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L'Albanie, histoire de langue(s) : pour une approche sociodidactique de l'enseignement apprentissage du français en contexte universitaire albanais


par Amélie GICQUEL
Université Paris 3 La Sorbonne Nouvelle - Master 2 professionnel Sciences du Langage mention Didactique du Français et des Langues Etrangères 2014
  

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Conclusion

La première partie aura donc permis de révéler les concepts théoriques et les notions qui s'attachent au contexte albanais étudié. Une fois ce travail effectué, il s'agira ensuite de voir comment ces notions développées dans la partie précédente s'adaptent à notre contexte à travers une présentation d'éléments de connaissances vis-à-vis de notre contexte présent. Nous avons vu que la langue solidarise les identités et permet de créer un lien des individus à la société. S'intéresser, s'intégrer au contexte dans lequel ces éléments de relation entre les deux groupes observés s'opèrent, est une démarche qui permet au chercheur de rendre visible et d'accorder du sens aux représentations des individus concernés par un phénomène identifié.

Cependant, nous avons vu que les représentations ont une histoire, elles n'apparaissent et ne subsistent dans le discours (entre autre) que par l'expérience des locuteurs d'un contexte donné. Il semblerait alors cohérent de relater le contexte dans lequel ces représentations naissent et perdurent, particulièrement selon un regard diachronique afin de ne pas se limiter à des considérations qui ne prévaudraient que sur une durée de temps limitée et peu représentative de l'histoire d'une communauté (ici, linguistique).

Selon la volonté de contextualiser la relation des locuteurs à la société à travers l'usage d'une langue précise, le français, cette partie s'attardera justement à présenter des éléments de connaissance historique relatifs aux relations institutionnalisées ou vécues (gestion in vitro vs. in vivo, cf. infra) d'un Etat, d'une nation (macro et micro) à un élément étranger, ici : la langue et la culture françaises. Nous verrons donc plus simplement de quelle manière les étapes historiques de l'Albanie pourraient avoir un impact sur la situation sociolinguistique et ensuite sociodidactique d'aujourd'hui.

Chapitre 2 : Eléments de macrocontextualisation socio-historique

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« Elle attirera les voyageurs, les touristes, Les artistes du monde entier, Les amis de la liberté viendront à elle en pèlerinage ; Triste pays de l'injustice et de la souffrance Pendant des siècles, Elle deviendra la terre promise de l'optimisme. »

Justin Godard, L'Albanie, 1922

49

Introduction

La contextualisation est donc constituée en partie d'une observation des relations entre les individus et les procédés actifs dans une classe et dans l'environnement auxquels les apprenants sont exposés en dehors de leur vie scolaire. Cependant, ce n'est pas seulement un effort de réflexivité responsable émanant de la part de l'enseignant dans sa pratique didactique, mais aussi une approche argumentée qui tend à « insister davantage sur le processus [...] que sur un `donné', qui ne serait qu'un simple décor» (Blanchet, 2009 : 3). Nous nous attarderons donc dans cette partie à présenter les premiers éléments macro définissant le terrain étudié. Considérer ce pays et ses locuteurs comme unilingues et monoculturels ne permettrait pas de traiter ce terrain de manière adaptée et plus encore, et empêcherait de faire apparaître un certain nombre de facteurs à prendre en compte dans la compréhension des pratiques sociolinguistiques et sociodidactiques des individus de ce pays. C'est selon cette composante socio-historique que nous nous attarderons à identifier les liens entre langues, société et enseignement, pensant que cela introduit une meilleure compréhension du contexte autant que des individus.

Après une première présentation historique de la langue albanaise et du rapport de ce peuple à celle-ci à travers le temps, nous nous attarderons sur un regard visant à intégrer le rôle de l'Ecole dans la définition de l'identité albanaise. Nous partirons de l'idée que l'Ecole en tant qu'institution est un des lieux où les identités se forment et se construisent (comme il a été proposé dans la première partie). Nous tenterons donc de comprendre quelle est la place accordée à l'institution éducative et aux langues maternelle et étrangères en Albanie à travers une présentation diachronique des places que ces institutions ont occupées, Nous ferons ensuite un premier point sur le rapport des individus à la langue et à la société.

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I/ L'albanais langue maternelle : histoire et statut 1.1. Formation du peuple et de la langue

1.1.1. Origines, formation de la langue et discours écrit

L'Albanie se dit « Shqipëria », un Albanais étant « shqiptar » et parlant « shqip ». C'est d'après les études de Ptolémée, géographe grec du IIème siècle ap. JC, à propos d'une tribu qu'il appelle les Albanoï (du latin alba, « blanc »8), que l'Albanie reçoit son nom latinisé, on trouve cependant mention de ce nom dans les textes occidentaux à partir du XIIème siècle. Du point de vue linguistique, l'albanais est une langue indo-européenne qui forme un groupe structuro-linguistique indépendant9, bien que l'on puisse dire d'ores et déjà que cette langue n'a pas échappé aux influences étrangères, à savoir les langues étrangères ayant laissé quelques-uns de leurs attributs à l'albanais ont toutes circulé sur le territoire albanais : le turc dans le lexique, en particulier dans des allocutions à fonction phatique (shyqyr : « enfin », dans le sens « finalement ! » / tamam : pour donner son approbation, « ok ») et dans la suffixation de certains verbes ; on trouve aussi des racines slaves dans certains suffixes empruntés, latines dans l'assimilation lexicale (Serbat, 2000 : 71), et grecques dans l'assimilation de certains mots encore.

Les origines et l'ascendance de cette langue sont des questions qui ne sont pas encore élucidées au vu des connaissances actuelles. Certaines hypothèses ont proposé l'affiliation de l'albanais à un groupe de langues, toutes éteintes au courant de l'Antiquité, appelé « groupe thraco-illyrien », à savoir que le peuple albanais descendrait de la civilisation illyrienne, selon la majorité des études menées dans ce domaine. Cet argument a été affirmé par Leibniz (1705), Ange Masci (1808) et Conrad Malte-Brun (1829) pour les oeuvres de référence. Diverses autres hypothèses disent que les Albanais descendraient plus anciennement des Pélasges (Effendi in Yélen, 1989 : 129), ou des Etrusques (thèse particulièrement défendue par l'ex-dictateur Enver Hoxha à des fins politiques, Cabanes & Cabanes 1999 : 189), ou seraient affiliés aux Thraces. L'hypothèse selon laquelle les Albanais descendraient des Illyriens est partiellement vérifiée par le fait que ce peuple antique a occupé une aire géographique allant du Nord de l'actuelle Croatie jusqu'au Nord de la Grèce. Cependant, aucune parenté (exceptés les emprunts qui ont été effectués au fil de l'Histoire et des contacts entre ces langues) n'existe entre l'albanais, le serbo-croate (dont les locuteurs occupent aussi aujourd'hui cette aire géographique) et le grec.

8 Cette tribu était installée dans la région calcaire de Kruja.

9 Voir infra pour alphabet albanais et mode de prononciation

51

Du point de vue de la littérature concernant et produite en albanais, nous savons que la première allocution en langue albanaise est une formule de baptême datant de 1462 rédigée par l'archevêque de Durrës Pal Engjëlli. Le premier ouvrage rédigé en albanais date du siècle suivant, de 1555, étant un missel publié en Italie par Gjon Buzuku. Bien qu'elle ne soit pas encore « normée », la langue albanaise existe et se fraie un chemin dans les ouvrages religieux d'à travers l'Europe. Des voyageurs européens, les intellectuels émigrés ou intégrés à la hiérarchie ottomane à Constantinople, et diverses communautés religieuses font vivre la langue albanaise et ses locuteurs à travers des écrits littéraires, monographiques, scientifiques (en particulier géologiques)10.

La classe intellectuelle albanaise reprend cette volonté de normer la langue albanaise à partir du XIXème siècle. L'intellectuel et traducteur Kostandin Kristofëridhi traduit le Nouveau Testament d'abord en guègue (1872), dialecte du Nord de l'Albanie puis en tosque (1879), et écrit une grammaire de l'albanais en 1882, en langue grecque. Ces deux traductions sont considérées comme ayant permis de trouver un compromis entre les deux dialectes et ayant donné naissance à la langue nationale dite « standard » (bien que majoritairement inspirée du tosque, par le pouvoir d'Enver Hoxha, natif de Gjirokastra au Sud du pays). La littérature en langue albanaise apparaît de façon assez tardive si l'on considère que ce peuple est vieux de plusieurs siècles, sans compter que le choix de la transcription écrite de cette langue est également officialisé très tard, comparé aux origines anciennes de ce peuple (1908, Congrès de Manastir, actuellement Bitola en Macédoine). Avant cette période, on employait tantôt les alphabets latin, grec ou arabe (anciennement utilisé par les Ottomans), en fonction de la langue qui introduisait les Albanais à la littéracie, puisqu'aucune école en langue albanaise n'a existé avant la fin du XIXème siècle (Clayer, 1999). La tardive alphabétisation de ce peuple dans sa langue maternelle aura également retardé la possibilité d'inscrire dans une langue propre ce qui appartient au passé de cette civilisation. Comptons également que la première école en langue albanaise s'ouvrit le 7 mars 1887 dans la ville de Korça au Sud-Est. Quelques rares écoles de différents niveaux d'éducation eurent été créées dans le passé (principalement au XVIIème siècle). Comptons par exemple l'Académie de Voskopoja ouverte en 1750 pour proposer des cours de philologie grecque, mais cette ville subît trois incendies ravageurs auxquels l'Académie ne survécut pas.

Il existe donc très peu de documentation ancienne sur ce peuple qui peine même à asseoir la légitimité de son existence et de sa culture. Les premières fouilles archéologiques entreprises sur le sol albanais datent du XIXème siècle (surtout 1861) sur le site d'Apollonia

10 Voir la bibliographie en annexe « Amis de l'Albanie »

52

d'Illyrie, tandis que les recherches les plus approfondies datent de 1924, sous la direction de l'archéologue français Léon Rey. Le site de Butrint (que Racine mentionne dans son oeuvre Andromaque) sera lui mis au jour en 1928 par l'italien Luigi Maria Ugolini.

1.1.2. Variétés et statut de l'albanais et langues minoritaires en présence

Du point de vue officiel, deux dialectes principaux sont en présence : le guègue (au Nord) et le tosque (au Sud), avec pour frontière naturelle le fleuve Shkumbini, scindant le pays en deux moitiés grossièrement égales. Le dialecte officiel de la République d'Albanie est le tosque, mais la loi stipule que c'est « l'albanais » qui doit être enseigné dans les écoles d'après l'article 6 de la loi no 7952 du 21 juin 1995, sans distinction dialectale, laissant présager une relative liberté quant au dialecte enseigné dans les écoles, sans que je n'aie pu le vérifier moi-même. Ces deux dialectes sont différents dans la syntaxe (comme par exemple la forme de l'infinitif qui n'existe pas en tosque et qui existe en guègue), dans la substitution de certaines consonnes au profit d'une prononciation différence (le /r/ du tosque est nasalisé par les locuteurs du guègue, ex. : Shqipëri « Albanie » en tosque, Shqipni en guègue). Cependant, le tosque reste encore largement usité entre deux Albanais originaires de deux villes différentes et amène des difficultés de compréhension relatives à des variations dans la phonétique et le lexique (ex. pour le mot « fille » `gocë' à Elbasan, `vajzë' à Tirana, `çupë' au Sud du pays et `çikë' au Nord, encore que cet exemple ne soit pas illustratif des difficultés de compréhension entre deux Albanais originaires de deux villes différentes quand ces mots sont connus de l'ensemble du pays). La problématique des dialectes semble se révéler depuis la chute du communisme, quand la norme avait été imposée à travers le pays, avec la possibilité pour chacun d'affirmer son identité, les revendications de pouvoir parler son dialecte se font plus présentes jusqu'à poser un problème sur un albanais normé, quand Marashi (2009 : 62) dit que 4 millions sur 6 albanophones des Balkans ne parlent pas le « standard ». Mais cela doit-il révéler des albanais dialectisés ou des dialectes à part entière ? Je n'ai pas les moyens de répondre à cette question, bien que je me la pose. On retiendra que la facilité d'un Albanais à adapter son langage à celui d'un autre dépend d'autres facteurs (niveau d'éducation et fréquence d'exposition au dialecte dit `standard') ; on peut donc noter que certains dialectes sont effectivement difficiles voire impossibles à comprendre à partir de sa seule connaissance de l'Albanais standard quand son interlocuteur ne fait pas d'effort de communication.

On peut observer sur la carte présente en annexe (« dialectes albanais dans les Balkans ») que les dialectes albanais dépassent les frontières géopolitiques de l'Albanie. On parle différents dialectes albanais au Sud de l'Italie et en Sicile (communauté arbëresh

53

déplacée au XV et XVIème siècles), au Nord de la Grèce (régions de la Laberi, de la Çamëri) et au Sud de la Grèce (les Arvanites), mais également en Bulgarie et en Ukraine (après les exodes religieuses du XVème et XVIIème siècles correspondant à la mort du dernier opposant à l'invasion ottomane et à la vague de conversion massive à l'Islam, imposée par Constantinople). L'ensemble des minorités indiquées dans ce paragraphe ont fui l'Albanie suite à un conflit religieux et politique, ce qui est intéressant est que certaines de ces minorités continuent à entretenir et à transmettre le patrimoine albanais de leurs origines.

Les peuples minoritaires en présence sur le territoire albanais et disposant de leur propre langue sont les Aroumains (appelés aussi « Çoban » peuple thraco-roumain, 8,260 citoyens au recensement 2011); les Macédoniens (5,000 cit.) ; les Grecs (24,200 cit.) ; les Monténégrins dans le Nord (360 cit.); plusieurs communautés rroms (8,300 cit. toutes ethnies confondues) et une autre de descendance égyptienne (3,300 cit.)11. Bien que l'Albanie ait signé la convention de protection des minorités nationales de l'UNESCO en 1991, il existe aujourd'hui encore peu d'institutions effectives qui permettent la protection et l'égalité de ces peuples et de leurs langues. Seuls les Aroumains du Sud-Est du pays commencent à revendiquer leur identité et à exiger une représentation officielle et des écoles dans leur langue, et les Grecs sont les seuls à disposer d'écoles dans leur langue maternelle par le soutien qu'ils disposent d'Athènes (Leclerc, 2012).

L'albanais est une langue officielle en Albanie, au Kosovo, en Macédoine et bénéficie du statut de langue minoritaire protégée en Italie. Cependant, la reconnaissance de cette langue et l'offre de son enseignement dans les écoles des pays voisins, dont ceux qui sont mentionnés, pose problème, cette proposition n'étant que pas ou peu approuvée par les Ministères de l'Education concernés, c'est le cas de la Macédoine, dont le gouvernement a rejeté la proposition en 2010 d'enseigner l'albanais dès la première année de scolarisation. La difficulté pour les Albanais de voir leur langue acceptée, enseignée et représentée tiendrait au fait que le pays a des difficultés à occuper un espace qui corresponde à l'aire linguistique sur laquelle la langue et les traditions ethniques albanaises s'étendent.

1.1.3. Histoire intérieure et extérieure de l'Albanie

Un rapide coup d'oeil à la chronologie des présences étrangères sur le sol albanais12 et des événements les plus marquants du XXème siècle permet de se rendre compte des tensions

11 Les résultats de ce recensement ont par contre été fortement contestés, voir Manjani (2012)

12 Inspirée de Jandot (2000 [1994]) & Universalis « Chronologie Albanie 1990 - 2008). Une chronologie plus complète est disponible en annexe.

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que la définition des frontières géopolitiques et linguistiques de l'Albanie allant jusqu'à la fin du XXème siècle. On remarquera que ces tensions n'ont pas seulement été provoquées par la gestion étrangère mais aussi albanaise :

- IIème millénaire av JC : apparition des Illyriens structurés en une trentaine de tribus

- VIIème siècle av JC : apparition de colonies grecques

- IIIème et IIème siècles av JC : conquête puis occupation romaine

- 395 ap JC : division de l'Empire romain, l'Illyricum est remis aux autorités de

Constantinople

- IVème et VIème siècles : différentes vagues d'invasion dans les Balkans

- VIème siècle : l'Illyricum divisé en plusieurs provinces puis envahies par les Antes, les

Huns, les Lombards et surtout les Slaves13

- 1190 : constitution d'une principauté d'Albanie avec Kruja pour capitale (au Nord de
Tirana)

- XIIIème siècle : cet espace devient un champ de batailles et se voit occupé par
différentes puissances (Bulgares, Serbes, Epirotes, Vénitiens, Angevins) sans qu'aucune d'entre elles ne parvienne à unir le peuple albanais sous un même étendard, qui vient à se diviser en clans antagonistes

- 1385 : l'Empire Ottoman envahit la majeure partie de l'Albanie

- 1468 : mort de Skanderbeg, seul chef militaire qui soit jamais parvenu à repousser

l'invasion ottomane, il faut attendre la création des forces armées antifascistes d'Enver Hoxha en 1940 pour que l'Albanie parvienne à se libérer seule de ses envahisseurs

- 1506 : l'Albanie est entièrement conquise par les Ottomans, indépendance en 1912

- Fin du XIXème siècle : la conscience d'appartenance nationale tente d'être réveillée

par les intellectuels de la « Renaissance albanaise », en même temps que le pouvoir de l'Empire Ottoman commence à décliner et que les pays voisins gagnent peu à peu leur indépendance

- 1878 : la ligue de Prizren réunit près de 80 intellectuels tentant de s'insurger contre la
définition déclarée « arbitraire » des frontières géographiques de l'Albanie (traités de San Stefano et de Berlin).

- 1891 : la ligue de Prizren est dissolue par les forces armées ottomanes

- 1912 : Ismail Qemal Bej déclare l'indépendance de l'Albanie et devient chef du

gouvernement provisoire. Capitale à Vlora.

13 « Ces invasions ont-elles ou pas étouffé l'ancien peuplement illyrien ? Là est le problème de l'ethnogenèse albanaise. » Note de l'auteur p. 23 du livre

55

- 1913 : indépendance de l'Albanie reconnue par les Etats d'Occident lors de la

Conférence, dite « secrète », des Ambassadeurs à Londres : aucun représentant albanais n'y est convié. Le pays est morcelé et des territoires albanais sont attribués aux pays voisins14. Démission d'Ismail Qemal Bej motivée par l'absence de soutien des Grandes Puissances (hormis de la France par l'Ambassadeur français sur place, Paul Cambon).

- 1914 : l'Albanie est dépourvue de chef politique, les Grandes Puissances lancent un
appel à qui veut gouverner l'Albanie. Le prince allemand William de Wied obtient le trône, qu'il rend 5 mois plus tard, obligé de fuir car peu apprécié (il n'apprend pas la langue albanaise et impose ses coutumes d'origine). Pouvoir transmis à la Commission Internationale créée par les Grandes Puissances.

- 1916 : un bastion de l'armée française s'installe dans la région de Korça et aide ses
habitants à constituer une République indépendante (jusqu'en 1919, après démobilisation de cette armée et sous la pression grecque voisine). Création en 1916 du lycée français de Korça.

- 1920 : l'Italie obtient un mandat de gestion exclusive sur le territoire albanais.

- 1925 : présidence puis monarchie autoproclamée d'Ahmet Zogu. Le traité de Tirana

(1927) laisse le pouvoir économique et militaire aux Italiens.

- 1939 : la Seconde Guerre Mondiale éclate, l'Italie envahit l'Albanie, le roi Zog Ier est
forcé de fuir, en Espagne, puis trouve refuge en France. Il y meurt en 1961, sa dépouille est rapatriée en 2012. Le lycée français de Korça est fermé par les Italiens, les enseignants français renvoyés en France.

- 1941 : création du Parti Communiste Albanais, ensuite Parti du Travail, par Enver
Hoxha.

- 1944 : les forces armées organisées par Enver Hoxha font fuir les Allemands. L'Albanie
a repris ses terres, elle devient le seul pays à ne s'être reposée sur aucune aide étrangère pour parvenir à se libérer.

- 1946 : Création de la République populaire d'Albanie, présidence d'Enver Hoxha pour
sept quinquennats consécutifs (interdiction du multipartisme et pas d'opposant autorisé).

- 1978 : après des périodes d'amitié avec la Yougoslavie, l'URSS et la Chine, Enver Hoxha
décrète le repli de l'Albanie sur elle-même, qui n'a plus aucun contact avec l'extérieur.

- 1985 : Enver Hoxha décède, Ramiz Alia désigné successeur.

- 1995 : 25% de la population albanaise active a quitté le pays, légalement ou

clandestinement (Ditter & Gedeshi, 1997 : 9).

14 Voir annexe 4 pour une carte des aspirations européennes sur les pays des Balkans, en 1913.

56

Le manque d'informations vis-à-vis de ce peuple a été source de nombreux débats, jusqu'à encourager la justification d'invasions étrangères sur le territoire albanais (ou c'est le cas au Kosovo), ou aura permis d'asseoir le pouvoir d'Enver Hoxha lors de l'institution de son régime dictatorial (ce qui sera discuté un peu plus tard), rendant l'étranger responsable des peines souffertes par l'Albanie et son peuple, jusqu'à se replier sur elle-même et l'originalité de son pouvoir. Nous voyons déjà un peu que l'Albanie a autrefois entretenu des rapports privilégiés avec la France, étant une destination intellectuelle et universitaire d'exception ; cette idée sera développée et approfondie en chapitre 3. Cette tradition changea au cours du temps, en particulier après la chute du communisme où des milliers d'Albanais fuirent vers les pays voisins : Italie et Grèce, créant ainsi un lien privilégié avec ces deux pays. Les différents problèmes relatifs à la gestion politique de ce pays auront entraîné une forte migration des Albanais que ce soit vers les pays voisins ou des zones rurales vers les villes, la section suivante nous inviterait alors à penser que l'Albanie, bien qu'elle ait subi certaines parties de son histoire, entretiendrait des relations particulières avec la scène étrangère.

1.2. Frontières de l'albanais, langue et territoire

Pour commencer, l'albanais n'est pas seulement parlé aux seins de ses frontières géopolitiques, mais l'aire linguistique albanaise est étendue à travers les Balkans. Une grande partie de la diaspora albanaise est également installée en Europe occidentale et aux Etats Unis (après la Première Guerre Mondiale et grâce à l'action du président américain Woodrow Wilson), cette large diaspora empêche par ailleurs de connaître avec exactitude le nombre d'Albanais dans le monde (comptons plus de 3 millions d'Albanais en Albanie, selon une estimation de 2014 et 7 millions à l'étranger, sans compter la diaspora kosovare aussi albanophone). Ce tableau nous le démontre de manière assez remarquable, par la grande différence qui existe entre les sources officielles provenant du Ministère des Affaires Etrangères albanais et celles qui sont issues des recensements officiels des pays concernés. Notons, et en respect d'une remarque qui m'a souvent été soumise à la mention de cette étude, qu'aucun chiffre ne peut non plus fixer le nombre d'immigrés clandestins.

57

 
 

Chiffres à partir des recensements des

 

Chiffres approximatifs du Ministère des

pays concernés et pourcentage de la

 

Affaires Etrangères albanais (MPJ, 2014)

population totale du pays de résidence

 
 

(Albanian diaspora, 2014)

 
 

Nombre de

 

Nombre de

 

Pays

 

Pays

 
 
 

ressortissants

 

citoyens

 
 
 
 

1 616 869

1

Grèce

600 000

Kosovo (2011)

 
 
 
 
 

(92.93%)

 
 
 
 

509 083

2

Italie

500 000

Macédoine (2002)

 
 
 
 
 

(25.17%)

3

Etats Unis

150 000

Italie (2013)

497 761 (0.83%)

4

Royaume Uni

50 000

Grèce (2011)

480 824 (4.45%)

5

Canada

20 000

Etats Unis (2006-11)

172 149 (0.06%)

6

Allemagne

15 000

Suisse (2000)

94 937 (1.32%)

7

Belgique

5 000

Canada (2011)

31 030 (0.09%)

8

Turquie

5 000

Monténégro (2011)

30 439 (4.91%)

9

Autriche

4 000

Royaume Uni (2011)

28 820 (0.05%)

10

Suisse

1 500

Autriche (2001)

28 212 (0.35%)

Population totale à l'intérieur de l'Albanie :

environ 3,5 millions toutes citoyennetés confondues, dont 82% de citoyens Albanais.

 

Tableau 1 - Diaspora albanaise dans le monde

En ce qui concerne la France, les chiffres officiels de l'INSEE du recensement de 2011 ne proposent pas l'entrée « nationalité albanaise » dans la catégorie des citoyens étrangers résidant sur le sol français. Par déduction, ils se trouveraient réunis avec d'autres sous l'entrée « autres nationalités d'Europe » au nombre de 45 040 individus (origines, sexe et âge confondus). De l'autre côté, l'Institut des Statistiques de la République d'Albanie (INSTAT) possède des données concernant le nombre de citoyens albanais rentrés en Albanie, selon l'année de retour et le pays précédemment habité. Nous ne sommes donc pas en mesure de dire combien d'Albanais vivent en France d'après des sources officielles. On notera cependant que plus de 90% des Albanais qui ont choisi la France comme pays d'accueil en 1996 se sont tourné vers cette destination car ils y avaient déjà effectué un stage de spécialisation

58

scientifique dans les années 198015, et nous apprendrons plus bas que ceux qui avaient le droit de sortir du pays sous le régime communiste étaient de hauts fonctionnaires de l'Etat, appartenant à l'élite du pays.

Une remarque devra pourtant être spécifiée : le sujet politique et diplomatique vis-à-vis du non-respect des frontières ethniques albanaises reste encore un sujet important de divergence entre les gouvernements des Balkans, ce qui laisserait imaginer la raison pour laquelle le Ministère des Affaires Etrangères ne diffuse pas le nombre de citoyens albanais de nationalité étrangère au Monténégro, en Macédoine et en Grèce, dans un certain sens (concernant la région de la Çamëria que les deux pays se disputent depuis de nombreuses années), bien que le rattachement des Albanais de cette région soit encore un sujet brûlant dans les esprits (ce qui a motivé par exemple la formation d'un parti politique à forte orientation nationaliste : l'Alliance Rouge et Noire, Aleanca Kuq e Zi).

Les frontières entre langue et territoire sont rarement nettes, mais dans notre cas, elles sont rendues presque inexistantes par cette diaspora importante, par l'assimilation au fil des années d'Albanais dans leur pays d'accueil, et quand même la revendication de la suprématie d'une nation étrangère peut remettre en cause la possibilité de mentionner ou de faire reconnaître son appartenance ethnique. Vu de l'intérieur et au cours de mes expériences d'observatrice directe, l'Albanie reste la patrie à laquelle les citoyens Albanais des Balkans se sentent appartenir. Je peux mentionner ici l'affichage évident de leur appartenance ethnique par les drapeaux albanais qui flottent sur les maisons, à l'entrée des villages dans les régions ethniques albanaises des pays voisins, ou par des tatouages de l'aigle bicéphale, emblème officiel du drapeau et symbole du pays, et autres accessoires divers. La mention de cette idée n'a pas été soumise à des citoyens albanais vivant à l'étranger et il m'a aussi été donné de rencontrer certains Albanais se dire appartenir à un autre pays, donc les remarques effectuées ici ne doivent pas être considérées au sens absolu. Il s'agit plutôt de pistes orientées de réflexion qui peuvent potentiellement aider à comprendre notre contexte et le rapport des Albanais à leur langue et aux langues étrangères.

4 Pour quelle définition de l'albanité ?

On remarque d'ailleurs que les associations culturelles permettant aux Albanais expatriés de se réunir autour de leur lien de parenté sont nombreuses et développent des calendriers de promotion culturelle parfois relatifs mais ces associations existent (pour la

15 D'après une enquête réalisée en 1996 sur un échantillon de 678 Albanais installés à l'étranger après la chute du communisme en 1991.

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France : http://association-albania.com/?lang=fr) avec une raison d'être avant tout sociale, pour s'entraider au début de l'installation et se retrouver autour d'une même origine (De Rapper, n.d. : 20 ; Kosta, 2004).

Il est difficile d'établir une définition de ce concept relatif à l'identité albanaise, de ce qui fait qu'un individu est Albanais ou non (d'après plusieurs remarques de ce type qui m'ont été faites), autant que l'albanité en tant que concept et l'albanologie en tant que discipline existent... Le peuple albanais cultive une certaine unité nationale et ethnique, on peut le voir par une tendance nette à se rapprocher des communautés déjà installées à l'étranger, bien que cette tendance semble s'amoindrir depuis quelques années, ou bien à préférer les unions matrimoniales endogames, plutôt que mixtes (ibid. : 16).

1.3. La langue albanaise dans le discours

Remarquer qu'un lien fort unirait le peuple albanais à sa langue natale pourrait permettre de pousser la réflexion jusqu'à l'importance de la place accordée et des représentations portées à cette langue dans le discours en circulation. Nous commencerons à la fin du XIXème siècle car c'est à cette époque qu'il est considéré que la langue commença à prendre une place importante pour la définition de l'identité albanaise. Les auteurs de la « Renaissance albanaise » de la fin du XIXème siècle replaceront la langue dans sa fonction de rassemblement national et utilisent la littérature aussi bien écrite qu'orale pour tenter d'unir les Albanais autour de la volonté de s'affranchir de l'emprise ottomane vieille de cinq siècles. Des écrivains comme les frères Frashëri, Pashko Vasa ou Luigji Gurakuqi usaient de leur intellect pour « donner corps à l'histoire de cette nation albanaise et à l'identité de ce peuple oublié, et d'imposer "preuves scientifiques et historiques" à l'appui, la spécificité albanaise » (Sherifi, 1995 : 164), jusqu'à soulever les rangs albanais aux sons d'une Marseillaise adaptée à la situation albanaise16. D'autres, comme Apollinaire mentionne que : « les Albanais seuls ont le sentiment de la nationalité, tous les autres peuples de l'empire ne connaissent d'autres groupements que celui de la religion », on apprendra qu'Apollinaire était un ami fervent de Faik Konica (ou Konitza selon les sources), délégué officiel de l'Albanie à Washington D.C.

Ces auteurs et leur mouvement furent particulièrement importants dans l'assise et la revendication de l'identité albanaise, en référence à la constitution de la Ligue de Prizren en 1878 par ceux-là mêmes qu'on appelait les Lumières albanaises, et par le rôle de cette assemblée dans le processus d'indépendance de l'Albanie de l'Empire Ottoman, bien que

16 « Aux armes, Albanais, formez vos bataillons, / Marchez, marchez, qu'aucun ennemi ne viole nos frontières ».

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d'autres sources disent parfois que c'est à cause de cette ligue que l'Albanie fut le dernier pays à obtenir son indépendance (les Ottomans n'ayant pas apprécié de voir cette rébellion se former). La littérature albanaise à travers le temps n'a pas tari d'éloges à l'adresse de la mère patrie, jusqu'à l'importance évoquée ici de remiser une quelconque autre appartenance identitaire ou culturelle : « Ne regardez ni églises ni mosquées, / La religion de l'Albanais est l'Albanité » (vers du poète Pashko Vasa, O moj Shqypni17, 1879), mentionnant clairement la nécessité de reléguer l'appartenance religieuse des Albanais au second plan. Cette forte renonciation à des traditions religieuses (remise en question aujourd'hui mais encore présente dans le discours) soulève également l'importance accordée au soutien à la nation pour la constitution de l'identité albanaise qu'un certain nombre de sociologues tentent de mettre en avant pour combattre l'idée reçue selon laquelle les Albanais sont tous des Musulmans (Wilmart : 2008 : 72 ; Neziroski : 2009). Pour éclaircir ce dernier point d'appartenance religieuse qui fait débat vis-à-vis de l'Albanie, j'orienterai le lecteur vers l'article d'Hélène Rigal (2003) qui est selon moi, une des seules à analyser de manière réaliste la situation de l'Islam en Albanie. Dix ans après la publication de cet article, le paysage albanais change et les marques d'appartenance religieuse se font plus présentes, les tendances religieuses extrémistes gagnent du terrain, tuant petit à petit ce qui aura permis à l'Albanie de rester unie malgré tout.

Cependant, ce sentiment d'appartenance à une langue fait de plus en plus surface dans le discours. Nous retiendrons également qu'un nombre récemment grandissant de revendications d'appartenance patriotique et linguistique trouvent leur place :

- dans les discours politiques (avec la création d'un nouveau parti politique `l'Alliance Rouge
et Noire' en 2012 à forte orientation patriotique) ;

- publicitaires (référence au slogan « Fol Shqip »18 (Infoarkiv, 2013) une campagne de
promotion téléphonique de l'opérateur Albafone en Macédoine et à beaucoup de spots publicitaires montrant des Albanais à l'étranger) ;

- mais aussi artistiques (la chanson « Fol Shqip » d'Artiola et Poni, 2013, dont le texte
rappelle l'importance de ne jamais oublier « la langue de la mère »).

Vis-à-vis de la protection de la nation, de la culture maternelle et par extension de la langue, nous pourrions mentionner Porcher qui mentionne un fait important et adéquat à la considération de notre terrain d'études qui est la remontée de sentiments d'appartenance

17 Traduction de l'auteur « Oh mon Albanie »

18 Traduction de l'auteur : « Parle albanais »

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nationale ou ethnique de nos jours, comme une conséquence d'un refoulement, d'un déni de reconnaissance dû à l'histoire de grandes puissances et qui auraient pour conséquence aujourd'hui de faire revivre ces nations autrefois oubliées :

« La naissance nouvelle d'Etats qui avaient été éradiqués, en apparence, a proliféré dans la dernière décennie. (...) L'émergence des régions, des pays, des villes, comme entités singulières, s'accroît chaque jour. Il y aurait, à cet égard, à réinterpréter les politiques linguistiques dans la lignée historique, où l'on verrait, à coup sûr, des résurgences de temps longs, d'anciennes frontières que les esprits rapides ou flapis avaient considérées comme définitivement caduques ? Le patrimoine a reconquis ses composantes locales, déterminé la géographie, les appartenances historiques, culturelles et linguistiques. » (Porcher, 2012 : 15)

Je tiens à préciser que le terme « nationalisme » cher à la qualification des esprits balkaniques depuis plusieurs décennies, ne sera pas employé dans ce travail car à mon sens, non adapté. Je laisserai le soin aux sociologues de terrain d'analyser ce qui constitue le nationalisme albanais, en attirant primairement l'attention du lecteur de ce travail, que le renfermement de l'Albanie sur elle-même tout au long de son histoire n'aura pas constitué une volonté de ce peuple de faire prévaloir les valeurs de la nation au détriment de celles d'autres populations (selon la définition de P. Simon, n.d.), mais que le développement d'une protection presque viscérale des valeurs de ce peuple aura permis de préserver un patrimoine bimillénaire de traditions qui aura à la fois fourni le sédiment de base à l'instauration d'une dictature communiste, autant qu'à la sauvegarde d'une culture encore largement méconnue dans les champs de l'archéologie et de l'histoire des civilisations (Cabanes, 2004).

Cette première incursion de description historique aura permis de poser les premiers éléments de connaissance vis-à-vis de la situation linguistique des Albanais en Albanie et ailleurs. Selon l'idée où l'école est une des institutions à travers laquelle les valeurs d'une société sont transmises aux générations futures, nous nous attarderons à voir dans quelle mesure l'école a joué un rôle dans la formation des représentations sociales et sociolinguistiques des apprenants albanais.

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe