La contextualisation est donc constituée en partie
d'une observation des relations entre les individus et les
procédés actifs dans une classe et dans l'environnement auxquels
les apprenants sont exposés en dehors de leur vie scolaire. Cependant,
ce n'est pas seulement un effort de réflexivité responsable
émanant de la part de l'enseignant dans sa pratique didactique, mais
aussi une approche argumentée qui tend à « insister
davantage sur le processus [...] que sur un `donné', qui ne serait qu'un
simple décor» (Blanchet, 2009 : 3). Nous nous attarderons donc dans
cette partie à présenter les premiers éléments
macro définissant le terrain étudié. Considérer ce
pays et ses locuteurs comme unilingues et monoculturels ne permettrait pas de
traiter ce terrain de manière adaptée et plus encore, et
empêcherait de faire apparaître un certain nombre de facteurs
à prendre en compte dans la compréhension des pratiques
sociolinguistiques et sociodidactiques des individus de ce pays. C'est selon
cette composante socio-historique que nous nous attarderons à identifier
les liens entre langues, société et enseignement, pensant que
cela introduit une meilleure compréhension du contexte autant que des
individus.
Après une première présentation
historique de la langue albanaise et du rapport de ce peuple à celle-ci
à travers le temps, nous nous attarderons sur un regard visant à
intégrer le rôle de l'Ecole dans la définition de
l'identité albanaise. Nous partirons de l'idée que l'Ecole en
tant qu'institution est un des lieux où les identités se forment
et se construisent (comme il a été proposé dans la
première partie). Nous tenterons donc de comprendre quelle est la place
accordée à l'institution éducative et aux langues
maternelle et étrangères en Albanie à travers une
présentation diachronique des places que ces institutions ont
occupées, Nous ferons ensuite un premier point sur le rapport des
individus à la langue et à la société.
50
I/ L'albanais langue maternelle : histoire et
statut 1.1. Formation du peuple et de la langue
1.1.1. Origines, formation de la langue et
discours écrit
L'Albanie se dit « Shqipëria », un Albanais
étant « shqiptar » et parlant « shqip ». C'est
d'après les études de Ptolémée, géographe
grec du IIème siècle ap. JC, à propos d'une tribu qu'il
appelle les Albanoï (du latin alba, « blanc
»8), que l'Albanie reçoit son nom latinisé, on
trouve cependant mention de ce nom dans les textes occidentaux à partir
du XIIème siècle. Du point de vue linguistique, l'albanais est
une langue indo-européenne qui forme un groupe structuro-linguistique
indépendant9, bien que l'on puisse dire d'ores et
déjà que cette langue n'a pas échappé aux
influences étrangères, à savoir les langues
étrangères ayant laissé quelques-uns de leurs attributs
à l'albanais ont toutes circulé sur le territoire albanais : le
turc dans le lexique, en particulier dans des allocutions à
fonction phatique (shyqyr : « enfin », dans
le sens « finalement ! » / tamam : pour
donner son approbation, « ok ») et dans la suffixation de certains
verbes ; on trouve aussi des racines slaves dans certains suffixes
empruntés, latines dans l'assimilation lexicale (Serbat, 2000 :
71), et grecques dans l'assimilation de certains mots encore.
Les origines et l'ascendance de cette langue sont des
questions qui ne sont pas encore élucidées au vu des
connaissances actuelles. Certaines hypothèses ont proposé
l'affiliation de l'albanais à un groupe de langues, toutes
éteintes au courant de l'Antiquité, appelé « groupe
thraco-illyrien », à savoir que le peuple albanais descendrait de
la civilisation illyrienne, selon la majorité des études
menées dans ce domaine. Cet argument a été affirmé
par Leibniz (1705), Ange Masci (1808) et Conrad Malte-Brun (1829) pour les
oeuvres de référence. Diverses autres hypothèses disent
que les Albanais descendraient plus anciennement des Pélasges (Effendi
in Yélen, 1989 : 129), ou des Etrusques (thèse
particulièrement défendue par l'ex-dictateur Enver Hoxha à
des fins politiques, Cabanes & Cabanes 1999 : 189), ou seraient
affiliés aux Thraces. L'hypothèse selon laquelle les Albanais
descendraient des Illyriens est partiellement vérifiée par le
fait que ce peuple antique a occupé une aire géographique allant
du Nord de l'actuelle Croatie jusqu'au Nord de la Grèce. Cependant,
aucune parenté (exceptés les emprunts qui ont été
effectués au fil de l'Histoire et des contacts entre ces langues)
n'existe entre l'albanais, le serbo-croate (dont les locuteurs occupent aussi
aujourd'hui cette aire géographique) et le grec.
8 Cette tribu était installée dans la
région calcaire de Kruja.
9 Voir infra pour alphabet albanais et mode de
prononciation
51
Du point de vue de la littérature concernant et
produite en albanais, nous savons que la première allocution en langue
albanaise est une formule de baptême datant de 1462 rédigée
par l'archevêque de Durrës Pal Engjëlli. Le premier ouvrage
rédigé en albanais date du siècle suivant, de 1555,
étant un missel publié en Italie par Gjon Buzuku. Bien qu'elle ne
soit pas encore « normée », la langue albanaise existe et se
fraie un chemin dans les ouvrages religieux d'à travers l'Europe. Des
voyageurs européens, les intellectuels émigrés ou
intégrés à la hiérarchie ottomane à
Constantinople, et diverses communautés religieuses font vivre la langue
albanaise et ses locuteurs à travers des écrits
littéraires, monographiques, scientifiques (en particulier
géologiques)10.
La classe intellectuelle albanaise reprend cette
volonté de normer la langue albanaise à partir du XIXème
siècle. L'intellectuel et traducteur Kostandin Kristofëridhi
traduit le Nouveau Testament d'abord en guègue (1872), dialecte du Nord
de l'Albanie puis en tosque (1879), et écrit une grammaire de l'albanais
en 1882, en langue grecque. Ces deux traductions sont considérées
comme ayant permis de trouver un compromis entre les deux dialectes et ayant
donné naissance à la langue nationale dite « standard »
(bien que majoritairement inspirée du tosque, par le pouvoir d'Enver
Hoxha, natif de Gjirokastra au Sud du pays). La littérature en langue
albanaise apparaît de façon assez tardive si l'on considère
que ce peuple est vieux de plusieurs siècles, sans compter que le choix
de la transcription écrite de cette langue est également
officialisé très tard, comparé aux origines anciennes de
ce peuple (1908, Congrès de Manastir, actuellement Bitola en
Macédoine). Avant cette période, on employait tantôt les
alphabets latin, grec ou arabe (anciennement utilisé par les Ottomans),
en fonction de la langue qui introduisait les Albanais à la
littéracie, puisqu'aucune école en langue albanaise n'a
existé avant la fin du XIXème siècle (Clayer, 1999). La
tardive alphabétisation de ce peuple dans sa langue maternelle aura
également retardé la possibilité d'inscrire dans une
langue propre ce qui appartient au passé de cette civilisation. Comptons
également que la première école en langue albanaise
s'ouvrit le 7 mars 1887 dans la ville de Korça au Sud-Est. Quelques
rares écoles de différents niveaux d'éducation eurent
été créées dans le passé (principalement au
XVIIème siècle). Comptons par exemple l'Académie de
Voskopoja ouverte en 1750 pour proposer des cours de philologie grecque, mais
cette ville subît trois incendies ravageurs auxquels l'Académie ne
survécut pas.
Il existe donc très peu de documentation ancienne sur
ce peuple qui peine même à asseoir la légitimité de
son existence et de sa culture. Les premières fouilles
archéologiques entreprises sur le sol albanais datent du XIXème
siècle (surtout 1861) sur le site d'Apollonia
10 Voir la bibliographie en annexe « Amis de
l'Albanie »
52
d'Illyrie, tandis que les recherches les plus approfondies
datent de 1924, sous la direction de l'archéologue français
Léon Rey. Le site de Butrint (que Racine mentionne dans son oeuvre
Andromaque) sera lui mis au jour en 1928 par
l'italien Luigi Maria Ugolini.
1.1.2. Variétés et statut de
l'albanais et langues minoritaires en présence
Du point de vue officiel, deux dialectes principaux sont en
présence : le guègue (au Nord) et le tosque (au Sud), avec pour
frontière naturelle le fleuve Shkumbini, scindant le pays en deux
moitiés grossièrement égales. Le dialecte officiel de la
République d'Albanie est le tosque, mais la loi stipule que c'est «
l'albanais » qui doit être enseigné dans les écoles
d'après l'article 6 de la loi no 7952 du 21 juin 1995, sans distinction
dialectale, laissant présager une relative liberté quant au
dialecte enseigné dans les écoles, sans que je n'aie pu le
vérifier moi-même. Ces deux dialectes sont différents dans
la syntaxe (comme par exemple la forme de l'infinitif qui n'existe pas en
tosque et qui existe en guègue), dans la substitution de certaines
consonnes au profit d'une prononciation différence (le /r/ du tosque est
nasalisé par les locuteurs du guègue, ex. :
Shqipëri « Albanie » en tosque,
Shqipni en guègue). Cependant, le tosque reste
encore largement usité entre deux Albanais originaires de deux villes
différentes et amène des difficultés de
compréhension relatives à des variations dans la
phonétique et le lexique (ex. pour le mot « fille »
`gocë' à Elbasan, `vajzë' à Tirana, `çupë'
au Sud du pays et `çikë' au Nord, encore que cet exemple ne soit
pas illustratif des difficultés de compréhension entre deux
Albanais originaires de deux villes différentes quand ces mots sont
connus de l'ensemble du pays). La problématique des dialectes semble se
révéler depuis la chute du communisme, quand la norme avait
été imposée à travers le pays, avec la
possibilité pour chacun d'affirmer son identité, les
revendications de pouvoir parler son dialecte se font plus présentes
jusqu'à poser un problème sur un albanais normé, quand
Marashi (2009 : 62) dit que 4 millions sur 6 albanophones des Balkans ne
parlent pas le « standard ». Mais cela doit-il révéler
des albanais dialectisés ou des dialectes à part entière ?
Je n'ai pas les moyens de répondre à cette question, bien que je
me la pose. On retiendra que la facilité d'un Albanais à adapter
son langage à celui d'un autre dépend d'autres facteurs (niveau
d'éducation et fréquence d'exposition au dialecte dit `standard')
; on peut donc noter que certains dialectes sont effectivement difficiles voire
impossibles à comprendre à partir de sa seule connaissance de
l'Albanais standard quand son interlocuteur ne fait pas d'effort de
communication.
On peut observer sur la carte présente en annexe
(« dialectes albanais dans les Balkans ») que les dialectes albanais
dépassent les frontières géopolitiques de l'Albanie. On
parle différents dialectes albanais au Sud de l'Italie et en Sicile
(communauté arbëresh
53
déplacée au XV et XVIème siècles),
au Nord de la Grèce (régions de la Laberi, de la
Çamëri) et au Sud de la Grèce (les Arvanites), mais
également en Bulgarie et en Ukraine (après les exodes religieuses
du XVème et XVIIème siècles correspondant à la mort
du dernier opposant à l'invasion ottomane et à la vague de
conversion massive à l'Islam, imposée par Constantinople).
L'ensemble des minorités indiquées dans ce paragraphe ont fui
l'Albanie suite à un conflit religieux et politique, ce qui est
intéressant est que certaines de ces minorités continuent
à entretenir et à transmettre le patrimoine albanais de leurs
origines.
Les peuples minoritaires en présence sur le territoire
albanais et disposant de leur propre langue sont les Aroumains (appelés
aussi « Çoban » peuple thraco-roumain, 8,260 citoyens au
recensement 2011); les Macédoniens (5,000 cit.) ; les Grecs (24,200
cit.) ; les Monténégrins dans le Nord (360 cit.); plusieurs
communautés rroms (8,300 cit. toutes ethnies confondues) et une autre de
descendance égyptienne (3,300 cit.)11. Bien que l'Albanie ait
signé la convention de protection des minorités nationales de
l'UNESCO en 1991, il existe aujourd'hui encore peu d'institutions effectives
qui permettent la protection et l'égalité de ces peuples et de
leurs langues. Seuls les Aroumains du Sud-Est du pays commencent à
revendiquer leur identité et à exiger une représentation
officielle et des écoles dans leur langue, et les Grecs sont les seuls
à disposer d'écoles dans leur langue maternelle par le soutien
qu'ils disposent d'Athènes (Leclerc, 2012).
L'albanais est une langue officielle en Albanie, au Kosovo, en
Macédoine et bénéficie du statut de langue minoritaire
protégée en Italie. Cependant, la reconnaissance de cette langue
et l'offre de son enseignement dans les écoles des pays voisins, dont
ceux qui sont mentionnés, pose problème, cette proposition
n'étant que pas ou peu approuvée par les Ministères de
l'Education concernés, c'est le cas de la Macédoine, dont le
gouvernement a rejeté la proposition en 2010 d'enseigner l'albanais
dès la première année de scolarisation. La
difficulté pour les Albanais de voir leur langue acceptée,
enseignée et représentée tiendrait au fait que le pays a
des difficultés à occuper un espace qui corresponde à
l'aire linguistique sur laquelle la langue et les traditions ethniques
albanaises s'étendent.
1.1.3. Histoire intérieure et
extérieure de l'Albanie
Un rapide coup d'oeil à la chronologie des
présences étrangères sur le sol albanais12 et
des événements les plus marquants du XXème siècle
permet de se rendre compte des tensions
11 Les résultats de ce recensement ont par
contre été fortement contestés, voir Manjani (2012)
12 Inspirée de Jandot (2000 [1994]) &
Universalis « Chronologie Albanie 1990 - 2008). Une chronologie plus
complète est disponible en annexe.
54
que la définition des frontières
géopolitiques et linguistiques de l'Albanie allant jusqu'à la fin
du XXème siècle. On remarquera que ces tensions n'ont pas
seulement été provoquées par la gestion
étrangère mais aussi albanaise :
- IIème millénaire av JC :
apparition des Illyriens structurés en une trentaine de
tribus
- VIIème siècle av JC :
apparition de colonies grecques
- IIIème et IIème siècles av JC :
conquête puis occupation romaine
- 395 ap JC : division de l'Empire romain,
l'Illyricum est remis aux autorités de
Constantinople
- IVème et VIème siècles :
différentes vagues d'invasion dans les Balkans
- VIème siècle : l'Illyricum
divisé en plusieurs provinces puis envahies par les Antes, les
Huns, les Lombards et surtout les Slaves13
- 1190 : constitution d'une
principauté d'Albanie avec Kruja pour capitale (au Nord de
Tirana)
- XIIIème siècle : cet espace
devient un champ de batailles et se voit occupé
par
différentes puissances (Bulgares, Serbes, Epirotes,
Vénitiens, Angevins) sans qu'aucune d'entre elles ne parvienne à
unir le peuple albanais sous un même étendard, qui vient à
se diviser en clans antagonistes
- 1385 : l'Empire Ottoman envahit la majeure
partie de l'Albanie
- 1468 : mort de Skanderbeg, seul chef militaire
qui soit jamais parvenu à repousser
l'invasion ottomane, il faut attendre la création des
forces armées antifascistes d'Enver Hoxha en 1940 pour que l'Albanie
parvienne à se libérer seule de ses envahisseurs
- 1506 : l'Albanie est entièrement
conquise par les Ottomans, indépendance en 1912
- Fin du XIXème siècle : la
conscience d'appartenance nationale tente d'être
réveillée
par les intellectuels de la « Renaissance albanaise
», en même temps que le pouvoir de l'Empire Ottoman commence
à décliner et que les pays voisins gagnent peu à peu leur
indépendance
- 1878 : la ligue de Prizren réunit
près de 80 intellectuels tentant de s'insurger contre
la
définition déclarée « arbitraire » des
frontières géographiques de l'Albanie (traités de San
Stefano et de Berlin).
- 1891 : la ligue de Prizren est dissolue par
les forces armées ottomanes
- 1912 : Ismail Qemal Bej déclare
l'indépendance de l'Albanie et devient chef du
gouvernement provisoire. Capitale à Vlora.
13 « Ces invasions ont-elles ou pas
étouffé l'ancien peuplement illyrien ? Là est le
problème de l'ethnogenèse albanaise. » Note de l'auteur p.
23 du livre
55
- 1913 : indépendance de l'Albanie
reconnue par les Etats d'Occident lors de la
Conférence, dite « secrète », des
Ambassadeurs à Londres : aucun représentant albanais n'y est
convié. Le pays est morcelé et des territoires albanais sont
attribués aux pays voisins14. Démission d'Ismail Qemal
Bej motivée par l'absence de soutien des Grandes Puissances (hormis de
la France par l'Ambassadeur français sur place, Paul Cambon).
- 1914 : l'Albanie est dépourvue de
chef politique, les Grandes Puissances lancent un
appel à qui veut
gouverner l'Albanie. Le prince allemand William de Wied obtient le trône,
qu'il rend 5 mois plus tard, obligé de fuir car peu
apprécié (il n'apprend pas la langue albanaise et impose ses
coutumes d'origine). Pouvoir transmis à la Commission Internationale
créée par les Grandes Puissances.
- 1916 : un bastion de l'armée
française s'installe dans la région de Korça et aide
ses
habitants à constituer une République indépendante
(jusqu'en 1919, après démobilisation de cette armée et
sous la pression grecque voisine). Création en 1916 du lycée
français de Korça.
- 1920 : l'Italie obtient un mandat de gestion
exclusive sur le territoire albanais.
- 1925 : présidence puis monarchie
autoproclamée d'Ahmet Zogu. Le traité de Tirana
(1927) laisse le pouvoir économique et militaire aux
Italiens.
- 1939 : la Seconde Guerre Mondiale
éclate, l'Italie envahit l'Albanie, le roi Zog Ier est
forcé
de fuir, en Espagne, puis trouve refuge en France. Il y meurt en 1961, sa
dépouille est rapatriée en 2012. Le lycée français
de Korça est fermé par les Italiens, les enseignants
français renvoyés en France.
- 1941 : création du Parti Communiste
Albanais, ensuite Parti du Travail, par Enver
Hoxha.
- 1944 : les forces armées
organisées par Enver Hoxha font fuir les Allemands. L'Albanie
a
repris ses terres, elle devient le seul pays à ne s'être
reposée sur aucune aide étrangère pour parvenir à
se libérer.
- 1946 : Création de la
République populaire d'Albanie, présidence d'Enver Hoxha
pour
sept quinquennats consécutifs (interdiction du multipartisme et
pas d'opposant autorisé).
- 1978 : après des périodes
d'amitié avec la Yougoslavie, l'URSS et la Chine, Enver
Hoxha
décrète le repli de l'Albanie sur elle-même, qui
n'a plus aucun contact avec l'extérieur.
- 1985 : Enver Hoxha décède,
Ramiz Alia désigné successeur.
- 1995 : 25% de la population albanaise active
a quitté le pays, légalement ou
clandestinement (Ditter & Gedeshi, 1997 : 9).
14 Voir annexe 4 pour une carte des aspirations
européennes sur les pays des Balkans, en 1913.
56
Le manque d'informations vis-à-vis de ce peuple a
été source de nombreux débats, jusqu'à encourager
la justification d'invasions étrangères sur le territoire
albanais (ou c'est le cas au Kosovo), ou aura permis d'asseoir le pouvoir
d'Enver Hoxha lors de l'institution de son régime dictatorial (ce qui
sera discuté un peu plus tard), rendant l'étranger responsable
des peines souffertes par l'Albanie et son peuple, jusqu'à se replier
sur elle-même et l'originalité de son pouvoir. Nous voyons
déjà un peu que l'Albanie a autrefois entretenu des rapports
privilégiés avec la France, étant une destination
intellectuelle et universitaire d'exception ; cette idée sera
développée et approfondie en chapitre 3. Cette tradition changea
au cours du temps, en particulier après la chute du communisme où
des milliers d'Albanais fuirent vers les pays voisins : Italie et Grèce,
créant ainsi un lien privilégié avec ces deux pays. Les
différents problèmes relatifs à la gestion politique de ce
pays auront entraîné une forte migration des Albanais que ce soit
vers les pays voisins ou des zones rurales vers les villes, la section suivante
nous inviterait alors à penser que l'Albanie, bien qu'elle ait subi
certaines parties de son histoire, entretiendrait des relations
particulières avec la scène étrangère.
1.2. Frontières de l'albanais, langue et
territoire
Pour commencer, l'albanais n'est pas seulement parlé
aux seins de ses frontières géopolitiques, mais l'aire
linguistique albanaise est étendue à travers les Balkans. Une
grande partie de la diaspora albanaise est également installée en
Europe occidentale et aux Etats Unis (après la Première Guerre
Mondiale et grâce à l'action du président américain
Woodrow Wilson), cette large diaspora empêche par ailleurs de
connaître avec exactitude le nombre d'Albanais dans le monde (comptons
plus de 3 millions d'Albanais en Albanie, selon une estimation de 2014 et 7
millions à l'étranger, sans compter la diaspora kosovare aussi
albanophone). Ce tableau nous le démontre de manière assez
remarquable, par la grande différence qui existe entre les sources
officielles provenant du Ministère des Affaires Etrangères
albanais et celles qui sont issues des recensements officiels des pays
concernés. Notons, et en respect d'une remarque qui m'a souvent
été soumise à la mention de cette étude, qu'aucun
chiffre ne peut non plus fixer le nombre d'immigrés clandestins.
57
Tableau 1 - Diaspora albanaise dans le
monde
En ce qui concerne la France, les chiffres officiels de
l'INSEE du recensement de 2011 ne proposent pas l'entrée «
nationalité albanaise » dans la catégorie des citoyens
étrangers résidant sur le sol français. Par
déduction, ils se trouveraient réunis avec d'autres sous
l'entrée « autres nationalités d'Europe » au nombre de
45 040 individus (origines, sexe et âge confondus). De l'autre
côté, l'Institut des Statistiques de la République
d'Albanie (INSTAT) possède des données concernant le nombre de
citoyens albanais rentrés en Albanie, selon l'année de retour et
le pays précédemment habité. Nous ne sommes donc pas en
mesure de dire combien d'Albanais vivent en France d'après des sources
officielles. On notera cependant que plus de 90% des Albanais qui ont choisi la
France comme pays d'accueil en 1996 se sont tourné vers cette
destination car ils y avaient déjà effectué un stage de
spécialisation
58
scientifique dans les années 198015, et nous
apprendrons plus bas que ceux qui avaient le droit de sortir du pays sous le
régime communiste étaient de hauts fonctionnaires de l'Etat,
appartenant à l'élite du pays.
Une remarque devra pourtant être
spécifiée : le sujet politique et diplomatique vis-à-vis
du non-respect des frontières ethniques albanaises reste encore un sujet
important de divergence entre les gouvernements des Balkans, ce qui laisserait
imaginer la raison pour laquelle le Ministère des Affaires
Etrangères ne diffuse pas le nombre de citoyens albanais de
nationalité étrangère au Monténégro, en
Macédoine et en Grèce, dans un certain sens (concernant la
région de la Çamëria que les deux pays se disputent depuis
de nombreuses années), bien que le rattachement des Albanais de cette
région soit encore un sujet brûlant dans les esprits (ce qui a
motivé par exemple la formation d'un parti politique à forte
orientation nationaliste : l'Alliance Rouge et Noire, Aleanca Kuq e
Zi).
Les frontières entre langue et territoire sont
rarement nettes, mais dans notre cas, elles sont rendues presque inexistantes
par cette diaspora importante, par l'assimilation au fil des années
d'Albanais dans leur pays d'accueil, et quand même la revendication de la
suprématie d'une nation étrangère peut remettre en cause
la possibilité de mentionner ou de faire reconnaître son
appartenance ethnique. Vu de l'intérieur et au cours de mes
expériences d'observatrice directe, l'Albanie reste la patrie à
laquelle les citoyens Albanais des Balkans se sentent appartenir. Je peux
mentionner ici l'affichage évident de leur appartenance ethnique par les
drapeaux albanais qui flottent sur les maisons, à l'entrée des
villages dans les régions ethniques albanaises des pays voisins, ou par
des tatouages de l'aigle bicéphale, emblème officiel du drapeau
et symbole du pays, et autres accessoires divers. La mention de cette
idée n'a pas été soumise à des citoyens albanais
vivant à l'étranger et il m'a aussi été
donné de rencontrer certains Albanais se dire appartenir à un
autre pays, donc les remarques effectuées ici ne doivent pas être
considérées au sens absolu. Il s'agit plutôt de pistes
orientées de réflexion qui peuvent potentiellement aider à
comprendre notre contexte et le rapport des Albanais à leur langue et
aux langues étrangères.
4 Pour quelle définition de l'albanité
?
On remarque d'ailleurs que les associations culturelles
permettant aux Albanais expatriés de se réunir autour de leur
lien de parenté sont nombreuses et développent des calendriers de
promotion culturelle parfois relatifs mais ces associations existent (pour
la
15 D'après une enquête
réalisée en 1996 sur un échantillon de 678 Albanais
installés à l'étranger après la chute du communisme
en 1991.
59
France :
http://association-albania.com/?lang=fr)
avec une raison d'être avant tout sociale, pour s'entraider au
début de l'installation et se retrouver autour d'une même origine
(De Rapper, n.d. : 20 ; Kosta, 2004).
Il est difficile d'établir une définition de ce
concept relatif à l'identité albanaise, de ce qui fait qu'un
individu est Albanais ou non (d'après plusieurs remarques de ce type qui
m'ont été faites), autant que l'albanité en tant que
concept et l'albanologie en tant que discipline existent... Le peuple albanais
cultive une certaine unité nationale et ethnique, on peut le voir par
une tendance nette à se rapprocher des communautés
déjà installées à l'étranger, bien que cette
tendance semble s'amoindrir depuis quelques années, ou bien à
préférer les unions matrimoniales endogames, plutôt que
mixtes (ibid. : 16).
1.3. La langue albanaise dans le
discours
Remarquer qu'un lien fort unirait le peuple albanais à
sa langue natale pourrait permettre de pousser la réflexion
jusqu'à l'importance de la place accordée et des
représentations portées à cette langue dans le discours en
circulation. Nous commencerons à la fin du XIXème siècle
car c'est à cette époque qu'il est considéré que la
langue commença à prendre une place importante pour la
définition de l'identité albanaise. Les auteurs de la «
Renaissance albanaise » de la fin du XIXème siècle
replaceront la langue dans sa fonction de rassemblement national et utilisent
la littérature aussi bien écrite qu'orale pour tenter d'unir les
Albanais autour de la volonté de s'affranchir de l'emprise ottomane
vieille de cinq siècles. Des écrivains comme les frères
Frashëri, Pashko Vasa ou Luigji Gurakuqi usaient de leur intellect pour
« donner corps à l'histoire de cette nation albanaise et à
l'identité de ce peuple oublié, et d'imposer "preuves
scientifiques et historiques" à l'appui, la spécificité
albanaise » (Sherifi, 1995 : 164), jusqu'à soulever les rangs
albanais aux sons d'une Marseillaise adaptée à la situation
albanaise16. D'autres, comme Apollinaire mentionne que : « les
Albanais seuls ont le sentiment de la nationalité, tous les autres
peuples de l'empire ne connaissent d'autres groupements que celui de la
religion », on apprendra qu'Apollinaire était un ami fervent de
Faik Konica (ou Konitza selon les sources), délégué
officiel de l'Albanie à Washington D.C.
Ces auteurs et leur mouvement furent particulièrement
importants dans l'assise et la revendication de l'identité albanaise, en
référence à la constitution de la Ligue de Prizren en 1878
par ceux-là mêmes qu'on appelait les Lumières albanaises,
et par le rôle de cette assemblée dans le processus
d'indépendance de l'Albanie de l'Empire Ottoman, bien que
16 « Aux armes, Albanais, formez vos bataillons, / Marchez,
marchez, qu'aucun ennemi ne viole nos frontières ».
60
d'autres sources disent parfois que c'est à cause de
cette ligue que l'Albanie fut le dernier pays à obtenir son
indépendance (les Ottomans n'ayant pas apprécié de voir
cette rébellion se former). La littérature albanaise à
travers le temps n'a pas tari d'éloges à l'adresse de la
mère patrie, jusqu'à l'importance évoquée ici de
remiser une quelconque autre appartenance identitaire ou culturelle : « Ne
regardez ni églises ni mosquées, / La religion de l'Albanais est
l'Albanité » (vers du poète Pashko Vasa, O moj
Shqypni17, 1879), mentionnant clairement la
nécessité de reléguer l'appartenance religieuse des
Albanais au second plan. Cette forte renonciation à des traditions
religieuses (remise en question aujourd'hui mais encore présente dans le
discours) soulève également l'importance accordée au
soutien à la nation pour la constitution de l'identité albanaise
qu'un certain nombre de sociologues tentent de mettre en avant pour combattre
l'idée reçue selon laquelle les Albanais sont tous des Musulmans
(Wilmart : 2008 : 72 ; Neziroski : 2009). Pour éclaircir ce
dernier point d'appartenance religieuse qui fait débat vis-à-vis
de l'Albanie, j'orienterai le lecteur vers l'article d'Hélène
Rigal (2003) qui est selon moi, une des seules à analyser de
manière réaliste la situation de l'Islam en Albanie. Dix ans
après la publication de cet article, le paysage albanais change et les
marques d'appartenance religieuse se font plus présentes, les tendances
religieuses extrémistes gagnent du terrain, tuant petit à petit
ce qui aura permis à l'Albanie de rester unie malgré tout.
Cependant, ce sentiment d'appartenance à une langue
fait de plus en plus surface dans le discours. Nous retiendrons
également qu'un nombre récemment grandissant de revendications
d'appartenance patriotique et linguistique trouvent leur place :
- dans les discours politiques (avec la création d'un
nouveau parti politique `l'Alliance Rouge
et Noire' en 2012 à forte
orientation patriotique) ;
- publicitaires (référence au slogan « Fol
Shqip »18 (Infoarkiv, 2013) une campagne de
promotion
téléphonique de l'opérateur Albafone en Macédoine
et à beaucoup de spots publicitaires montrant des Albanais à
l'étranger) ;
- mais aussi artistiques (la chanson « Fol Shqip »
d'Artiola et Poni, 2013, dont le texte
rappelle l'importance de ne jamais
oublier « la langue de la mère »).
Vis-à-vis de la protection de la nation, de la culture
maternelle et par extension de la langue, nous pourrions mentionner Porcher qui
mentionne un fait important et adéquat à la considération
de notre terrain d'études qui est la remontée de sentiments
d'appartenance
17 Traduction de l'auteur « Oh mon Albanie
»
18 Traduction de l'auteur : « Parle albanais
»
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nationale ou ethnique de nos jours, comme une
conséquence d'un refoulement, d'un déni de reconnaissance
dû à l'histoire de grandes puissances et qui auraient pour
conséquence aujourd'hui de faire revivre ces nations autrefois
oubliées :
« La naissance nouvelle d'Etats qui avaient
été éradiqués, en apparence, a
proliféré dans la dernière décennie. (...)
L'émergence des régions, des pays, des villes, comme
entités singulières, s'accroît chaque jour. Il y aurait,
à cet égard, à réinterpréter les politiques
linguistiques dans la lignée historique, où l'on verrait,
à coup sûr, des résurgences de temps longs, d'anciennes
frontières que les esprits rapides ou flapis avaient
considérées comme définitivement caduques ? Le
patrimoine a reconquis ses composantes locales, déterminé la
géographie, les appartenances historiques, culturelles et linguistiques.
» (Porcher, 2012 : 15)
Je tiens à préciser que le terme «
nationalisme » cher à la qualification des esprits balkaniques
depuis plusieurs décennies, ne sera pas employé dans ce travail
car à mon sens, non adapté. Je laisserai le soin aux sociologues
de terrain d'analyser ce qui constitue le nationalisme albanais, en attirant
primairement l'attention du lecteur de ce travail, que le renfermement de
l'Albanie sur elle-même tout au long de son histoire n'aura pas
constitué une volonté de ce peuple de faire prévaloir les
valeurs de la nation au détriment de celles d'autres populations (selon
la définition de P. Simon, n.d.), mais que le
développement d'une protection presque viscérale des valeurs de
ce peuple aura permis de préserver un patrimoine bimillénaire de
traditions qui aura à la fois fourni le sédiment de base à
l'instauration d'une dictature communiste, autant qu'à la sauvegarde
d'une culture encore largement méconnue dans les champs de
l'archéologie et de l'histoire des civilisations (Cabanes, 2004).
Cette première incursion de description historique
aura permis de poser les premiers éléments de connaissance
vis-à-vis de la situation linguistique des Albanais en Albanie et
ailleurs. Selon l'idée où l'école est une des institutions
à travers laquelle les valeurs d'une société sont
transmises aux générations futures, nous nous attarderons
à voir dans quelle mesure l'école a joué un rôle
dans la formation des représentations sociales et sociolinguistiques des
apprenants albanais.