureaucratie pédagogique » avec pour but de toujours mieux
s'insérer dans la pensée de l'apprenant et de contrôler sa
conformité avec les lignes idéologiques et politiques du Parti.
Durant cette étape, on vérifie et on réforme
continuellement l'organisation et les principes de l'école, la structure
scolaire est repensée (c.f. annexe 2) et
unique à l'exception du choix possible entre une éducation dite
`régulière' ou professionnelle, bien que cette dernière
soit de moins en moins fréquentée tant l'éducation
générale est également axée sur les concepts de
production et de rendu matériel. Pour s'assurer de la
fidélité des enseignants à l'idéologie du
gouvernement, on les place sur un piédestal : devenir enseignant est un
signe de réussite sociale et de reconnaissance. Ce sont d'ailleurs les
meilleurs élèves qui accèdent à des études
en didactique, après qu'ils aient prouvé leur
fidélité au Parti en s'y engageant et en oeuvrant au sein de la
vie du PTA. L'éducation est rendue accessible à tous, les
internats et cités universitaires sont construits, un système de
bourses universitaires est instauré, ce qui permet de définir les
données suivantes, prouvant un niveau d'éducation haut et
relativement élevé. On n'apprend pas ce qu'on veut, mais les
Albanais n'ont pas beaucoup d'autres choix que d'aller à l'école,
ou c'est le dur travail de la terre qui attend les jeunes. On les incite alors
à redoubler d'efforts pour prouver la fidélité des
familles au PTA (et s'éviter les problèmes de la
Sigurimi, la police secrète), mais aussi pour
permettre aux jeunes d'avoir un avenir meilleur.
Année scolaire
|
Nombre d'écoles supérieures
|
Enseignement supérieur
|
Enseignement pour
travailleurs
|
Total
|
Femmes
|
Enseignants
|
1939
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
-
|
1950
|
1
|
0.1
|
0.2
|
0.3
|
-
|
13
|
1960
|
6
|
3.5
|
3.2
|
6.7
|
16.6
|
288
|
1970
|
5
|
10.7
|
14.8
|
25.5
|
32.5
|
926
|
1983
|
8
|
14.5
|
4.9
|
19.4
|
46.4
|
1360
|
|
Tableau 2 - Effectifs enseignants et
estudiantins dans les universités de la République Socialiste
d'Albanie de 1939 à 1983 (en milliers) -
Temo, 1984 : 18
20 Le film « Slogans » (Gjergj Xhuvani,
2001), réalisé à partir du recueil de nouvelles
Slogans de pierre d'Ylljet Alliçka (2009 [1999], éd.
Pyramidion) est un témoignage fidèle de scènes de classes
et du pouvoir du Parti sur les enseignants, et à travers eux sur les
élèves.
68
2.3. Du statut des langues
étrangères
Alors que le régime communiste appuyait l'orientation
pédagogique en accord avec ses croyances idéologiques et
politiques, l'accent était porté à une étude
scrupuleuse de ce qui permettait le développement des infrastructures
industrielles et matérielles de l'Albanie. En contexte de fermeture de
plus en plus absolue, l'apprentissage des langues étrangères
était restreint et servait particulièrement la formation de
traducteurs qui accompagnaient ou surveillaient les rares étrangers en
présence sur le territoire albanais, ou qui traduisaient les textes
étrangers, sur lesquels la propagande gouvernementale se basait pour
construire son discours antinationaliste. Une autre part de ces
étudiants intégrait le corps enseignant de langues
étrangères. Le but visé à l'apprentissage d'une
langue étrangère était d'avoir un nouveau moyen de
surveiller la formation identitaire des jeunes apprenants albanais, car les
manuels de langues étrangères, produits par le Comité
Central de l'Enseignement du gouvernement et édités en Albanie,
permettaient la diffusion de l'idéologie du PTA et de dénigrer la
personne de l'étranger.
D'après ce point, nous pouvons dire que
l'apprentissage des langues étrangères n'était pas permis
pour la formation à l'interculturel aujourd'hui prônée par
les textes supranationaux tels que le CECR, mais servait l'objectif du
gouvernement à centrer la société sur elle-même et
sur les besoins du pays, effaçant l'existence de l'individu. Comme nous
le dit l'un de nos informateurs à la question de là où on
pouvait apprendre des langues étrangères à l'époque
communiste, il nous répond que
29. 01-H - Qu'est-ce qu'on faisait ? On lisait un texte, on
apprenait les mots nouveaux. Voilà, on expliquait les mots.
Voilà, mais après, on ne pouvait pas construire une phrase exacte
! A propos du texte, tu pouvais répondre très bien. A propos des
personnages...
« Qu'est-ce que Monsieur Dupont fait ? » «
Monsieur Dupont monte dans sa voiture. »
« Est-ce qu'il a des enfants ? » « Oui, il a deux
enfants »
« Comment il s'appelle ? » « Il s'appelle...
»
Mais après, au moment où on se mettait en face
d'un Français, c'était autre chose. On ne pouvait pas !
C'était interdit. Ne pas parler à un étranger.
CF ANNEXE 9, 01-H
69
Le développement d'une compétence de
communication n'était pas visé à travers les
méthodes d'enseignement datant de la période communiste.
Cependant, le monde étranger intrigue, certainement parce qu'il permet
de s'évader d'une réalité difficile. Les livres
étrangers circulent en cachette, on apprend les langues
étrangères en camp de travail, entre prisonniers politiques. Dans
les écoles où on apprend le français, on utilise
Cours de langue et de civilisation française à
l'usage des étrangers de Mauger (années 1950 pour
les quatre volumes).
A l'exception du russe dont l'enseignement est motivé
par le rapprochement politique de l'Albanie avec l'URSS et les
idéologies marxiste-léniniste et stalinienne conjointement
défendues, d'autres langues sont enseignées, comme l'anglais ou
l'italien. Le français semble avoir un statut particulier, pour des
raisons que nous synthétisons ici. Nous avons vu
précédemment que le mouvement de la Renaissance albanaise s'est
directement appuyé sur les philosophes français et leurs messages
de liberté, et de rationalisation de l'ordre social21.
Cependant, l'inspiration de la France ne s'arrête pas là, car le
dictateur albanais lui-même continua de placer la France à un
statut particulier : « J'admirais la France et son peuple pour ce qui
appartenait d'eux à l'histoire, mais j'admirais et respectais aussi ses
gens pour leur fierté de leurs prédécesseurs, pour leur
sensibilité au destin de leur pays» (1988, préface). Sous
son régime, les seuls romans étrangers admis en Albanie sont ceux
de Balzac, Hugo, Zola, Barbusse et quelques oeuvres des Lumières
français (Rama, L. 2005 : 294). Ce seront d'autres, interdits et
imprégnés du plaisir troublant de l'interdit, tel que Camus, qui
seront lus en secret, au risque de finir en prison, où d'autres auront
également appris à parler une langue étrangère pour
s'évader au moins mentalement (BDIC, enregistrement Pjetër Arbnori
à propos de son apprentissage de ces langues dans la prison de Burrel,
groupe de `Mémoire grise à l'Est', 1993).
Selon l'idéologie marxiste et selon les propres mots
de Karl Marx (lui-même plurilingue) : « une langue
étrangère est une arme dans la lutte de la vie ». Dans les
aspirations de Hoxha pour la construction de la société albanaise
de demain, ce précepte marxiste correspond tout à fait à
l'attitude qu'om souhaite que les Albanais adoptent. On rappelle à titre
d'exemple, Mustafaj (1992, 114), quand il dit à propos de ses
21 Ce n'est pas, soit dit en passant un fait
isolé, quand de nombreuses révolutions philosophiques, sociales
et politiques étrangères s'inspirèrent des concepts des
Lumières.
70
études que le Marxisme et les questions de
linguistique (Staline, 1950) était un livre central et
assidument étudié par les étudiants de la Faculté
des Langues Etrangères de Tirana. L'analyse à visée
scientifique des faits de sociaux prônée par l'école
albanaise amènera à considérer la langue comme un
système élaboré, que l'on étudie du point de sa vue
de sa structure externe, autant que de son pouvoir, car comme Goethe humaniste
et scientifique allemand, contemporain de Marx le pensait : « qui ne
connait pas de langues étrangères ne connait pas sa langue
maternelle ». Tout tourne autour du statut de la langue albanaise au sein
de la société dans laquelle cette langue est parlée, et
à présent enseignée après tant d'années
d'occupation.
Dans les écoles et pour notre étude, lorsque
l'on regarde les programmes de formation du niveau primaire et secondaire, on
s'aperçoit que l'apprentissage des langues étrangères est
présent et obligatoire à partir de la cinquième
année, ou à l'âge de 10 ans (équivalent du CM2 en
France). Dans chaque école, des classes expérimentales
permettaient de tester de nouvelles méthodes d'enseignement, toujours
dans l'idée d'améliorer les contenus et techniques didactiques ;
certaines écoles proposaient donc un enseignement des langues
étrangères dès la deuxième classe
(équivalent du CE1 en France), ces classes auraient-elles
été instituées selon l'idée que l'apprentissage des
langues étrangères bénéficiaient à
l'élaboration d'une compétence particulière ?
L'état de nos recherches actuelles ne nous permet pas de le
déterminer. Concernant la place de l'enseignement des langues
étrangères dans les programmes scolaires, on peut dire que
l'apprentissage des langues étrangères est intégré
dans un module intitulé « matières du cycle social
humanitaire » qui comprend également l'apprentissage de la langue
et de la littérature albanaises, l'histoire, l'éducation morale
et politique, pour 45% du volume horaire de la semaine scolaire des
élèves albanais. Finalement, on sait que les langues
enseignées en Albanie sont l'anglais, le français, le russe et
l'italien. Il existait finalement une école spécialisée
dans l'apprentissage des langues étrangères, à Tirana.
Dans cette école, l'apprentissage de l'une de ces langues se trouvait
aux côtés du marxisme-léninisme, de l'histoire et de la
géographie pour un total de 1827 heures sur les quatre années de
formation secondaire.
71
L'apprentissage des langues étrangères au niveau
universitaire était finalement grandement valorisé selon les
représentations sociales de chacun, comme nous l'affirme un enseignant
de français lors d'un entretien22, où il
précise qu'à l'époque du communisme, le français
était certes la première ou deuxième langue obligatoire
enseignée et apprise dans les écoles, mais que les apprenants
n'avaient pas le choix de la langue étrangère
étudiée. Cependant, il continue à dire qu'au niveau
universitaire, quand on disait qu'on avait été accepté en
licence de français, c'était quelque chose de valorisé.
Voyons le discours tenu à ce propos :
H - « Les langues étrangères ne sont plus
vues comme un ornement ». CF ANNEXE 9 01-H
11. A - Et tu as continué au lycée
des langues ?
12. G - Oui, à l'époque, les langues
étrangères étaient à la mode, et pour entrer dans
la section bilingue français / albanais, il y avait un concours
très difficile ! Pour 120 candidats pendant mon année, il n'y
avait que 30 places. J'ai fini à la troisième place, mais je
considère que j'étais le premier. Les deux premières
places avaient été remportées par deux filles, mais elles
avaient eu des cours privés avec BT, et elle connaissait les questions
du concours. Donc j'ai remporté la première place des gens qui
ont étudié honnêtement.
[...]
22. Et vos parents étaient favorables
à ce que vous appreniez le français ?
23. G - Ah oui, ils pensaient que ça nous donnerait du
travail. Maintenant, ils pensent qu'ils ont fait une erreur. A l'époque,
les entreprises étrangères commençaient à arriver,
on pensait qu'en apprenant les langues étrangères, on pourrait
trouver du travail plus facilement. Même aujourd'hui, mais c'est
différent.
24. E- Moi, tu imagines, j'avais 14 ans quand je suis partie
de ma ville, j'étais petite et j'ai changé de ville pour
apprendre le français, c'est que mes parents pensaient vraiment qu'on
pouvait trouver du travail.
25. Et pourquoi vos parents vous ont-ils
orienté vers le français ?
26. G & E - c'était mieux d'apprendre le
français, parce que ce n'est pas facile comme langue, ça donnait
plus de prestige que l'anglais et l'italien. Le français, c'était
un plus. En plus, c'est impossible d'apprendre cette langue en étant
autodidacte, pas comme l'anglais et l'italien.
[ ...]
37. Quelle est ton opinion pour les langues
étrangères ?
38. G - parler français, c'est valorisant. [...]
42. G - A mon époque, quand on rencontrait quelqu'un
qui parlait français, c'était * sifflement d'admiration *.
Cf ANNEXE 12, 04GE
|
18. Et dis moi, le petit ED, quelle était
son opinion pour le français ?
19. ED - Le français... Ce n'est pas que j'avais une
opinion, c'était une langue étrangère, voilà...
Je l'ai apprise, et du coup, après, même le lycée, j'ai
été au lycée des langues étrangères, parce
qu'à cette époque, ce lycée, c'était le top, il y
avait un concours à passer. Ce n'est pas tout le monde qui y allait. Au
début, on était que 12 ou 13 élèves à avoir
passé le concours. Ensuite, il y a eu d'autres élèves qui
sont arrivés, mais au début, on était peu.
CF ANNEXE 15 07-ED
22 Non enregistré par demande
spécifiée de sa part.
72
Cependant, les études dans des disciplines plus
techniques, plus concrètes ou matérielles restaient les plus
courantes et les plus développées et observées de
près par les officiels du gouvernement. On voit à travers des
chiffres de 1989 de l'UNESCO qu'entre 1983 et 1989, seules deux thèses
de doctorat ont été soutenues dans le domaine des langues
étrangères, contre 17 en physique, 16 en chimie et 11 en
mécanique appliquée, selon un projet visant à
améliorer le niveau de recherche scientifique et celui de l'enseignement
et de ses méthodes en association avec le Programme des Nations Unies
pour le Développement (PNUD).
Alors que l'école était un relai précieux
pour l'endoctrinement des nouvelles générations aux
idéologies en place, on réalise qu'avec la chute progressive du
régime, ce qui avait été imposé jusque lors est
doucement remis en question, de manière cachée, souvent, car on
ne se défait pas d'un fonctionnement totalitaire et restrictif du jour
au lendemain, mais les consciences s'éveillent, à nouveau. Le
régime communiste bat de l'aile depuis la disparition du camarade Enver
Hoxha en 1985, on sent que les choses changent. Le gouvernement qui lui
succède avec Ramiz Alia à sa tête s'engage alors à
amorcer une campagne de rappel de tout ce qu'Enver Hoxha a fait, de toutes les
avancées dans la vie sociale et nationale de l'Albanie. Ce sont
d'ailleurs les sources qui datent d'après 1985 qui sont les plus
aisées à trouver et à consulter, car après la mort
du dernier stalinien d'Europe, l'Albanie tente de se justifier vis-à-vis
de la conduite qu'elle a tenue jusqu'à présent et lance de
grandes campagnes d'édition des oeuvres d'Enver Hoxha, en langues
étrangères, que l'on trouve encore facilement aujourd'hui.
Peu de données sont disponibles à propos de
l'enseignement des langues étrangères pendant le communisme, et
cette partie ne se constitue pas analyse d'un temps passé, mais
tentative de synthèse d'un contexte socio-historique à prendre en
compte, en particulier lorsque l'on s'intéresse aux politiques
linguistiques d'aujourd'hui. L'hypothèse selon laquelle il y aurait une
continuité dans les lignes de conduite et de gestion politique
vis-à-vis des langues en circulation sur un territoire donné, on
est donc amené à reprendre certains événements (ou
du moins les plus marquants) dans cette perspective. Lorsque le régime
communiste tombe, en particulier grâce aux importantes manifestations
estudiantines de 1991, les politiques
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linguistiques et éducatives en cours depuis quarante
ans furent et durent être changées, réformées,
créées pour se détacher de la tradition idéologique
instaurée en Albanie, au profit d'une standardisation sur des
critères européens, et ceci avec l'aide de nombreuses instances
étrangères et supra-gouvernementales (ONU, Conseil de l'Europe,
FMI). C'est ce que nous allons examinerdans la partie suivante.
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