Annexe 13 - Interview informateur 05-F
Interviewer : Amélie Gicquel
Note de lecture : 1 personne interviewée. Les
questions posées par l'enquêteur sont en italique et les
réponses en caractères standards.
Profil de l'informateur :
Profession : enseignant masculin
Lieu d'activité : enseignement public universitaire et
réseau associatif
Expérience à l'étranger : en France, M1 DFLE
avec bourse
Formation initiale : post communisme
Informations relevées à partir de notes,
désir exprimé de ne pas être enregistré.
1. J'ai le sentiment que l'Albanie vit
actuellement un repli sur elle-même. J'ai formulé cette
hypothèse selon laquelle les Albanais seraient dans cette période
où ils auraient besoin de revoir leurs valeurs, d'asseoir les principes
qui déterminent les caractéristiques de leur peuple du point de
vue symbolique. Est-ce que tu trouves cette hypothèse justifiée
?
2. Absolument ! Enver Hoxha est mort en 1985 et c'est
quelques années plus tard que le régime communiste est
tombé. Dans les années 90, il y a eu cette ouverture fulgurante
sur l'extérieur, sur les autres cultures et sur cet Autre que les
Albanais ne connaissaient pas pour avoir vécu enfermés au sein de
leurs frontières pendant près de la moitié d'un
siècle. Ca a donné lieu à de massives vagues
d'émigration. Maintenant, on est sur une période qui nous
amène à réfléchir à ce qui constitue notre
peuple : le drapeau, les frontières, la politique, la cuisine, les
individus, le patrimoine et bien sûr, la langue ! Appartenances
symboliques, nationales, valeurs... Je pense qu'en se valorisant
soi-même, on va vers l'Autre pour partager ce qu'on a, avec l'Autre.
Disons voilà, que la tendance jusque maintenant a été de
regarder vers l'extérieur, ça nous a empêché de nous
connaître. Et puis on ne veut pas seulement reconnaître et
identifier nos valeurs, mais aussi nos défauts. Nous sommes dans cette
période où nous nous devons d'accepter ce qui nous
définit, à identifier une Albanie typique. Pendant le communisme,
on a lissé les aspérités de nos principes. Et même
du point de vue de cette culture balkanique à laquelle nous appartenons,
on nous a incité, forcé à tout nous approprier, alors
qu'il faut savoir admettre que tout ne nous appartient pas. Permettez-nous
d'avoir des couleurs, des nuances.
3. Est-ce que les profs jouent un rôle dans
cette redéfinition des valeurs ?
4. Eh bien, il y a une différence nette entre les
profs de l'ancienne génération et les nouveaux. Les
diplômés des années 70 / 80 sont les garants d'une certaine
culture francophone, mais elle était valorisée à
l'époque, ce n'est pas que les vieux profs sont meilleurs ou
différents. C'est juste qu'ils ont suivi leur cursus dans cette
atmosphère certes dictatoriale, mais qui cultivait un respect de la
culture française, tandis qu'aujourd'hui, la France, on ne la voit
pas.
5.
XLII
Je me pose aussi la question à savoir s'il
n'y a pas un décalage entre la méthodologie utilisée par
les anciens profs et celle à laquelle on essaie de former les nouveaux
profs. Donc une méthodo très traditionnelle versus ce qui est
prôné aujourd'hui dans pratiquement n'importe quel texte
didactique, l'actionnel, l'approche communicative. Est-ce que les profs s'y
retrouvent entre ce qu'ils ont connu, ce qu'on leur a demandé de faire
et ce qu'on essaie de leur expliquer aujourd'hui ? Sans parler même des
besoins des apprenants dans tout ça, en matière de connaissances
linguistiques, leurs profils d'apprentissage et leurs capacités
d'assimilation...
6. C'est clair qu'il y a beaucoup à faire en
matière de méthodologie. Je peux te dire que oui, on subit des
changements de méthodologie presque drastiques. La méthodologie
change mais on a mal perçu son application. On essayait d'aller vers le
résultat sans vouloir s'intéresser au chemin, je veux dire qu'il
y a une certaine forme de négligence quant à la route à
emprunter, on ne voit que la destination. Alors qu'avant, on accordait une trop
grande importance à la méthodologie, et le résultat
était important, bien sûr, mais les professeurs devaient avant
tout s'assurer que leurs pratiques étaient conformes à
l'idéologie du Parti. Maintenant, il y a cette vision binaire de (( tu
sais ou tu ne sais pas », il n'y a pas d'évaluation des
compétences, soit tu es dans le bon, soit tu ne l'es pas.
7. J'avais également cette
hypothèse selon laquelle les Albanais accordaient une importance toute
particulière à leur participation à une certaine forme de
micro-histoire. Comme si leur engagement dans un projet ne serait scellé
que s'ils acquièrent l'assurance de l'obtention d'une certaine
notoriété locale.
8. Oui, c'est vrai, mais je dirais en particulier pour les
étudiants qui ne sont pas originaires de la ville dans laquelle ils
étudient, c'est à dire pour les étudiants des villages et
des villes à l'entour. Si tu fais référence aux
pièces de théâtre qui ont souvent été
organisées par les différentes stagiaires FLE, c'est vrai
qu'à travers leur engagement dans telle ou telle pièce, il y a
une certaine forme d'audace aussi, tu vois, c'est (( je veux exister, j'ai des
choses à donner, je veux m'identifier, j'ai des valeurs, voir
jusqu'où je peux aller » ! C'est l'objectif qu'ils se fixent en
participant à une pièce, ils ne le voient pas en premier lieu
comme la possibilité de s'ouvrir à une expérience
scénique, dramatique. C'est d'abord l'individu qui s'engage et ensuite
c'est l'apprenant, mais bon, dans notre université, l'apprenant n'existe
pas vraiment...
9. Donc tu dirais qu'ils utilisent le
théâtre ou la langue étrangère pour s'inscrire dans
cette expérience qu'on leur propose ?
10. Bah je dirais qu'ils font ça pour être
proche de la prof, pour être à côté d'elle, tu vois ?
Pour créer l'image du département de français, se
distinguer, c'est aussi une certaine forme d'intelligence, hein ! Pour essayer,
pour voir jusqu'où ils peuvent aller, et oui, pour entrer dans un
historique. Mais est-ce que tu as remarqué que ce ne sont jamais les
meilleurs étudiants qui participent aux activités de la
Francophonie, ce sont souvent ceux qui ont des lacunes en français, ou
bien ceux qui ne sont pas originaires de la ville où ils
étudient...
11. Eh alors, prof, à ton avis, qu'est-ce
qu'on apporte à nos étudiants de langues étrangères
?
12. Rien en grande partie, j'imagine une ouverture d'esprit
pour ceux qui s'intéressent un tant soit peu à ce qui se passe en
classe. Ca peut leur permettre
XLIII
de s'identifier, tu vois « oÙ est-ce que je suis
dans cette gamme d'informations que je reçois ? Est-ce que ça
m'aide à connaître l'autre et moi-même ? »
13. Moi j'ai le sentiment que nos
étudiants ont de grandes capacités mais qu'on ne leur même
jamais dit qu'ils étaient capables de grandes choses, comme des
coquilles vides qui ne demandent qu'à apprendre, mais qui ne savent
même pas comment s'y prendre...
14. La plupart ne savent même pas pourquoi ils sont
à l'université, on ne leur a même pas expliqué
qu'une formation universitaire serait intéressante, qu'elle leur serait
bénéfique du point de vue personnel, et intellectuel. On leur a
seulement dit qu'il fallait avoir le papier à la fin. Donc ils entrent
à l'université, ils savent qu'ils auront leurs années, et
ils attendent. Tu vois, je pense à cette étudiante, Xh. en
deuxième année, c'est une question de maturité,
d'éducation, tu penses, mais non ! Elle est fille de prêtre, donc
tu peux penser que son éducation religieuse aurait pu la former à
un certain nombre de valeurs, peu importe la religion, j'en sais rien, la
tolérance, l'ouverture sur l'autre. Et bien non, elle dit qu'elle n'aime
pas le français, comme ça, sans argument, c'est tout. Je lui ai
demandé de ne plus dire un truc aussi idiot, elle n'aime pas le
français, d'accord, mais si tu ne sais même pas dire pourquoi tu
n'aimes pas quelque chose, ne parle pas ! L'incapacité de nos
étudiants à s'approprier une langue étrangère ne
tient pas seulement des compétences langagières, mais aussi de
leur développement personnel et intellectuel. Et les étudiants
qu'on a ici dans notre ville, ce sont des étudiants qui viennent des
provinces, l'université est censée te permettre un certain
développement mental, cognitif, mais ils ne sont pas dans cette
recherche, ils sont dans la recherche d'un exemple. Mais je crois que c'est
aussi quelque chose qui est spécifique à tous ceux qui sont
nés après la chute du communisme. On cherche la
sécurité, on ne cherche pas le développement de soi.
Regarde les enseignants vacataires, ou les jeunes profs dans les écoles
de niveau inférieur... Ils deviennent profs, ils signent leur contrat
à durée indéterminée et c'est fini, ils sont
tranquilles, ils ont un poste et un salaire fixe, ça s'arrête
là. On est dans une recherche de confort, en fait.
15. J'ai aussi cette hypothèse selon
laquelle les étudiants ne s'intéresseraient plus à telle
ou telle langue pour le bagage péri et paralinguistique qu'elle
entraîne automatiquement avec elle, mais juste pour s'approprier tel ou
tel code linguistique qui permettrait à ces étudiants d'obtenir
quelque chose, un travail, étudier à l'étranger... Je ne
vois pas de passion pour une langue, ou même d'intérêt tout
court, en réalité. Ils sont fixés sur la grammaire et sur
les QCM quand on voit même la façon dont les profs évaluent
leurs élèves.
16. Nos étudiants ne lisent pas. Lire amène
à s'essayer à interpréter, à analyser, ou
même la lecture, le loisir, ils ne voient pas ça. Tu regardes les
jeunes femmes, elles ne vont pas lire de magazines, ou même sur Internet,
leurs intérêts personnels, ce que tu veux, le maquillage, conseils
beauté, hygiène, sexo, n'importe, ça leur passe au dessus
de la tête ! Il y a un manque de curiosité total, c'est
télé, café, facebook.
17. Oui, mais ils ont des cours de
littérature, non ?
18. Ok, cette année, ils ont étudié
Albert Camus. Ils ne parlent que de ça, mais ils aiment Camus parce que
le prof l'aime, pas parce qu'ils aiment tel ou tel livre. Ils aiment quelque
chose parce que l'autre l'aime aussi, ils le font sans le sentir. Il y a une
volonté de conformisme, de conformité, de s'accorder à
l'autre. Et moi je
XLIV
regrette autre chose, c'est qu'il n'y a aucun relais, aucun
transfert d'informations. Regarde les étudiants qui font des
séjours en France avec le Lion's Club, on en a plusieurs ici, mais ils
sont incapables de dire ce qu'ils y ont vécu, ce qu'ils ont vu, ou
même pourquoi ça vaut le coup d'y aller. Regarde maintenant, il y
a des étudiants de troisième année qui veulent aller en
France, ils ne savent pas pourquoi ils veulent y aller, c'est juste pour dire
qu'eux aussi l'ont fait, ou pour être comme l'autre.
19. J'ai une autre question qui m'amène
à te demander si toi, en tant que prof, tu te sens libre dans tes
pratiques d'enseignement ? Est-ce que vous recevez des directives de la part du
rectorat, du ministère quant à ce que vous devez faire, ou la
manière dont vous devez le faire ?
20. Bon, il y a les programmes, bien sûr. Mais quant
à la manière de le faire, non, pas vraiment ! Même pas du
tout, en fait ! On donne nos programmes en début d'année vis
à vis de ce qu'on va traiter en classe, mais la méthodologie que
je vais employer, non, pas de contrôle, rien.
21. Et si tu avais des propositions pour conduire
à un changement des perceptions tenues à l'égard des
langues étrangères, une proposition, une remarque
spontanée, qu'est-ce que ça serait ?
22. Moi je pense qu'il faudrait centraliser tous ces
départements de langues étrangères, n'avoir qu'une seule
université qui propose telle ou telle langue. Je pense aussi qu'il
faudrait proposer des spécialisations aux étudiants dès
leur troisième année de licence. Ca leur permettrait de faire des
choix, plutôt que de se retrouver forcés à s'orienter vers
telle ou telle filière. On aurait des étudiants de meilleure
qualité, ça créerait une concurrence, la volonté de
se battre un minimum pour obtenir telle ou telle branche dans le
département au sein duquel tu étudies. Je pense aussi qu'il
faudrait réintégrer le concours à l'entrée à
l'université.
23. Est-ce que tu saurais me dire s'il y a une
classe intellectuelle albanaise ? Les profs d'université, est-ce qu'ils
sont aussi connus pour la recherche, leurs travaux ?
24. Oui, à Tirana. Mais il n'y a pas de diffusion des
idées, d'esprit académique. Même le peu d'écrits
qu'on trouve de la part des profs, c'est politisé, c'est pour se rendre
visible sans pour autant que le contenu de ces articles soit même valable
! C'est une course au titre constante, à la reconnaissance
extérieure, les gens se montrent, mais ils ne brillent pas par la
qualité de leurs réflexions, c'est plutôt pour le nombre de
fois où on a vu leur nom. Et une fois que les profs ont un bon poste, on
n'arrive plus à les détrôner. Regarde Marushi, c'est le
directeur de l'Albanologie depuis 8 ans, mais est-ce qu'on entend parler de lui
ou de ce que cet institut fait ? Non. On n'encourage pas non plus les profs
à diffuser leurs idées ou même à continuer à
se former. On n'entend jamais parler de possibilités d'aller à
l'étranger, de faire des stages ou peu importe. Ce sont toujours les
mêmes qui en bénéficient. Moi, j'ai eu de la chance, mais
j'espère que la chance va continuer. Et puis, le changement est long,
c'est un je m'en foutisme complet ! Regarde, il s'est passé exactement
la même chose à Elbasan et à Prishtine, et on a deux
réactions différentes. Les recteurs des universités de ces
deux villes ont été accusés et déclarés
coupables de corruption. Ils n'ont pas voulu quitter leur poste. Les
étudiants au Kosovo se sont soulevés, tu as entendu, il y a eu de
grosses manifestations ! A Elbasan, le recteur est toujours dans son bureau, et
tout le monde s'en fiche, c'est grave !
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