III/ Bilan et perspectives de l'étude
3.1. La langue en débat, un combat
multifactoriel
Ce qui semble être une difficulté pour les
enseignants de passer au-delà de ce qu'ils auront parfois toujours connu
(méthodologie traditionnelle) et de proposer toutes sortes d'astuces
pour permettre à l'apprenant de véritablement sonder et se
constituer un sens personnel des connaissances abordées en classe ne
tient pas au seul fait des enseignants. Les méthodes récentes
sont souvent difficiles à exploiter dans leur globalité dans les
établissements albanais car proposant souvent d'utiliser Internet ou du
matériel autre que le seul livre. Les orientations
méthodologiques et les innovations proposées par ces
méthodes ne sont donc pas toujours exploitables et ne trouvent pas
toujours d'écho en contexte, ce qui peut potentiellement creuser le
sentiment d'injustice caractéristique de tout ce qui remet un apprenant
albanais dans sa situation jugée « inférieure ». En
dehors même des espaces institutionnels, les apprenants n'ont pas tous
accès à Internet et il est souvent difficile, voire rare d'avoir
accès à un dictionnaire uni ou bilingue. La constitution de
savoirs en dehors de l'espace classe devient par la même voie presque
impossible. Par expérience, mes apprenants ne faisaient que les quelques
exercices de grammaire que je leur donnais, quand je n'étais normalement
pas en charge de cet aspect de leur apprentissage, car rempli par un autre
enseignant dans un cours prévu à cet effet. Tout ce qui relevait
d'une certaine constitution de lexique et de recherches d'informations dans le
cadre d'exposés oraux, écrits, de constitutions de projets
était presque toujours voué à l'échec. Les besoins
matériels et pédagogiques sont certains et ne relèvent pas
seulement des compétences des enseignants ou des apprenants.
On ne peut pas non plus viser la seule absence de pratique
orale en classe de langue étrangère comme responsable de
l'incapacité des apprenants albanais à communiquer en LC, car
quand bien même ce type d'activité est proposé en classe,
il ne reçoit pas toujours le succès ou le résultat
escompté quand parfois durant toute leur scolarité, les
apprenants n'ont jamais été confronté à une
situation où il leur est proposé de prendre la parole et de
formuler un discours en LC avec consigne ouverte (d'après mes
observations en classes de collège). L'accent mis sur la règle et
le nombre important d'apprenants par classe (étant un autre
140
facteur influençant la capacité de l'enseignant
à permettre à chacun de prendre la parole) restent deux obstacles
majeurs. L'un relevant de la culture éducative de l'Albanie et de son
histoire, le deuxième étant relatif à des questions
politiques et économiques (sans compter l'instabilité du nombre
d'apprenants d'année en année, compliquant la tâche de
composer des équipes pédagogiques stables et véritablement
expérimentées), il n'empêche que cela a un effet direct sur
la nature des activités proposées dans les classes de langues
étrangères albanaises.
Jusque récemment, c'est seulement en première
année de licence qu'une plage horaire spécifique était
aménagée pour permettre la pratique orale des étudiants
lors de leurs études linguistiques ; les cours de « langue pratique
» ont ensuite été proposés en deuxième
année, mais sur un nombre d'heures relativement réduit (3 heures
au premier semestre puis 2 au second). Les autres enseignements proposés
étant axés sur l'étude de la langue en tant que
système, peu de temps est aménagé pour permettre aux
apprenants d'apprendre à s'approprier la langue et la parler. Les
curricula en perpétuelle révision tentent à nouveau de
s'adapter à des standards qui dépassent la seule
réalité nationale, et ne trouvent pas d'effet en contexte quand
la question de l'appropriation d'un code linguistique nouveau est réduit
à son seul aspect grammatical et lexical, sans réelle
possibilité d'utiliser ces outils (même temporaires dans la
logique que les connaissances linguistiques ne sont pas figées mais en
constante évolution !) pour permettre de produire quelque chose qui
provienne véritablement de l'apprenant.
3.2. Perspectives d'action
Séparés entre tradition et modernisme,
préservation de ce qui aura tenu l'Albanie jusque récemment et
réforme pour pouvoir prétendre à vivre comme les autres,
la question de la culture étrangère et de son appréhension
en contexte éducatif n'est pas aussi simple qu'elle n'y paraît.
Que faut-il faire pour développer un attrait pour ce monde francophone
qui peut très bien avoir sa place au même titre que d'autres
langues étrangères si l'on se limite au seul aspect de l'offre
linguistique, et que d'autres cultures si l'on considère la propension
réelle des Albanais à développer un intérêt
pour ce qui se passe au-delà de leurs frontières, mais pas en
contexte institutionnel, ou du moins pas en contexte de spécialisation
linguistique ?
Je tenterai de contribuer à la réflexion qui se
pose dans les termes de l'éducation et des langues
étrangères grâce à mon expérience de deux ans
en tant qu'enseignante et coordinatrice des activités culturelles, ainsi
que de longs mois au plus proche de ces acteurs
141
que j'aurai appris à appréhender. Je
m'intéresserai à ce qui peut permettre aux acteurs de
l'enseignement-apprentissage du français en Albanie de répondre
à cette question, en particulier quand je m'oppose fermement à
tout type d'interventionnisme dans des contextes que l'on peut parfois
connaître sur le bout des doigts, mais dont on restera toujours un peu
étranger.
3.2.1. A partir d'une expérience
personnelle : le théâtre, prolongements sur une possible
décentration de l'apprentissage conscient vers le recours à
l'action
Cette approche souvent qualifiée de (( ludique )) est
toutefois délicate à mettre en exergue, elle sera donc
employée ici à titre illustratif, mais aussi pour introduire
l'hypothèse selon laquelle une décentration de l'apprentissage
conscient vers un recours à l'action pourrait potentiellement être
une alternative à l'apprentissage que l'on observe aujourd'hui. Le
recours à des activités théâtrales peut toutefois
représenter une pente glissante, ce n'est donc pas le
théâtre en lui-même mais l'usage qui en est fait qui peut
être bénéfique à l'apprentissage d'une LE.
(( Faire )) peut sembler plus intéressant que (( dire
)) selon certaines approches méthodologiques. Cependant, ce (( faire ))
en LC peut parfois ne pas atteindre l'objectif d'atteindre l'introduction de
compétences extralinguistiques en contexte d'apprentissage linguistique,
en particulier pour les apprenants qui ne savent pas ce qu'ils font à
l'université ou dans une filière précise, et qui (( font
)) pour démontrer de leur bonne foi à leurs enseignants. A ce
titre, j'ai le triste souvenir qu'un participant m'a rapporté qu'une des
participantes à mon deuxième projet scénique ait
demandé discrètement quel était le sujet de la
pièce de théâtre quand les étapes de
compréhension de l'histoire avaient été effectuées.
Par peur du natif, par peur de décevoir et de ne pas provoquer en soi ce
sentiment de réussite sociale, cette apprenante m'avait répondu
(( oui )) quand j'avais voulu m'assurer de la bonne compréhension de
l'histoire et du travail qui s'annonçait. Dans ces cas-là, la
preuve de docilité émise à l'égard de l'enseignant
se traduit par l'attente d'une bonne note. D'où l'importance de
travailler sur l'élaboration de compétences métacognitives
avant d'accéder à l'enseignement supérieur.
Mon recours au théâtre a été
motivé par ma connaissance des activités théâtrales,
et par la forte demande exprimée par les étudiants des niveaux
supérieurs quand ils relataient que c'était presque devenu une
tradition dans ma ville d'affectation, ayant eu la chance de faire une
pièce de théâtre avec les différentes stagiaires
françaises chaque année. Dans le souci de m'inscrire dans une
continuité d'action et m'insérer dans l'histoire du contexte que
j'intégrais alors, j'ai accédé à cette demande avec
enthousiasme. Cependant, le niveau de
142
connaissance du français s'étant grandement
dégradé, je devais trouver une pièce accessible à
des débutants en français. La première activité
théâtrale réalisée a impliqué la
participation de l'ensemble de mes apprenants, et pour des soucis
d'organisation et de délégation des tâches, les
étudiants de Master de français avaient été mis
à contribution pour gérer des petits groupes de mes apprenants,
me permettant de travailler sur plusieurs fronts. J'avais aussi voulu
intégrer ce projet à l'évaluation du cours dont j'avais la
charge, ce qui ne put être possible et fermement condamné par ma
responsable car ce n'était pas dans le programme initial, et que selon
ses arguments, mes apprenants n'apprenaient pas la langue dans ce contexte. Ce
projet fut mené à bien dans des conditions difficiles par le
nombre de participants et par ma confrontation à l'élément
présenté ci-dessus, à savoir que la participation à
ce projet semblait traduire l'obtention de la moyenne pour mon cours, par mes
apprenants. Ceci dit, puisque ce projet a été mené dans le
cadre du Printemps de la Francophonie, la pièce choisie orientant
l'intérêt du public non francophone sur le comique de situation
plutôt que sur le contenu du texte aura été reçu
avec succès, de la part des spectateurs, autant que de mes apprenants
qui m'ont demandé l'année suivante d'avoir la même
expérience, quite à rejouer la même pièce. En effet,
l'année précédente, le projet de réunir les
pièces de théâtre des quatre villes principales de
l'Albanie sous une forme de festival interscolaire à la demande de la
stagiaire de Shkodra et de moi-même n'a pu être abouti
entièrement quand un accident de car scolaire impliquant la mort d'une
vingtaine d'étudiants de mon université d'affectation gela tous
les déplacements estudiantins prévus.
Pour les apprenants les plus consciencieux, découvrir
le mot à travers le geste aura été une expérience
importante dans leur parcours d'apprenant. Cette approche est d'ailleurs
prévalue de manière intéressante par Dinvaut (2012) qui
propose de penser de concert l'ergologie, la sociodidactique et la
sociolinguistique. A travers son article, elle expose l'avantage que peut
proposer la décentration de l'apprentissage conscient vers le recours
à l'action, face à laquelle tout le monde est a
priori égal ou au moins porté. Précisons
primairement que l'ergologie propose une étude et une analyse
physiologique de l'activité musculaire. Avoir recours au geste et
à l'action ne nécessite pas forcément de transformer sa
salle de classe en gymnase équipé, l'usage d'objets clés
tels que des balles en mousse ou même une boule de papier utilisée
parfois pour symboliser le passage de la parole, rend l'égalité
des savoirs concrète et surtout l'égalité entre
apprenants, qu'il est important d'introduire en Albanie quand les
différentes sociales sont aussi marquées (en particulier du point
de vue des origines natales et ethniques).
Pour notre cas, il ne s'agit pas pour l'enseignant de devenir
un spécialiste du
143
mouvement, mais qu'il permettre à l'apprenant de donner
du sens à des actions qui lui appartiennent et de pouvoir les verbaliser
pour se sentir pleinement investi de sa tâche d'apprentissage. Ouvrir
l'activité au groupe serait particulièrement un point à
développer en Albanie et de permettre aux individus de se rassembler
autour d'une tâche réalisée communément, de
confronter les mots aux perceptions émanant de sens différents de
l'individu. L'élaboration d'un discours en LC est par ailleurs
désinhibé dans le cas où l'activité soit
réalisée par un enseignant qui saura se placer au regard des
échanges produits entre apprenants et à sa propre adresse. Ce
type d'activités peut être d'autant plus intéressant quand
le sens manque aux apprentissages, qu'ils ne sont plus situés dans des
objectifs ou macro-tâches, en particulier quand l'intérêt
d'apprendre une LE en Albanie aujourd'hui, n'est plus de se limiter à la
seule activité de traduire un texte autorisé par la censure, mais
bien de pouvoir communiquer et de savoir lier le geste au mot. Dans ce
cadre-là, le théâtre peut se révéler un
déclencheur bénéfique à la conscientisation de
l'apprenant vis-à-vis de sa place, de son rôle et de ce qu'il peut
apporter au groupe classe, autant qu'aux communautés qu'ils
fréquentent en dehors du contexte institutionnel quand ce type
d'activité laisse la place à une représentation
publique.
3.2.2. Limites de l'approche
Ce type d'exercice peut se révéler
périlleux également pour la raison que le besoin de pouvoir
sauvegarder son identité fondamentale exprimé par l'apprenant
albanais, en particulier celui qui se positionne comme protecteur de son
patrimoine originel avant d'admettre l'appréhension d'un code
linguistique étranger. Dans le cadre des activités que je
proposais et qui visaient à inviter les apprenants à se
concentrer leurs compétences de construction de sens ou de techniques
méta et translinguistiques, les échanges étaient
immédiatement effectués par mes apprenants en LM. Mes
compétences toutes relatives en albanais ne me permettaient alors pas de
gérer les discours tenus, je demandais alors de passer en LC, à
la fois pour que je comprenne, et que j'assure le rôle de tuteur et de
régulateur attendu et nécessaire dans ce type d'interactions,
mais aussi et surtout pour que mon public s'exprime en LC, ce qui devait
évidemment rester l'objectif premier d'un séminaire
intitulé « langue pratique » (gjuhë
praktike, en albanais). Le type d'activités proposé
était souvent le type de débat que l'on lance en classe de langue
visant à prendre position quant à un sujet de
société, ou à la perception que l'on a d'un
phénomène.
Repasser en LC est devenu de plus en plus difficile au fur et
à mesure que ce type d'activité était proposé en
classe, le regard de mes apprenants devenu réprobateur traduisait
144
une incompréhension et une frustration que je ne leur
laisse pas la possibilité de réaliser ce que je leur demandais de
faire, et surtout dans la langue qui leur semblait naturel d'employer. A la fin
de l'année, ils m'ont avoué avoir aimé mon cours parce
qu'il était devenu le seul espace d'expression qui leur était
offert, et ils regrettaient de ne pas mieux avoir appris la langue pour pouvoir
en dire encore plus. Cependant, sur le moment même, ce type de situation
répétitivement rencontré a laissé place à un
désintérêt croissant vis-à-vis de la LC quand mes
apprenants réalisaient que je leur proposais de répondre à
l'assouvissement d'un besoin d'identifier leur compréhension intuitive
d'un savoir ou d'un discours, et de procéder à un positionnement
évalué de leur perception d'eux-mêmes vis-à-vis de
cette culture. Ils ne tenaient par contre pas en compte que cela devait
être fait en LC.
3.2.3. Pistes sociodidactiques
Ce dernier point m'invite finalement à aborder la
finalité de cette étude, à savoir la conception de la
composante culturelle, en accord avec une contextualisation des facteurs qui
influencent les actions et interactions didactiques en contexte universitaire
d'enseignement-apprentissage du français. L'appréhension de
l'aspect culturel dans ce contexte est tantôt considéré
comme un aspect dissocié du discours et des mots produits en LC (et
c'est malheureusement traité de cette manière dans la plupart des
méthodes de FLE et de ces « pages culture » proposées
en fin de chapitre ou d'unité), tantôt comme partie
intégrante ou même tributaire de la langue (selon une vision plus
sociale de la langue, chère aux défenseurs des approches
interculturelles). Il est intéressant de s'interroger vis-à-vis
de ce qui pourrait optimiser l'introduction de cette composante des
enseignements de classes de langue quand ce public apprenant qui n'accorde pas
tant d'importance au monde francophone victime des a priori
qui lui sont attachés, quand ce même public n'a
d'yeux que pour la structure systémique de cette langue (sans pourtant
l'assimiler et c'est justement ce qui rend cette question intéressante).
Doit-on rappeler que cette langue, le français, est dotée d'une
structure morphosyntaxique particulièrement épineuse au regard
d'autres langues plus accessibles comme l'anglais, doté d'une
morphosyntaxe plus simple, ou l'italien, que mes apprenants connaissaient le
plus souvent par imprégnation précoce ? Le français n'est
clairement pas en prime position dans l'affect des apprenants, mais que les
activités réalisées en LC peuvent remporter un franc
succès, en particulier quand elles leur permettent de vivre en tant
qu'individu, ce qui n'est pas possible en dehors de l'école quand cette
volonté d'uniformité caractéristique des temps communistes
est encore prégnante. Concernant la langue française, il s'est
révélé que le gouvernement semble se baser sur cette
représentation quand il avise
145
dans les nouveaux curricula que le français et
l'italien ne seront plus privilégiés pendant l'enseignement
primaire et secondaire et ceci dès la rentrée 2014-15, pour la
raison que l'anglais est la première langue de tout le monde (Hoxhaj,
2014 : § 3) et que l'apprentissage de la deuxième langue
étrangère sera remplacé par des cours d'éducation
physique selon la volonté du Premier Ministre de lutter contre
l'obésité. Les parents, s'ils en effectuent la demande peuvent
toutefois requérir auprès du directorat de l'école que
l'enseignement de cette seconde langue étrangère soit
préservé. Cette décision jure par ailleurs avec le
récent intérêt des Albanais pour l'allemand (Laci, 2008)
avec la création de sections bilingues allemand-albanais. Selon les
propos de l'auteur, le Ministre de l'Education de l'époque affirmait que
« en ouvrant une section bilingue germano-albanaise dans le lycée
« Sami Frasheri » [de Tirana], je pense que nous avons tendu la main
à un pays majeur du continent et c'est de bonne augure pour un pays
comme le nôtre qui s'efforce de développer sa démocratie et
son économie et de devenir membre à part entière de la
famille euroatlantique », affirmant clairement la vision de l'Etat quant
aux langues étrangères, comme étant des outils permettant
un rapprochement à l'Europe, et en particulier à l'Allemagne qui
est largement appréciée par les Albanais pour le nombre
d'immigrants qui y vivent et pour l'image qu'elle véhicule.
Autant que l'Etat a besoin de l'Ecole pour transmettre les
valeurs qui semblent définir une société et
l'identité nationale du peuple dont un gouvernement a la charge, il n'en
semble pas moins que la communication entre ces deux instances n'est pas
optimale, sans quoi on ne ferait pas face à autant de réprobation
émise de la part des Albanais et sur l'observation qui est faite de la
société albanaise et de son rapport à la classe politique
de voir se constituer deux mondes parallèles tant les décisions
gouvernementales n'ont pas d'ancrage sur le peuple et que le peuple n'en a pas
non plus sur le gouvernement.
Les propos tenus par ces derniers et leurs
représentations collectives vis-à-vis de l'avenir sont sans
appel. Ces apprenants, futurs acteurs de la société albanaise,
font état d'une incapacité à rétablir une certaine
stabilité sociale et identitaire par cette définition
socio-historique réalisée en diachronie (d'après la
présence prégnante des éléments proposés en
chapitre 2 dans les discours des Albanais à l'égard de la
situation actuelle de leur pays), et où la réalité
économique et politique du pays ne permet pas de disposer d'un large
choix, d'une liberté, quant à ce qu'on a envie de devenir et de
faire. L'Union Européenne fait espérer des jours meilleurs, et le
discours tenu par les Albanais laisse transparaître que cette instance
doit « faire du ménage dans le gouvernement albanais »,
attribuant à l'UE la responsabilité de la sommation de la classe
gouvernante albanaise qui ne répond souvent qu'à ses propres
146
intérêts. Ce grand espoir projeté dans
l'UE côtoie la désillusion des Albanais quand cette instance aux
allures libératrices fait miroiter des futurs inatteignables depuis la
chute du communisme en 1991, toujours d'après le discours qui est tenu
par les acteurs qui nous intéressent.
La façon dont les cultures étrangères sont
présentées au public albanais doit être
pesée par l'enseignant, encore plus quand il est tenu
porteur des cultures et des représentations que son public d'apprenant
s'en fait. Compte tenu des informations dont je dispose et de mon
expérience qui aura été présentée dans les
grandes lignes par manque de matériel plus illustrateur du point de vue
officiel et académique, je contribuerai aux réflexions qui se
posent vis-à-vis des plans d'action engagés pour promouvoir la
langue française et sa culture. Premièrement, on peut avoir envie
d'indiquer que certains axes méthodologiques tels que les suivants,
propres à des méthodologies axées sur l'individu peuvent
potentiellement modifier et contribuer à une représentation plus
juste de ce que l'apprentissage des langues peut permettre de faire et de
s'approprier.
- Les échelles d'action de l'enseignement-apprentissage
des langues étrangères (mais pas
seulement) devraient s'intéresser aux besoins
exprimés par les apprenants, autant qu'aux enseignants qui doivent
prendre en considération l'aspect transitoire des connaissances acquises
progressivement par leurs publics apprenant. Pour illustration, la langue
anglaise est la première langue enseignée dans les écoles
parce que l'offre linguistique proposée aux niveaux primaire et
secondaire ne laisse pas de choix ou que l'on ne demande pas aux apprenants ce
qu'ils veulent étudier, par la décision de l'école, un
apprenant sera dans la classe qui apprend le français ou l'anglais, sans
sondage des demandes des apprenants, ce qui n'amène pas les apprenants
à se constituer leurs propres représentations mais à se
conforter à celles qui sont véhiculées par les instances
supérieures. Il se peut dans d'autres cas que les locuteurs d'une LE ne
tiennent pas compte des représentations qu'on leur impose, mais ils ne
développeront pas forcément un goût pour la LE qu'ils se
voient apprendre ;
- Les langues ne doivent plus être
présentées comme des systèmes dotés de
règles figées et faire appel à la langue maternelle des
apprenants n'est pas toujours transgressif, mais un moyen de rejoindre un sens
qu'un apprenant veut pouvoir transmettre. Pour illustration : les
représentations des Albanais quand ils se figurent qu'un enseignant est
bon quand il enseigne bien la grammaire, et ce recours à l'apprentissage
par coeur et décontextualisé de listes de vocabulaire importante
;
147
- Replacer les langues étrangères dans le
contexte socio-culturel et géographique dans lequel elles s'inscrivent
nécessairement, sans quoi la sémiologie n'aurait pas de raison
d'être et ne provoquerait aucun intérêt ;
- Faire appel à un potentiel rarement exploité,
étant le répertoire linguistique de son public d'apprenants
pour apprendre à construire du sens, en particulier quand il est
déjà plurilingue et cesser de réprimander aussi froidement
l'usage de la langue maternelle comme étant une faiblesse. Pour
illustration la réprimande sévère dont l'apprenant est
gratifié quand il change de code linguistique sans que l'enseignant ne
soit toujours capable d'identifier la raison qui l'a amené à
faire ce choix ;
- Que les enseignants sachent développer une distance
par rapport à leurs représentations personnelles et permettre aux
apprenants de se constituer les leurs, ou autrement dit une définition
de l'enseignant régulateur de la circulation des savoirs et tuteur dans
leur constitution plutôt que d'imposer un plaquage linéaire des
connaissances à acquérir en un temps donné. A travers son
agir professoral, singulièrement inspiré du caractère de
la personne qui endosse le rôle d'enseignant et ceci en Albanie plus que
dans nos sociétés d'Europe occidentale où la figure de
l'enseignant a longtemps été respectée et obligée
à respecter selon les préceptes du régime communiste,
l'enseignant aurait tout à gagner en sachant développer une
distance entre ce qui l'inspire personnellement (du point de vue de l'individu)
et ce qui peut être potentiellement développé en classe.
Pour illustration : les accolades et autres signes d'affection sont très
courants, ce qui n'est pas une mauvaise chose, mais qui ne doit pas remplacer
la capacité de l'enseignant à permettre à l'apprenant de
se former ses propres jugements plutôt qu'à effectuer un transfert
sur la personnalité de l'individu qui incarne le vecteur de savoirs, ce
qui ne fait que contribuer à une uniformisation des
personnalités, en accord avec un enseignant qui peut en une seule
séance, témoigner de beaucoup et de différentes
émotions ;
- Développer les approches interculturelles
plutôt que les plaquages d'informations et de connaissances à
assimiler, en particulier quand l'intérêt des Albanais est
fortement orienté vers l'extérieur, mais que la conduite
didactique des enseignants à l'égard de leurs publics n'invite
pas à la constitution d'un sens élaboré (au sens
construit) de la curiosité intellectuelle et altéritaire ;
- Utiliser les TIC quand ils permettent de creuser un savoir
appréhendé, mais pas en tant que tel, comme symbole
d'évolution et de réussite. C'est particulièrement notable
en contexte universitaire, au contraire du réseau de l'enseignement
privé et associatif où les méthodologies visent à
encourager l'apprenant dans sa propre constitution du savoir
148
(selon l'idée que les TIC peuvent d'accorder une
certaine autonomie à l'apprenant et à défocaliser
l'attention sur la personne de l'enseignant).
Cependant, il doit être remarqué que ce sont des
indications qui prévalent et qui font sens lorsqu'on a reçu une
éducation où on a initié dès le plus jeune
âge qui invite plus aisément l'apprenant et l'individu en devenir
à se constituer une place dans une classe, lieu majeur des
apprentissages. Dans la mesure où les enseignants albanais sont
foncièrement mieux connaisseurs de ce qui définit
fondamentalement les contextes dans lesquels ils oeuvrent, il serait
intéressant d'ouvrir leurs compétences à une
nécessaire réflexivité sur ce qui motive leurs prises de
décisions didactiques, ayant une nécessaire conséquence
sur les représentations sociales de leurs apprenants si l'on s'en
réfère aux théories relatives à cette étude
et au contexte albanais, présentées en chapitre 1. On
regretterait de devoir admettre que les représentations vis-à-vis
des langues étrangères n'ont plus de place dans un système
où tout est pensé pour correspondre à un modèle
extérieur. De la même manière qu'on déplore que les
étudiants accordent aussi peu d'importance aux contenus des cours, et
qu'ils se constituent des représentations aussi peu valorisantes quant
à l'école et l'université, et que les formations
proposées aux enseignants les amenant à revoir les
méthodologies qu'ils empruntent et leur approche quant à un objet
de connaissance, et à les orienter dans leurs pratiques
professionnelles, n'ont que si peu de répercussion dans la façon
dont les apprenants considèrent leur formation scolaire et
universitaire.
C'est donc plutôt selon cet angle de vue que je
proposerai les points suivants, largement inspiré d'une
modélisation proposée par Beacco (2011 : 36) dans sa conception
de l'influence des savoirs, et plus précisément dans sa
proposition de soutenir la didactique des langues et des cultures comme le
domaine d'émergence des connaissances savantes, car il semblerait bien
que c'est à partir de ce qui se passe dans une classe que l'on peut
obtenir un aperçu de la société au sein de laquelle on
s'adresse et on intervient plus ou moins directement.
149
Tableau 5 - « La tectonique des savoirs en
didactique des langues et des cultures », JC Beacco (2011 :
36)
Selon l'hypothèse qu'un enseignant configure les
savoirs en fonction de la méthodologie à laquelle il s'attache,
l'on pourrait aisément vouloir s'orienter vers cette
réflexivité didactique et épistémologique qui
pourrait précisément permettre aux enseignants de se positionner
de manière idéale par rapport au rôle qui s'attache
à leur profession, autant qu'au fait qu'ils appartiennent à la
même macrosociété que les apprenants auxquels ils ont
affaire. Cela souligne d'ores et déjà l'importance de voir
poindre une volonté de redéfinition de la promotion linguistique
de la part des enseignants locaux plutôt que par une tierce instance,
étrangère au contexte dont on parle. Le manque de cohésion
entre ces derniers, à l'oeuvre par l'inactivité de l'APFA jusque
très récemment et par la distance établie entre les
différentes instances françaises et albanaises et la
réalité contextuelle, n'aura pas soutenu les diverses intentions
émanant presque uniquement du cercle enseignant de Tirana, ou que la
sphère intellectuelle et plus encore, la sphère exécutive
albanaise est presque hors d'atteintes lorsqu'on n'a pas les relations
nécessaires, ce qui amène précisément les
enseignants à cumuler les emplois (école, vacataire à
l'université, Alliance Française, cours privés) pour
étendre leur champ d'action et faire survivre l'apprentissage d'une
langue pour laquelle ils ont un intérêt et des connaissances
presque exemplaires, dans le cas des enseignants investis
150
de leur profession. Voyons donc dans quelles directions cette
réflexivité peut aller et ce qu'elle peut apporter à notre
contexte.
- Il s'agirait de s'attarder plus en profondeur sur
l'interlangue, lieu de création des représentations que la
sociodidactique prend en partie comme référence de
réflexion pour réfléchir aux actions didactiques à
entreprendre. De la même manière que Blanchet et Beacco le
définissent, il s'agit d'une zone transitoire mais en perpétuelle
évolution où l'apprenant peut être amené à
introspecter le mode de constitutions de ses savoirs et d'en comprendre la
teneur (Chardenet, 2011-a : 80-1).
- Réfléchir à la place de la
différence dans la société albanaise pour mieux cerner
la problématique relative à ce qui dépasse le
périmètre du confort et du connu qu'il est difficile de
dépasser, et par extension rendre effective la volonté
didactique, la sublimer pour rendre l'aspect social du rôle de
l'apprenant en tant qu'acteur de ses apprentissages.
- Rendre le savoir coopératif et utiliser les
potentialités de chacun pour créer et révéler
le savoir que l'enseignant veut que son public découvre et
s'approprie.
- Redéfinir les modalités d'évaluation
de la connaissance et de l'arbitrage que l'apprenant effectue
automatiquement à propos de son cheminement vers l'accession à un
capital linguistique qu'il devrait jauger lui-même. De Robillard (2011)
propose que le pivot du métier d'enseignant est de comprendre comment
est reçu un discours didactique. En particulier en situation de
transfert de personnalité, si l'enseignant incite ses apprenants
à assimiler des connaissances linguistiques en les apprenant par coeur,
ce dernier réinvestira le mot dans le contexte dans lequel il a
été observé, c'est-à-dire dénué de
son contexte d'usage, bien qu'il soit probablement capable de dire ce qu'il
signifie.
- Dans la volonté toute récente des
universités albanaises de développer des programmes
d'enseignement et de formation à distance, il serait intéressant
de réfléchir à la diffusion et à la promotion de la
langue albanaise par les institutions, autant que de réfléchir
aux représentations des Albanais vis-à-vis de leur langue
maternelle et de son apprentissage scolaire. Les plans de formation à
distance permettraient-ils de proposer un point de réunion à la
diaspora albanaise et particulièrement à des jeunes en devenir
identitaire et professionnel, éparpillés sur plusieurs continents
? Ce n'est pas l'objet de cette étude mais la volonté de
standardisation de l'enseignement supérieur à l'intérieur
des frontières du pays, autant qu'en dehors de celles-ci au profit d'une
reconnaissance normée et lisible du système éducatif par
des instances supranationales, pourrait potentiellement desservir l'appel
à la reconnaissance identitaire des individus de cette nation.
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Autrement dit, ce qui amène les apprenants à
faire le choix d'accorder de l'intérêt à une LE peut
être primairement basé sur les représentations ordinaires
qui sont véhiculées autour de la France ou du fait de parler
français. Cependant, j'avancerai que ce qui amènera l'apprenant
à prolonger son intérêt et le nourrir
d'éléments nouveaux doit se retrouver dans ce que l'apprenant
peut faire de lui-même et de sa place dans les communautés
didactique et sociale, et des besoins qu'il exprime pour parachever et remplir
ce besoin.
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