1.1. Langue(s), locuteurs et société :
l'utilité de la sociolinguistique
L'étude de la langue en tant que système s'est
longtemps trouvée sous la coupe des spécialistes de la
linguistique, portés par les travaux de Ferdinand de Saussure,
considéré comme le père fondateur de la linguistique
moderne. C'est tard dans le XXème siècle que la langue n'est plus
considérée comme un système isolé. L'attention est
tournée vers ses usages et son évolution, directement
reliés et dépendants du contexte dans laquelle la langue existe.
Les travaux de Labov (1976) permettent d'envisager l'objet langue d'une
manière nouvelle, étudiant « la structure et
l'évolution de la langue (...), mais
considérées au sein du contexte social formé par la
communauté linguistique », conférant à
la langue un caractère dynamique, complexe et surtout une fonction
sociale. Nous rappellerons, par honnêteté intellectuelle,
l'influence du contexte sur la structure systémique de la langue, mais
ce regard ne sera pas retenu dans notre étude dans la mesure où
nous nous intéressons aux facteurs contextuels ayant une influence sur
les pratiques et la formation des représentations d'un groupe de
locuteurs étudié émises à l'égard de l'objet
langue, sans que cette volonté ne retire aucunement
l'intérêt de cet autre genre d'études
sociolinguistiques.
Au niveau macro, la langue est, à travers son
utilisation, observée par les sociolinguistes, pour ce qu'elle permet de
faire et de produire chez les individus, dans leur rôle social. Du
rôle social de la langue, Klinkenberg nous propose que la langue soit un
« soubassement des identités collectives et le ciment du groupe
» (2001: 27), ce qui nous confirme que la langue ne doit pas seulement
être vue comme une construction systémique mais qu'elle a
également une fonction dans l'organisation sociale : celle de
concrétiser les identités et d'avoir le potentiel de les
solidariser.
À ce titre, Patrick Charaudeau (2006) décrit
les fonctions du langage en contexte dans un rapport sur les modalités
d'analyse de la construction de l'identité et de la construction sociale
et culturelle d'un individu. Ces fonctions sont celles de la socialisation, de
la pensée et
28
des valeurs. Dans cette étude, nous nous
intéresserons justement à la troisième dimension selon
laquelle le langage concrétise les valeurs portées par un peuple
et par les individus à travers une langue choisie : « dans la
mesure où les valeurs ont besoin d'être parlées pour
exister et que, ce faisant, les actes de langage qui en sont les porteurs sont
ce qui donne sens à nos actes » (ibid. :
§2). Moscovici (1961) intègre justement les valeurs
développées par un peuple, dans le système de
représentations sociales qui soutient le ciment de la
société.
1.2. Langue et
représentations
Nous accorderons la définition voulue à
l'identification d'une des notions utilisées dans ce travail, à
savoir : qu'est-ce qu'une représentation ? En psychologie sociale,
(autant que dans d'autres disciplines telle que la psychanalyse), Jodelet (1989
in Boyer 1990 : 102) dit qu'une représentation est « une forme de
connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une
visée pratique et concourant à la construction d'une
réalité commune à un ensemble social ». Le traitement
de l'expérience sociale des individus par le langage offre donc un monde
que les sociolinguistes décodent dans le but de comprendre autant ce qui
est fait de la langue, que ce qu'elle véhicule en termes de symboles et
de valeurs.
Jodelet (ibid., 102) précise
à ce titre qu'une représentation est aussi : « une forme de
savoir pratique reliant un sujet à un objet ». La notion
d'idéologie peut toutefois venir influencer la formation de ces «
savoirs pratiques » par une orientation qui conviendrait à
l'État sur le pouvoir qu'il possède sur la nation, comme le dit
Moliner (in Roussiau & Bonardi 2001 : 194) : « tout système
idéologique étant régulé par des fonctionnements
institutionnels parfois rigides prescrit ou interdit, et en tous cas
sélectionne, l'intégration de bon nombre d'informations ».
Cette citation s'applique parfaitement à l'orientation politique
marxiste-léniniste de la deuxième moitié du XXème
siècle en Albanie, ce qui révèle l'idée selon
laquelle la politique communiste aura fait le tri dans les idées
véhiculées, pour ne garder que ce qui est conforme à
l'idéologie politique en place. Vingt années après la
chute du régime, peut-on encore dire que l'idéologie a un impact
sur les représentations sociales ? En théorie oui, si l'on
décide de regarder son terrain d'études en diachronie, bien que
le pluralisme politique ait a priori adouci cette
ex-uniformité psychologique et culturelle (plusieurs idéologies,
naissance de représentations différenciées ?). Nous ferons
ici référence à une théorie qui nous paraît
utile dans cette réflexion à savoir que les
représentations se construisent à partir des idéologies en
circulation (en référence aux travaux de Guenier, 1997). Cette
conception de la langue fait particulièrement écho à notre
contexte, ou plutôt à son passé, dans la mesure où
l'Albanie
29
communiste de 1944 à 1991 a imposé une
conception de la langue idéologiquement et politiquement
orientée, forgeant les représentations identitaires et
linguistiques des Albanais en faveur de ce que Boyer appelle le nationalisme
linguistique : « l'idéologie nationaliste, comme articulation de
représentations, opère une sélection et une
hiérarchisation à partir d'un ensemble de repères
identitaires » (Boyer, 2012 : 4).
Les politiques linguistiques passées auraient alors
affronté la gestion par les locuteurs de leurs pratiques linguistiques,
au profit de la construction identitaire et nationale de ce peuple. La langue
au profit de la nation et par extension de l'État (dans notre contexte)
aura certes permis de faire un grand nombre de découvertes scientifiques
et historiques vis-à-vis du patrimoine et de l'histoire du peuple de ce
pays ; cependant, cela aura également permis d'asseoir la politique
communiste d'Enver Hoxha (Jandot, 2000 : 40). La langue maternelle aura ainsi
occupé une place centrale autodéterminée, tandis que les
langues étrangères (et le rapport à
l'altérité engendré par le contact de locuteurs à
des codes linguistiques « étrangers », décliné
plus loin dans ce travail) n'auront été promulguées que
pour servir le régime politique : « l'idéologie
marxiste-léniniste du parti doit parcourir comme un fil rouge tout le
processus didactique et éducatif de l'école » (Alia, 1988 :
173).
Relier ici le niveau micro de l'observation des pratiques
linguistiques et les représentations qui y sont attachées, au
niveau macro, échelle institutionnelle des décisions et de la
politique permet de se rattacher à la conception de Calvet (2013) quand
il défend la séparation de ces deux niveaux de vie et d'action.
Les représentations sociales sont finalement intéressantes
à observer quand elles sont remises dans leur contexte d'ancrage et
d'objectivisation, à savoir quelles modalités permettent aux
représentations sociales nées dans une dynamique
communicationnelle, de trouver le ciment nécessaire à leur
signification, leur compréhension et leur sédimentation.
Autrement dit, quels facteurs influencent dans notre contexte la naissance et
le partage des représentations à l'égard de la langue
française ? On pourra rappeler ici De Robillard qui précise que :
« un être ne construit pas des représentations concernant ce
qui l'indiffère » (2011 : 24), l'appropriation de
l'expérience empirique par un individu provoquant par conséquent
la naissance de formes détentrices de sens et ré-exploitables
quand acceptées par d'autres. Maurer (2011) attire
particulièrement l'attention sur les représentations
sociales ordinaires, qui sont un tissu de croyances
collectivement partagées en ce qu'elles constituent le matériel
empirique d'une communauté donnée. Ces représentations ont
leur importance en ce qu'elles sont des témoins de la façon dont
les individus vivent leur « univers ». L'étude de ces
représentations permet au chercheur et dans notre cas, de trouver un
ciment à l'élaboration de sa compréhension d'un monde dont
il a une
30
expérience. Cependant, et particulièrement quand
on en vient à l'étude des représentations portées
par un groupe d'individus à l'égard d'un objet circonscrit, les
consciences se raidissent, car les représentations ne sont pas
directement observables, mais relatées à travers le discours et
les attitudes des individus interrogés (Moscovici, 1976 ; Abric, 1994).
Il revient alors au chercheur de savoir situer l'usage qu'il fait des
représentations et de les situer en contexte.
Qu'en est-il aujourd'hui alors que l'Albanie tente de
démocratiser ses manoeuvres pour s'adapter aux standards de l'Union
Européenne ? Quelle est la place accordée aux langues
étrangères maintenant qu'elles ont libre droit de circulation en
Albanie ? Quel est le statut accordé à la langue française
par ses apprenants en contexte universitaire ? Dans le choix qui a
été fait dans ce travail de mieux comprendre la situation
linguistique de cette langue en Albanie, nous accorderons un regard sur cet
élément de la vie des locuteurs observés. C'est ainsi la
place qui sera accordée aux représentations vis-à-vis de
la langue française dans cette étude, et nous tenterons de
vérifier à l'issu de celle-ci qu'elles peuvent être
expliquées à travers les valeurs qui appuient le peuple albanais
dans leurs relations à la société de leur temps.
1.3. Identité et altérité : de
l'expérience des langues et de leur appréhension
Nous pourrions commencer par nous interroger sur
l'appellation en albanais concernant la première langue acquise par un
individu, formant sa capacité au langage, qui est étudié
pour le cas albanais par Rrokaj (2014) sur l'analyse des catalyseurs du
message, donnant un très bon aperçu de ce qui caractérise
les conditions dans lesquelles la communication s'effectue en albanais et
surtout, ce qui la motive6. Deux variantes existent en albanais,
l'une appartenant à un registre plus littéraire tandis que
l'autre est plus courante. La « gjuhë amëtare » mentionne
la langue appartenant à l'indigène, au natif, à celui qui
est originaire d'un pays ou d'une région. La deuxième variante
propose un sens qui peut affilier à la mère, « gjuhë e
nënës » : littéralement la langue de la mère, qui
est par ailleurs plus couramment usitée que la première
appellation. Je laisserai ici une place au débat qui est né de ma
demande d'informations auprès de mes différents interlocuteurs
qui m'auront précisé que « amëtar » et « e
nënës » avaient le même sens, même après que
j'ai essayé de leur présenter la différence dans
l'affiliation accordée : l'une étant celle au sol, tandis que la
deuxième fait référence à la mère.
L'affiliation à la mère et celle à la terre sont-elles
concordantes pour les
6 Il serait intéressant d'observer les
échanges en LE par les albanophones au regard de l'ethnographie de la
communication.
31
Albanais ? Je laisse cette appréciation à des
spécialistes en sémiologie qui pourront pousser cette
étude, mais la remarque reste frappante, et nous nous
intéresserons en chapitre 2.
De l'autre côté, l'appellation accordée
à une « langue étrangère » se traduit par «
gjuhë e huaj » qui ne traduit pas autant le caractère
extérieur que l'adjectif « jashtë » paradoxalement
accordé à ce qui est extérieur à un système
donné, nous donnerons à titre d'exemple : un enseignant vacataire
est qualifié de « jashtëm », extérieur
(ou plus rarement de « përkohshëm »,
temporaire). Alors que la langue française
(pour se concentrer sur cette langue) n'utilise qu'un seul qualificatif pour
définir ce qui est extérieur à un peuple ou une nation, la
langue albanaise en propose deux. L'étranger ou le caractère
étranger d'une personne et de sa langue semblent donc avoir un statut
particulier dans la désignation faite ici en langue albanaise, qui pour
le cas du Nord du pays rejoignent cette règle coutumière
où il est condamné de fermer sa porte à l'ami et à
l'étranger (en référence au Kanun de Dukagjin, code de
lois coutumières à l'oeuvre dans le Nord). Ce n'est pas sans
rappeler que la langue albanaise a elle-même un statut particulier dans
les écoles et dans l'histoire de cette langue. Ainsi, une étude
vis-à-vis du rapport de l'Albanie et des Albanais aux étrangers
permettrait de mieux comprendre le sentiment d'appartenance ethnique, plus que
« nationaliste », et viserait à s'interroger quant à ce
rapport particulier entretenu par les Albanais avec ce qui se situe
au-delà de leurs frontières, ce qui sera effectué en
chapitre 2.
Cette distinction entre langues premièrement et
secondairement acquises reste pertinente dans notre étude dans la mesure
où un apprenant partira de ses acquis linguistiques premiers ou
précédents avant d'aborder une langue étrangère
nouvelle. À travers l'appréhension d'une langue
étrangère, l'apprenant est dans l'expérience de
l'altérité :
« Accéder au `sens étranger' (Besse, 2000)
revient sans doute, à admettre que l'autre / les autres langue(s)
comporte(nt) toujours une part de différence, à laquelle on ne
peut totalement accéder ; ce qui se traduirait alors, d'abord, par une
prise de conscience des conséquences profondes de
l'altérité et de l'irréductibilité de la part
incompréhensible (parfois minime certes, mais toujours présente)
de l'autre et de sa parole ». (Castellotti, 2011 : 130)
Finalement, un code linguistique nouveau, qui va de pair avec
son appréhension et son assimilation dans notre étude, n'occupe
pas une place statique quand on sait « qu'une langue cesse d'être
étrangère au fur et à mesure qu'on avance dans son
apprentissage ! » (Dabène 1990 : 15). De nombreuses études
en didactique et en sciences humaines et sociales (SHS) se concentrent sur la
place accordée à une langue et à son apprentissage dans la
construction identitaire d'un individu plurilingue. Cet aspect bien que
très intéressant à étudier en Albanie par le
rapport unique de ce peuple à l'étranger et à l'Autre sera
survolé à regret dans ce
32
travail et je pense sincèrement que c'est un
thème difficile à aborder de l'extérieur en particulier
quand elle est menée par un sujet étranger à un contexte
donné (que la présence du chercheur soit participante ou non).
Cependant et dans notre contexte où le choix des langues
étrangères proposées dans les écoles de tous
niveaux scolaires est malheureusement obscur et incertain, l'expérience
de l'altérité se trouve lourdement lestée d'a
priori et ceci, avant même que l'apprenant n'ait pu se
forger sa propre expérience, ce que nous verrons à l'issu de
cette étude.
Les biographies langagières de chacun conduisent
à une définition bien personnelle de la façon dont chacune
des deux sont vécues. Cependant, la question de la place de la langue
maternelle sur laquelle un apprenant en LE se reposera plus naturellement pour
construire son expérience d'un code linguistique nouveau est importante
à prendre en compte. Les deux entités linguistiques qui nous
intéressent (LM et LE) ne devraient pas se faire face, comme le
proposent Porcher (2012 : 131), ou Moore qui précise à travers
les mots de Hickel l'idée suivante :
« La notion de langue maternelle commence à
être remise en question pour son inadéquation à s'adapter
à la description des pratiques plurilingues dans les situations de
contacts de langue. En contexte plurilingue en effet, il devient hasardeux de
réussir à identifier ou à caractériser la langue
maternelle des individus, sans enfermer la compétence des locuteurs dans
des catégories préconstruites et étanches, qui ne peuvent
rendre compte de la dynamique et de la fluidité discursive des passages
entre les langues » (Hickel, 2007, §14).
Les langues, comme la sociolinguistique le stipule, vivent en
contact et isoler une langue ne serait pas pertinent pour la raison où
cela ne correspondrait pas à la réalité. Les
sociétés d'aujourd'hui et l'accès à l'information,
et à ce qui dépasse ses frontières (individuelles ou
collectives) s'effaçant de plus en plus, il en irait de même avec
les langues, qui s'influenceraient mutuellement. Ce postulat devra être
vérifié. À nouveau, l'objet langue n'étant pas un
système isolé de son temps et de son contexte, il serait attendu
qu'elle évolue au gré de ces deux facteurs essentiels à
prendre en compte : le temps et l'espace dans lesquels elle existe, à
travers, de manière presque évidente, les locuteurs qui rendent
l'existence à cette langue.
Ce n'est pas sans rappeler que l'on m'avait initialement
orientée vers une étude des représentations des Albanais
vis-à-vis de leur langue maternelle. Cependant, mes lacunes en
compréhension de cette langue m'auront empêchée de pouvoir
aisément suivre cette voie et de l'approfondir bien qu'une introduction
à cet aspect des représentations linguistiques des Albanais sera
abordée. Ce ne sera pas sans mentionner, toutefois, l'importance de
la
33
considération de la langue maternelle dans
l'étude des représentations portées à
l'égard d'une langue étrangère. Cette étude serait
par ailleurs très intéressante si l'on considère que la
langue albanaise n'a obtenu droit de cité dans les écoles
qu'à la toute fin du XIXème siècle. Qu'en est-il cent ans
plus tard ? À ce propos, la linguiste Fatime Neziroski exprime dans un
de ses articles que : « La langue est, après l'échec des
armes7, au coeur de la lutte pour l'affirmation de l'identité
nationale (...). En l'absence d'un État, elle contribue largement
à forger l'unité de la nation albanaise » (2009).
II/ De notre domaine d'études : la place
de la langue en contexte social et institutionnel
2.1. Société et
éducation
L'Université étant le terrain d'études
qui m'aura été donné d'expérimenter en grande
majorité, une importance sera accordée au rôle joué
par cette institution sociale, en fonction de regards variant en niveaux
d'analyse : du point de vue symbolique et historique, en tentant de relier ces
deux points de vue à la société albanaise d'hier et
d'aujourd'hui. A l'heure où l'on examine le choix que l'on porte vers
telle ou telle formation universitaire en fonction des possibilités
professionnelles de demain, on ne peut pas exclure que la définition de
l'Université selon son rôle dans la société pourrait
apporter un éclairage certain sur notre contexte. Par ailleurs,
certaines théories des sciences de l'éducation stipulent que
l'éducation et la politique sont deux domaines relatifs à la vie
sociale qui sont indissociables par leur grande dépendance l'un de
l'autre (Gelpi, 1985 : 164), ce qui permettra à notre étude de
trouver une part de sa consistance et particulièrement dans le sens
où « l'Université est l'instrument d'une adaptation (...) de
la société à ses changements » (Touraine, n.d.).
Dans ce rôle attribué à
l'Université de former les générations futures, il est
donc impossible d'éviter le débat (vraisemblablement
caractéristique de notre époque) qui est celui de la
difficulté des universités à suivre le rythme de
sociétés en changement constant. Cette difficulté
d'adaptation s'expliquerait entre autre par les termes de Touraine dans
l'Encyclopédie Universalis :
« le rôle croissant de la connaissance, la
rapidité des changements économiques et sociaux, l'extension de
toutes les formes de participation et de contrôle social ont
imposé au système
7 En référence à la ligue de
Prizren de 1878, qui se réunit pour tenter d'imposer son
indépendance à l'Empire Ottoman, considérée comme
l'événement majeur du mouvement des Lumières albanais (en
référence aux Lumières français).
34
universitaire des tâches plus diversifiées, si
différentes même les unes des autres qu'on peut se
demander si elles continueront à être remplies
par la même organisation » (Touraine, n.d. §1) Le rôle et
la demande de souplesse demandés par nos sociétés modernes
à l'adresse de nos universités complexifieraient la tâche
idéalement accordée à ces hauts lieux de connaissance et
de production du savoir, qui revêtiraient trop vite les lignes des
entreprises dans lesquelles les étudiants d'aujourd'hui seront
employés au lendemain de leurs formations (Dubois, 1997 : 13). Les
termes de « marchandisation du savoir », « économie
» et « rentabilité de la connaissance » sont tout autant
employés quand il s'agit de tenter d'attirer l'attention sur un
nécessaire redressement de cap du rôle de l'Université
(Lorenz in Charle & Soulié (dir.) 2008 : 34). Une
redéfinition du rôle de l'Université serait à
entrevoir, afin de permettre à cette institution de continuer à
remplir son rôle de formation cognitive, sociale et professionnelle et
l'UNESCO) mettait déjà en garde vis-à-vis de la
nécessaire responsabilité publique de l'Université en ces
termes :
« Si on veut que l'enseignement supérieur
continue d'être reconnu comme une responsabilité publique, il faut
penser à des manières de porter cette responsabilité dans
des sociétés modernes, complexes, afin de s'assurer que l'Europe
continue à encourager et à développer l'université
comme une lieu de réflexion et de discussion, un lieu qui soit assez
proche de la société moderne pour être pertinent et qui
garde toutefois la distance nécessaire en vue d'encourager la
pensée critique nécessaire non seulement pour des remèdes
immédiats mais aussi pour des solutions à long terme ».
(Unesco, 2006 : 7)
L'État a besoin de l'Université pour
accéder à ce qui constitue les valeurs de la
société ; autant que l'Université permet de
préparer les individus de la société et de l'État
de demain, ou du moins en théorie et dans une société qui
s'assurerait d'un minimum de démocratie. Le dialogue entre ces deux
strates de la vie sociale s'établirait par le discours tenu dans les
politiques déterminées pour permettre l'organisation de la vie
des citoyens d'un peuple.
Finalement, on ne pourra ici écarter l'Histoire d'un
peuple pour comprendre les valeurs qui sont diffusées à travers
le rôle projeté à l'éducation, dessinant ainsi les
lignes morales et fondamentales des institutions de l'enseignement
supérieur d'un pays. La place de l'Université dans une
société et les rapports qu'elle entretient avec cette
dernière dépendent de l'histoire accordée et vécue
par cette institution. Chaque pays possède sa propre histoire et culture
éducatives et le rôle symbolique accordé aux institutions
scolaire et universitaire au sein de chaque nation repose sur les relations
entretenues par un nombre important de facteurs et de paramètres, bien
que l'Histoire d'un pays reste encore certainement le paramètre le plus
parlant dans la compréhension des valeurs accordées à ce
lieu de formation des individus
35
(Vial, 1978 : 94).
Il ne s'agit pas uniquement de décider des valeurs
qu'elle incarnera, mais de respecter et d'évaluer à juste titre
la fonction qu'elle peut occuper au sein de la société, afin de
la desservir le mieux possible et de préparer cette dernière par
la formation des individus des générations à venir,
ceux-là mêmes qui vivront au sein de la société de
demain. Nous aurons retenu une idée mentionnée par une
étudiante canadienne qui propose dans un travail comparatiste de
théories de l'éducation que :
« chaque société a une conception de
l'homme idéal qu'elle veut appliquer et transmettre aux nouvelles
générations. Son maintien et son changement tout à la fois
en dépendent. Plutôt stable mais jamais complètement
figé, cet idéal représente un horizon vers lequel tend la
conscience collective, cette espèce d'âme quasi éternelle
qui relie entre eux les individus d'une même société »
(Bédard, 2010, introduction, §1).
À ce titre, le gouvernement albanais, en
réponse aux déficiences de l'enseignement supérieur et de
la recherche a lancé un vaste programme de réforme dont le plan a
été révélé succinctement début
juillet 2014. La nécessité de répondre à
l'incapacité des universités albanaises de répondre aux
besoins de la société actuelle est porteuse d'un «
zéro pointé » accordé par Ermal Bubullima (2014),
spécialiste albanais des droits de l'Homme (formé en France !),
dans son article à propos des universités albanaises
qualifiées d'incapables quand il s'agit de répondre aux besoins
de la société, entre autre à cause d'une absence de
gestion centrale « prenant en compte les besoins et capacités du
pays ». A nouveau, le rôle de l'Université et les programmes
proposés par les établissements de l'enseignement
supérieur dut être redéfini après que l'école
ait « lutté contre tout ce qui est étranger à
l'idéologie marxiste-léniniste et contre les anciennes
mentalités (Alia, 1988 : 170), pour adopter une organisation
fidèle aux critères de l'Union Européenne, d'après
le discours tenu par Madame la Ministre de l'Education et des Sports lors de la
conférence tenue à Tirana dans le cadre de la présentation
du rapport final sur la réforme de l'enseignement supérieur et de
la recherche scientifique (Nikolla, 2014).
L'Albanie étant à l'heure de vouloir s'ouvrir
sur l'UE, c'est au regard et à partir de l'analyse des politiques
linguistiques et éducatives que l'on pourrait alors comprendre en quoi
ce pays tente de s'adapter à une fédération d'Etats
souverains vieille de plusieurs décennies, alors que l'Albanie n'avait
encore jamais connue son indépendance. Une incursion plus profonde au
sein des politiques linguistiques et éducatives et de leur implantation
dans les Universités constituera une part du deuxième chapitre de
cette étude. Cependant, nous pouvons dès à présent
établir le cadre qui permet de comprendre comment ces politiques
36
fonctionnent.
2.2. Politiques linguistiques
2.2.1. Politique, aménagement et
planification linguistique :
Nous commencerons avec une définition simple mais
utile des différentes composantes de ce que les politiques linguistiques
concluent, et des différentes étapes qui constituent leur mise en
place. Ces définitions semblent particulièrement importantes
à rappeler tant elles font l'objet de divergences idéologiques
qui amèneraient à brouiller la réflexion que l'on
souhaiterait poser ici (Eloy, 1997 : 7).
4 Politique linguistique : Une politique linguistique est
avant tout une politique, c'est-à-
dire que cela nécessite que l'on se tienne à un
certain nombre de principes fondamentaux pour faire preuve de cohérence
et de continuité dans les décisions définies et les
actions entreprises. Calvet dit que « une politique linguistique est un
ensemble de choix concernant les rapports entre langue(s) et vie sociale »
(CALVET, 79% ). Les politiques linguistiques déterminent ainsi les
actions à entreprendre non pas concernant les formes linguistiques, mais
vis-à-vis de la place et des fonctions accordées aux langues en
présence au sein d'un territoire donné. Il est important de
préciser que les agents collaborant à ce niveau ne sont pas
seulement issus du domaine de la politique, mais peuvent appartenir aux cercles
d'association ou d'organismes privés. Porcher (2012 [2000] : 6) formule
la nécessité de poursuivre des actions linguistiques
organisées qui répondraient à l'intérêt
collectif d'une société. On pense pour notre contexte aux
Alliances Françaises, bien qu'elles soient placées sous la
tutelle du SCAC de l'Ambassade de France de l'Albanie et qu'elles
dépendent financièrement de celle-ci, nous pourrons dire
concernant notre cas qu'elles disposent d'une marge de manoeuvre assez
libre.
4 Planification linguistique : seul l'État
possède le pouvoir d'élaborer cette étape dans la
mesure où cette instance reste l'institution
régulant les individus d'une société donnée.
Blanchet (2009 : 129) déterminera également que la planification
linguistique peut également dépendre de politiques non
linguistiques (économiques, éducatives, juridiques, etc.). Les
actions déterminées à partir de cette planification sont
finalement les oeuvres de l'Etat que l'on observe concrètement dans la
société.
4 Aménagement linguistique : plusieurs
définitions ont été trouvées mais c'est
37
précisément sur ce point que les divergences
idéologiques peuvent brouiller la compréhension de cette
étape pourtant fondamentale. Selon Corbeil (1986 : 20), cette
étape permettrait d'identifier « la valeur symbolique de la langue
> projetée par les institutions qui ont la charge de cette
étape. C'est finalement la conception de Chaudenson qui aura
été retenue et qui propose que l'aménagement linguistique
concerne « la mise en oeuvre concrète, nécessairement
différenciée et adaptée, des actions définies dans
le cadre de la politique et programmées dans celui de la planification
> (cité par Véronique, 1998 : 109), ce qui rejoint la
définition de l'action linguistique in vitro
de Calvet, où la sphère décisionnelle macro
permettrait une identification et une organisation des actions à
entreprendre (à travers la planification) pour rejoindre des objectifs
de régulation linguistiques globaux.
Calvet fait toutefois une distinction entre les actions de
gestion in vivo et in vitro
du plurilinguisme et de la régulation de plusieurs langues
sur un territoire donné. L'une fait référence à des
actions entreprises par les locuteurs pour répondre à des
problèmes de communication auxquels ils font face quotidiennement.
L'autre se réfère aux décisions prises par les politiciens
à partir d'analyses effectuées par des spécialistes de ce
domaine. Ces types de gestion peuvent parfois entrer en conflit quand les
décisions prises par le niveau macro ne correspondent pas aux pratiques
ou aux besoins des locuteurs. Cela peut également être rendu
encore plus compliqué quand l'Etat d'un pays donné adopte des
décisions qui proviennent d'institutions supranationales englobant
plusieurs entités identitaires différentes, ayant chacune une
façon de gérer leurs langues en présence et que des
consensus globalisants demandent à revoir une organisation qui peut
difficilement convenir à chacune des communautés identitaires et
linguistiques. C'est normalement à cet endroit que les politiques
linguistiques et éducatives doivent être élaborées
et appliquées. C'est précisément à ce niveau que
naissent les incohérences de la gestion des langues
étrangères enseignées en Albanie, ce que nous verrons dans
le deuxième chapitre. Les politiques linguistiques concernant les
langues étrangères enseignées dans les écoles sont
beaucoup plus problématiques et occupent l'esprit des
décisionnaires politiques autant que les enseignants, dont les postes
commencent à être menacés par un manque d'apprenants, en
particulier pour la langue française.
38
2.2.2. Élaboration d'une politique
linguistique
Une politique linguistique est avant tout
multidimensionnelle. Il est important de ne pas se limiter à la
considération de caractéristiques restrictives ou arrangeantes,
mais de procéder à un repérage d'un certain nombre de
facteurs déterminant la situation linguistique
appréhendée. Cela permet d'introduire l'idée selon
laquelle une politique linguistique doit se tenir à une ligne de
conduite, mais qu'elle doit également savoir s'adapter en fonction de
l'évolution du contexte (de la même manière que la
sociolinguistique détermine qu'une langue et son contexte ne sont pas
des constructions systémiques figées, mais complexes et
changeantes). La définition d'une politique linguistique est donc un
travail de longue haleine et nécessite des efforts constants
d'observation, d'évaluation et d'adaptation.
Finalement, la langue ne doit pas être dissociée
de la culture qu'elle véhicule ! Qui dit langue dit
nécessairement culture et Porcher (2012 : 8) remarque que l'aspect de
promotion d'une langue est trop souvent, et de manière
préjudiciable, réduit à son aspect linguistique. Lorsque
la promotion d'une culture fait également partie des actions entreprises
par les décisionnaires des politiques linguistiques, c'est relativement
(trop) souvent que seule la culture classique soit promue. Inévitable,
il ne s'agit pas d'éradiquer le passé culturel d'un peuple, en
particulier pour la France, dont le passé historique et culturel
classique est majoritairement reconnu et diffusé à
l'étranger. Le statut de la norme et des variantes et leur
définition amène un débat où il est difficile de
trouver un consensus. Cependant, Porcher (2012 : 128) précise que les
deux semblent nécessaires à promouvoir pour assurer une forme de
cohérence aux yeux de communautés étrangères,
amenées à juger cette dernière, comment est-il possible de
l'oublier ?.
Une politique linguistique doit nécessairement passer
aussi à travers d'autres réseaux de communication pour être
effective, tels que les médias, la culture, le monde professionnel,
étudiant, et touristique (et pédagogique pour les voyages
d'étude) pour permettre une promotion diversifiée et
représentative de la langue-culture cible dans ses variantes et
diversités.
Une politique linguistique doit finalement se baser sur un
contexte : « Une langue étrangère que l'on chercherait
à imposer selon des principes et des normes étrangères
à la culture indigène de l'apprenant, n'a aucune chance
d'être intériorisée, acquise donc, pour ce dernier. »
(Porcher, 2012 : 128). Par définition, il s'agirait de respecter la
culture de l'Autre et dans le cas du FLE, de respecter la culture des
apprenants avant de vouloir imposer celle que l'on essaie de faire
intégrer. Cela signifie donc que les politiques linguistiques doivent
être pour rappel, adaptées au contexte rencontré, mais
surtout que les définitions de ces dernières se
39
fassent à partir d'une étude fidèle du
contexte dans lequel la promotion et la diffusion d'une langue donnée
sont opérés.
2.2.3. Promotion et diffusion du français,
l'histoire du rayonnement culturel du
français, puis de la
Francophonie
Ce thème pourrait noircir un grand nombre de pages si
l'on veut passer par le rayonnement culturel et intellectuel d'intellectuels de
la Renaissance, puis de la colonisation et de l'exportation d'un modèle
français dans le monde professionnel qui aura servi d'exemple avant de
s'éteindre au profit de figures anglo-saxonnes. Une rétrospective
de la politique linguistique extérieure française pourrait
être proposée, nous retiendrons finalement l'argument selon lequel
le français souffre aujourd'hui de l'image de suffisance dont cette
langue est aujourd'hui tributaire (Porcher, 2012 : 24).
Le français aura longtemps été promu pour
les valeurs élitistes qui incombent à la nation où elle
est parlée. Longtemps donc, la France a représenté la
destination des élites intellectuelles et sociales, sans oublier que la
langue française était langue de diplomatie, ce qui ne manque pas
d'être largement répandu en Albanie.
L'image d'arrogance qui est véhiculée autour de
la France et de sa culture aura ainsi appuyé le rejet qui peut
être fait d'une langue cible d'apprentissage, et pour notre contexte la
première représentation qui justifie son rejet par les apprenants
albanais est que ça serait une langue qui se parle avec le fond de la
gorge ou uvulaire (représentation que nous francophones avons à
propos de l'arabe par exemple), en référence à
l'importance que les enseignants albanais mettent sur la prononciation du /r/
en français, difficile pour les albanophones car absente de la
phonologie de leur LM. Du point de vue de l'appréhension de la culture,
Porcher précise que si le public apprenant que l'on est amené
à fréquenter ne comprend pas que les « habitus » (selon
la définition de Bourdieu) de la culture cible ne sont ni meilleurs ni
pires que ceux de sa propre culture, l'apprenant opèrera un rejet de
cette langue par protection de ses acquis et de ses traits identitaires et
d'appartenance culturelle, voire nationale. Les projets de redéfinition
de la diffusion et de la promotion de la langue française auront
mobilisé les acteurs décisionnels de ces dernières. Un
consensus serait nécessaire, cependant, il est toujours difficile de se
battre contre ses propres représentations. Rappelons Jodelet qui
définit qu'une représentation est une forme de savoir pratique
permettant d'appréhender son environnement, et que remettre en cause sa
grille de lecture pour comprendre et interagir avec son environnement peut se
révéler une action difficile à entreprendre.
40
III/ Méthodologie et objectifs de la
recherche : du placement humain à l'écriture
3.1. De l'utilité de la contextualisation
: définition, méthodologie et posture
Avant de parler du concept même de «
contextualisation », il sera nécessaire de poser les termes de ce
qui constitue un terrain et de ce qui le détermine. On commencera par
dire que c'est une question qui est ici sans réponse universelle. On
peut déjà mentionner qu'il ne s'agit pas de déterminer des
frontières géographiques comme seules indicateurs
méthodologiques, mais de savoir délimiter un espace temporel,
social et institutionnel. « Le terrain n'est pas une chose, ce n'est pas
un lieu, ni une catégorie sociale, un groupe ethnique ou une institution
(...) c'est d'abord un ensemble de relations personnelles où
`on apprend des choses' » (Agier in Blanchet 2011 : 18). Au
sein de ce terrain, le chercheur devra pouvoir dire et présenter quel
est le phénomène qu'il aura cherché à comprendre.
À ce phénomène sont associés un certain nombre
d'acteurs humains et de facteurs pour ce qui relève des interactions
entre ces acteurs. L'identification de cet ensemble d'aspects constitue le
terrain d'observation, et d'action dans le cadre des recherches action.
Une fois le terrain délimité, il s'agit ensuite
« de le faire parler ». Le chercheur mobilisera alors un certain
nombre de techniques de prélèvement de données, en accord
avec son contexte toujours, qui constituera son corpus. C'est finalement le
corpus, réel constitutif de la base à partir de laquelle une
recherche se fonde que le terrain prend tout son sens, en ce que le corpus
d'observables (utile dans la partie ethnographique d'une recherche
contextualisée) doit être significatif avant d'être
représentatif. Une recherche en SHS peut être menée sur de
toutes petites communautés humaines, le nombre ne fait pas la
qualité selon Blanchet, tant que cette communauté est pertinente
et que l'analyse faite à partir d'un phénomène qui a lieu
dans cette communauté est significatif et peut permettre de produire de
la connaissance.
Finalement la significativité d'un corpus se mesure
par la présence de constructions interprétatives du monde social
par ses acteurs, autrement dit les acteurs observés produisent des
interprétations de leur expérience empirique au sein d'un
contexte donné, et le chercheur s'est donné pour tâche de
comprendre à travers une réflexion argumentée et
construite, de donner sens à ces activités humaines. On dit
finalement que le terrain est étudié dans sa totalité
quand le chercheur a épuisé le nombre de significations et ses
variations au sein de son terrain, ou plus simplement que plus aucune variante
n'est observable pour le moment. La notion de variabilité et de
variation dans les observables, telles qu'elles sont déterminées
par
41
Dabène & Rispail (2008), amèneront
l'hétérogénéité à la fois
caractéristique d'un contexte sociologique, L'Albanie est un pays en
voie de transition, mais dont l'histoire est toujours prégnante dans le
conscient collectif de ce peuple, il s'agira au moins de rendre les
différentes phases par lesquelles ce pays est passé pour
comprendre comment les individus invoquent telle ou telle partie de leur
histoire. Le deuxième chapitre en fera l'état et le
quatrième en proposera l'analyse.
Dans la mesure ensuite où la sociodidactique appelle
à l'utilisation d'outils d'analyse propres à la fois à la
DDL autant qu'à la sociolinguistique, il s'agira d'interpréter la
connaissance produite à partir du travail effectué comme
appartenant au contexte donné. L'effort d'universalisation favorable
à la constitution de théories socio-langagières plus
« globales » peut être effectué, mais je doute que cela
soit opérable dans un travail de cette ampleur modeste, et en
particulier quand mon étude est avant tout empiriste. Un certain nombre
de sources empruntées à l'élaboration de l'architecture
réflexive de cette étude pourrait montrer dans une moindre mesure
que le contexte d'enseignement-apprentissage des LE en Albanie ferait
écho à d'autres contextes, par le passé communiste de ce
pays. Cependant, et j'intègrerai ici la citation qui aura motivée
un grand nombre de mes décisions : « parce qu'un Albanais est avant
tout Albanais... et ceci est la première clé qui permette de
comprendre ce pays et ces gens » (Jandot, 2000 : 15).
Cependant, ce contexte albanais n'est pas seulement un
satellite perdu dans un univers de contextes et la scientificité des
connaissances produites ne doit pas être remise en cause au risque de se
lancer dans une expérience empirique vulgaire et surtout sans fondement
intellectuel. Nous verrons à partir d'ici que le travail de
contextualisation trouve toute sa consistance quand ce n'est pas finalement, le
terrain, qui est bien défini, mais plutôt quand le chercheur a
bien saisi les modalités de sa présence et de son action au sein
de celui-ci. Les connaissances produites sont considérées comme
scientifiques quand :
- Il est possible d'effectuer une analyse à partir
des données identifiées et rendues dans la
retranscription des
données observées par le chercheur ;
- Une cohérence interne à la constitution de la
réflexion et des méthodes employées par le chercheur est
présente dans la pensée autant que dans le travail (ce qui
revient à mentionner la nécessaire responsabilité
éthique du chercheur) ;
- Une cohérence externe est établie
c'est-à-dire que le fruit des réflexions produites par
le
chercheur peuvent se confronter, se recouper avec d'autres études
relatives au terrain, au contexte identifié ou plus large (national,
international selon l'étude) ;
- Les informations relevées et analysées sont
acceptables et discutables par des acteurs un
42
tant soit peu connaisseurs du terrain examiné.
Ces efforts d'autoréflexivité nécessaire
à l'acceptation d'un travail de recherche peuvent se retrouver dans
l'analyse des données prélevées sur le terrain.
Le nécessaire positionnement constructiviste,
autorisant l'approche adoptée dans cette recherche, permet de conclure
sur l'idée que le chercheur donne avant tout état d'une «
métaphore », illustratrice de sa propre appropriation de la
réalité. Il peut également être difficile dans une
approche telle que celle-ci de dissocier recueil de données et analyse
pour lieu de production de sens. La clarté d'une méthode
opposée à ce qui vient d'être mentionné offrirait un
tableau idéal dans un travail de ce type où l'on cherche
également à s'assurer de la bonne application d'un certain nombre
de concepts méthodologiques (dans la structuration de la pensée
autant que dans le rendu écrit de celle-ci), mais il doit être
reconnu qu'il est parfois difficile de revenir sur une hypothèse que
l'on aura formulée au début de son observation, et qui se sera
révélée infondée, mais sans laquelle une
hypothèse concomitante n'aurait pas vu le jour. Autrement dit, la
description peut parfois se laisser envahir par l'analyse et il conviendra au
chercheur de savoir distinguer ces moments de (dé)route pour mieux
rendre compte de son travail.
Finalement et particulièrement pour mon contexte, dans
la mesure où la production de connaissances invoque un parti-pris (qu'on
le veuille ou non), par le fait même que le chercheur s'inscrit dans une
historicité à laquelle il ne peut échapper, peut-on poser
la question selon laquelle ce type de travail aurait une dimension politique ?
C'est du moins ce que De Robillard (ibid.) et
Spaëth (2014) mentionnent quand on se conforte dans l'idée que le
chercheur se positionne dans son contexte et que sa participation (en
particulier en DDL ou le chercheur aura souvent été acteur sur le
terrain avant de se transformer en scripteur d'une réflexion) ne peut
qu'invoquer des conséquences sur le terrain ainsi que tous ses
constituants : acteurs et domaines sociaux dans lesquels les actions du
chercheur aura évolué et interagi. Cela retire-t-il de la
vérité au contexte observé parce qu'un agent y aura mis
les pieds ? Retirez le chercheur, installez des procédés
d'enregistrement vidéographique et sonore et le premier zoo humain aura
été inauguré.
Comment ai-je procédé à mon recueil de
données ? Je me suis permis de faire le choix de présenter les
méthodes qualitatives employées dans la partie de ce travail
relevant de l'analyse des données, désireuse de présenter
mes objectifs dans un premier temps plutôt que procéder à
un résumé de techniques de relevé de données. Je
préciserai en dernière instance que la nécessaire approche
historique d'un contexte donné permet deux choses essentielles :
- Reconnaître l'historicité de l'autre, en lui
rendant son altérité et la consistance de ses
43
représentations
- De rendre l'action de l'agent acteur chercheur inscrite
dans un continuum où encore une fois, son action aura forcément
entrepris des conséquences sur le terrain donné et sur ses
caractéristiques d'action et de manoeuvre.
3.2. La sociodidactique : un pari fou
?
Nous en viendrons à introduire le domaine de
sociodidactique qui permettra de mieux saisir pour quelles raisons travailler
sur ce champ de la pensée et de la relation de l'individu à la
société est utile dans notre approche de ce contexte.
Permettez-moi de commencer par une définition pour permettre à
ceux qui seraient encore peu convaincus de l'utilité de cette
démarche en amorçant ma réflexion avec les termes suivants
:
« La sociodidactique étudie l'apprentissage des
langues en lien avec les savoirs sociaux et leurs contextes sociolinguistiques.
Elle étudie les situations d'enseignement sans les isoler de leur
environnement : contacts de langues et de cultures, statuts des langues et
politiques linguistiques. Le corpus de la sociodidactique est donc pluriel et
multi-situé. » (Dinvaut, 2012 : 26)
Un des objectifs que se fixe cette méthode est donc de
rendre du sens à des éléments inférant dans le
contexte d'enseignement-apprentissage, sans pour autant que les études
purement didactiques (limitées souvent au seul domaine de l'enseignement
et de ce qui peut avoir à trait à l'action rendue des enseignants
et/ou des apprenants dans un contexte d'appréhension d'un code
linguistique donné) ne soient laissées pour compte, sans aucune
reconnaissance. L'approche d'étude de cette discipline vise à
regarder les pratiques linguistiques considérées dans leurs
contextes de production (historique, social, culturel, humain...), là
même où ces pratiques ont lieu et peuvent être
observées. Cette approche amène ainsi à
s'intéresser à l'expérience vécue, les pratiques
sociales, les discours, les récits, les archives, les imaginaires, les
idées des locuteurs observés ou des agents informateurs comme
Kaufmann (2011) le propose. C'est à travers l'analyse de ces
éléments de vie que l'on est amené à produire une
connaissance relative à la place des représentations dans la
communication et la société.
La recherche menée dans ce domaine vise à
identifier dans un premier temps les points de contact entre ressources
langagières (langues, styles, discours, interactions, moyens de
communication, emblèmes culturels, identitaires, politiques...), les
contextes dans lesquels ces ressources ont été observées /
prélevées, ainsi que les significations qui y sont
accordées. Ces recueils de données, loin des simples descriptions
par la scientificité dont le chercheur doit faire preuve pour s'inscrire
dans une volonté de contribuer à l'élaboration de
théories socio-
44
langagières, permettent de mieux circonscrire les
représentations langagières et sociales.
Basée sur la sociolinguistique et sur les outils
d'observation et d'analyse de cette discipline, la sociodidactique est en
quelque sorte, une discipline qui permet de comprendre à qui
l'enseignant a affaire et de comprendre de quelle manière son action
s'inscrit dans un continuum dont les modalités de définition
opératoire à large échelle semble très souvent
échapper aux enseignants de Français Langue Etrangère :
celui de la diffusion de la langue française et de son
enseignement-apprentissage, en particulier en Albanie où les
représentations personnelles des individus sont mieux reçues que
celles qui sont véhiculées à travers le rôle de
l'enseignant. Alors que de notre temps, les modalités d'interaction
entre humains, groupes, communautés (de quelque échelle ce soit)
sont de plus en plus regardées à la loupe et passées au
crible, c'est précisément au tournant du XXIème
siècle que les chercheurs se doivent de responsabiliser les informations
rendues en les replaçant dans leur contexte d'observation, leur terrain
d'études. A l'heure encore où les frontières se dissipent
pour ceux qui s'en donnent les, tandis que d'autres de ces frontières
ressurgissent des territoires pour s'ériger en garde-fou des valeurs et
principes de nations que l'on aura tenté d'effacer au profit de
très différentes finalités, rendre la
spécificité de chacun semble rester le meilleur moyen pour
conserver la particularité de nos différents peuples, tout en
permettant une meilleure communication pour un meilleur avenir : ensemble.
La sociodidactique puise finalement une de ses
caractéristiques, étant celle de la description dans
l'ethnographie, tant il est nécessaire de se baser sur une certaine base
de connaissances relativement comprise et rendue identifiable pour enfin
pouvoir établir une analyse. Les descriptions ne font pas l'apanage des
devoirs analytiques et les défenseurs de la sociodidactique clament
répétitivement l'ouverture des théories
épistémologiques dites empirico-inductives qui pourra en effrayer
plus d'un, mais qui ouvre également la voie à l'ouverture des
possibilités. La prise en compte nécessaire de facteurs
contextuels divers et de critères d'analyse de diverses disciplines dans
une recherche de ce type propose donc des écrits larges, mais relatant
une réalité hors de portée de chacun par contrainte
géographique, mais saisissable tant que l'honnêteté du
chercheur aura été élaborée.
3.3. Glottopolitique : avenir ou mirage ? Limites de
la recherche pour lieu de
conclusion rétrospective
Les politiques linguistiques concernent autant les actions
sur la langue (quand il s'agit de légiférer sur les statuts des
langues véhiculées sur un territoire donné), que sur la
parole (quand il s'agit de déterminer les emplois de telle ou telle
langue), ou sur le discours (quand il
45
s'agit d'examiner le contenu produit dans une langue
donnée et de vérifier son acceptabilité). Dans notre
contexte, il s'agirait plutôt de vérifier le premier aspect
mentionné, à savoir les actions sur la langue et de
vérifier le statut accordé à la langue
française.
La glottopolitique s'intéresse plus
particulièrement à l'action de la société
vis-à-vis d'une langue, revêtant ainsi une forme d'expression et
d'action politique pour réguler l'usage, le statut ou la forme de cette
langue. Ce terme n'est pas né d'une volonté de remplacer les
concepts de politique ou de planification linguistique dont la
définition reste encore à voir selon la conception
idéologique et épistémologique des penseurs
référés à ce genre de décisions, mais
plutôt d'examiner une situation donnée sous un angle
différent, à savoir : à partir du niveau micro. Ce terme
sera plutôt né d'une nécessité d'observer les
conséquences relatives à la coexistence de langues ou de voir
comment les locuteurs d'une communauté donnée s'arrangent de
décisions issues des niveaux d'échelle supérieurs.
Blanchet (2013 : 75) donne l'exemple de territoires bi ou plurilingues,
où locuteurs sont amenés à déterminer les contextes
d'usage de telle ou telle langue. Rappelons que ce type de décisions
n'émane pas de manière automatique de la conscience des
locuteurs, mais parfois de besoins répondant à des
nécessités de reconnaissance identitaire ou culturelle
(Marcellesi & Guespin 1986 : 6).
L'insertion du terme suit à la prise de conscience
selon laquelle il devient nécessaire de se baser sur des besoins et des
expériences vécus par les locuteurs afin de pouvoir
vérifier la teneur des politiques linguistiques
déterminées et parfois déjà engagées. Cette
nécessité s'est révélée lorsqu'il a
été question de vérifier des théories parfois
usées à tort et contraires à la façon dont les
locuteurs vivaient l'usage, la connaissance d'une langue faisant partie de leur
répertoire. Revenons momentanément sur nos pas. Nous avons
précisé que ce sont particulièrement les travaux de Labov
dans les années 1970 qui ont permis de considérer l'objet
`langue' d'une façon différente, rendant ainsi son dynamisme et
sa complexité à la structure systémique que les linguistes
du XIXème et du XXème siècles auront
étudiée. Replacer le locuteur dans le contexte où la
langue est employée et mesurer les concepts théoriques en
fonction de la façon dont les contextes sont vécus, autrement dit
de légitimer le caractère « glottopolitique » des
actions sur le langage est une conception de la gestion des langues et des
pratiques née dans les années 1980. Blanchet affirmera ensuite
que c'est dans les années 1990 que cette prise de conscience
émergea tant la détermination de politiques linguistiques
devenait une nécessité et qu'il revenait aux politiques,
précisément, de pouvoir contribuer à l'élaboration
de décisions adaptées à la façon dont les langues
sont employées et dans quels contextes. Y aurait-il eu une progression
dans la façon de considérer le rapport de l'homme à la
société, à travers son principal moyen de communication :
la langue ?
46
Les années à venir pourraient faire
espérer que l'on continue à écouter les besoins des
locuteurs pour permettre de mieux élaborer des décisions à
caractère politique et social dans le rapport des êtres humains
entre eux, mais aussi avec la classe politique et dirigeante d'une
communauté, d'un territoire, d'un pays. On ne pourra pas faire
l'économie de spécifier que plusieurs conceptions des actions
glottopolitiques existent, en fonction de la conception du rôle qu'a
l'Etat sur les pratiques des locuteurs. Il ne s'agira pas ici de rentrer dans
une considération telle que celle-ci mais plutôt de mettre
à jour les pratiques langagières engagées par les
locuteurs d'une communauté donnée, en vue de contribuer (comme
précisé un certain nombre de fois déjà) à la
connaissance du terrain abordé et par conséquent de participer
à l'élaboration de décisions à caractère
humain, avant d'être social et politique.
La place toute relative de l'apprenti chercheur vient
à se poser la question quant à la réelle contribution
qu'il peut apporter dans un domaine de la vie sociale, en particulier quand il
n'en est pas originaire et que son passage n'est que temporaire. C'est ici que
nous retiendrons l'idée de l'autoréflexivité
développée par Robillard (2011) quand il remet la place du
chercheur au centre de son activité de recherche et de production de
connaissance, et avec et pour les acteurs auquel il s'adresse selon Moore &
Castellotti. Selon lui, produire une connaissance revient à comprendre
son environnement ; se comprendre soi-même ; et comprendre sa relation
avec les autres. Tandis que l'action de comprendre, qui est revenue
déjà dans les trois aspects de l'activité de la recherche
sous-tend lui-même ces quatre autres aspects : identifier des
phénomènes observés ; les classer dans des
catégories définies dans le but de les identifier ; leur
attribuer des relations ; et des valeurs.
La limite même de ce type de méthodologie est
relatif au fait qu'on est précisément des êtres de
connaissance, à savoir que nous vivons pour connaître et
comprendre, et on ne produit de connaissance qu'en construisant des
représentations (Giordan, in Blanchet 2011 : 11). Blanchet attire
également une attention toute particulière sur la limite
très fine entre ce qui constitue une croyance et une
vérité, qui peut, quand on ne contextualise pas soi-même sa
démarche de production de connaissance, arriver à des conclusions
dangereuses.
Au profit du partage des connaissances plutôt
qu'à l'uniformisation de l'approche scientifique, ces dernières
lignes auront permis de dire en quoi la connaissance produite par un acteur de
terrain est à la fois nécessaire et sensible. On ne m'en voudra
pas de tenter de dire qu'il y a des concepts qui échappent à la
science, mais que ce n'est pas pour autant qu'on doit s'interdire d'en parler,
tant qu'on est en mesure de pouvoir dire que la connaissance produite
appartient au contexte dans lequel elle a été puisée et
que les représentations de chacun auront portées le fruit d'une
réflexion... humaine. On retiendra finalement que le
47
chercheur, souvent participant sur le terrain, ne peut se
constituer révélateur de Vérité, mais
éclaireur vis-à-vis d'un contexte (encore une fois) souvent
méconnu ou mal compris.