Introduction
« Aussi pour apprendre l'élève doit-il
sublimer l'inconfort des incertitudes liées à
l'incomplétude de son savoir en acceptant de se risquer dans la
recherche des moyens de cette maîtrise. Ce risque est à la fois le
fondement et la condition du fonctionnement du processus enseignement /
apprentissage » (Anderson, 1999 : 26).
L'acte d'apprentissage est défini ici comme une
situation dans laquelle l'apprenant doit apprendre à se guider dans
l'inconnu et à accepter l'inconfort de cette situation temporaire. Il
est induit que cet apprentissage s'effectue en compagnie plus ou moins
marquée de son enseignant, selon les méthodologies prescrites et
employées ; les facteurs modelant les conditions dans lesquelles
l'enseignement / apprentissage s'opère déterminent
également quel accompagnement peut être envisagé. De la
même manière que chaque peuple a son histoire sociale, culturelle,
identitaire et qu'elle forge une société de
génération en génération, il m'avait semblé
important de tenir compte des informations exposées jusqu'ici pour deux
raisons : ces raisons reviennent régulièrement dans le discours
tenu par les acteurs à différentes échelles d'action de
l'enseignement-apprentissage des langues étrangères, mais aussi
parce qu'il m'a semblé inévitable de prendre en compte l'histoire
des situations et des acteurs observés, responsables de ces actions, en
particulier si l'on considère que rendre l'historicité d'un
terrain observé réintègre ses acteurs dans leur
expérience au monde, d'après Dondeyne (1956 : 5-25) dans sa
définition de l'historicité dans la philosophie contemporaine.
Cela est d'autant plus inévitable lorsque ce monde dont il est question
est au centre de la relation des individus à la société
à travers la langue, au même titre que l'appréhension d'un
code linguistique nouveau.
Plus simplement et afin d'introduire les rapports
d'expérience des acteurs observés et l'analyse de cette
expérience, il convient d'attribuer ces dernières pages à
ce qui permet de placer les acteurs dans le contexte dans lequel ils sont
amenés à agir. A une époque où le
développement de compétences transversales entre
différents répertoires linguistiques et culturels sont
définis comme permettant entre autre, la possibilité d'une
compréhension mutuelle entre cultures et peuples, nous verrons de quelle
manière cette nécessité trouve son écho chez les
enseignants de français et les apprenants. L'échelle macro des
décisions politiques et éducatives modelant en partie les
interactions à l'oeuvre et observables au niveau micro, il s'agit
maintenant de s'intéresser aux actions engendrées par les acteurs
qui nous intéressent ici et de voir si ces actions trouvent elles aussi
écho dans la vision projetée
124
des décideurs d'une nation et d'un pays tel que
l'Albanie. En fonction de ça, nous verrons s'il est possible d'envisager
une (re)définition des politiques éducatives et linguistiques
à l'oeuvre dans les universités albanaises.
I/ Individus en contexte
1.1. Circonscription et approche tenue à
l'égard du terrain
La sociolinguistique étant une discipline qui a permis
la formation de la sociodidactique, c'est à l'éclairage des
outils qu'elle préconise que nous investirons le domaine micro des
représentations et des locuteurs. C'est donc en usant de méthodes
de recueil de données tels que le récit de vie (Bertaux, 2010),
l'entretien compréhensif (Kaufmann, 2011) ou l'observation directe
(Fournier & Arborio, 2010) que les analyses qui s'apprêtent à
être proposées ont été formulées.
Le cadre de mon enquête m'a permis d'observer en
particulier le département de français de l'Université
Aleksandër Xhuvani d'Elbasan, au sein duquel j'ai moi-même
opéré. Cependant, j'ai aussi pris la liberté de croiser
les données que j'y ai recueilli avec des informations
prélevées auprès d'anciens étudiants d'une autre
université, afin de me constituer un sens plus critique des conclusions
que je souhaite apporter à cette étude, en particulier
grâce au regard distancié de ces derniers. L'intention est
d'observer ce qui peut influer l'agir des enseignants de français,
autant que les représentations de départ des apprenants pour
cette langue, et de sonder de quelle manière les représentations
de chacun peuvent influer sur les politiques linguistiques et éducatives
à engager.
Ma première intention était de focaliser mon
enquête de terrain sur les étudiants, intéressée par
la toute dernière échelle dans la pyramide (verticale, nous
l'avons vu en chapitre 2) de décision et de planification des politiques
engagées, pour observer les représentations formées par
ces derniers en fonction des facteurs et des modalités d'exposition
à la langue et à la culture françaises. Cependant, au
moment de mener cette enquête, j'ai été confrontée
à deux difficultés principales : je ne pouvais évidemment
plus avoir accès à certaines scènes didactiques qui ont eu
lieu lors de mon expérience en tant qu'enseignante, et qu'il est aussi
pratiquement impossible de recréer les conditions nécessaires
à l'obtention de prises de position et d'actions spontanées de la
part des enseignants autant que des apprenants, puis de les enregistrer. Le
corpus d'enquête que mon expérience m'a constitué pouvait
bien être observable dans les classes des autres, où
l'accès
125
m'a été rendu difficile, par méfiance
gênée de mes interlocuteurs, en particulier quand la nouvelle de
mon retour et de mon étude s'est répandue. J'ai finalement
basé le contenu de mon analyse sur l'utilisation du récit de vie
et de l'entretien compréhensif pour avoir accès à une
forme de discours qui appartient à l'informateur, mais
révélateur d'une réalité majoritairement
partagée. Mon rôle était ensuite de recadrer le contenu
obtenu sur un terrain reflétant une réalité
communément partagée, avec la charge de pouvoir rendre des
commentaires placés théoriquement, réfléchis
scientifiquement et ancrés dans la pratique.
Les conditions dans lesquelles ces deux méthodes de
recueil de données doivent être optimales pour pouvoir avoir
accès à ce dont on a besoin, que l'on connait par
expérience mais auquel on n'a pas accès « sur demande
». Une autre difficulté a été celle de la langue
d'entretien. Mes compétences en albanais étant assez restreintes,
je ne pouvais pas avoir accès aux informations voulues dans la langue de
mes informateurs quand leurs connaissances en français étaient
insuffisantes pour pouvoir répondre aux prérogatives de mon
enquête et des thèmes que je souhaitais développer. Je ne
voulais pas avoir accès à un intervenant tiers qui aurait pu me
soutenir dans les conditions techniques de prélèvement
d'informations techniquement et traduire les échanges produits, car la
méfiance qui peut s'établir dans ce type de situations aurait
faussé les informations recueillies. Enfin, quand les compétences
linguistiques de mes informateurs étaient suffisantes pour pouvoir me
répondre en français, la présence d'un enregistreur audio
a souvent produit les effets attendus par la présence de cet objet :
l'informateur confronté à son moi dans les scènes de sa
vie qu'il expose et l'inévitable tentative de ce dernier à
vouloir protéger sa face (au sens bourdieusien), sa vérité
et sa consistance, incarne un rôle qui ne lui ressemble pas en d'autres
situations. Les recueils de données les plus utiles ont
été ceux où je prenais des notes au fil des questions
posées à mes interlocuteurs, et sur la durée quand la
situation de l'interview coulait doucement vers une situation d'aise et de
confiance émise à l'égard de celui qui
prélève ces données souvent personnelles, presque
informelle quand c'était des sujets que j'avais déjà
abordé dans un autre cadre qu'académique ou officiel. Il a
finalement été intéressant d'avoir accès à
des informations recueillies en anglais, étant l'autre langue me
permettant d'avoir accès aux représentations des apprenants
albanais vis-à-vis des langues étrangères. Avoir
accès aux représentations des locuteurs albanais anglophones
m'aura permis d'avoir un regard distancié de leur part à propos
de la langue française quand mes autres informateurs ont
déjà été exposés à la langue
française de manière intensive (en contexte scolaire surtout).
Finalement, les difficultés présentées ci-dessus m'ont
amenée à m'orienter vers les enseignants et leurs récits
vis-à-vis de l'enseignement-apprentissage du français car
leurs
126
compétences linguistiques me permettaient plus
aisément d'avoir accès aux informations nécessaires.
En croisant ces données avec celles d'étudiants,
on obtient un panorama en plusieurs dimensions d'une réalité
communément partagée. Je tenterai de défendre en quoi la
prise en compte de ces deux types d'informations peut défendre une
position équitable et respectueuse des différents partis
concernés par le contexte de l'enseignement-apprentissage du
français. Je tenterai d'abord de présenter en quoi
s'intéresser à ces deux classes d'acteurs peut permettre de
comprendre la teneur des décisions engagées, des actions
planifiées et des retours évalués par les apprenants sur
les interactions observées en classe et en contexte extrascolaire dans
le cadre du réseau associatif privé (Alliance Française)
et lors de l'organisation d'activités culturelles, toujours dans le
cadre d'activités commandées par les institutions avant de ne
l'être par les individus (Printemps de la Francophonie).
J'ai finalement observé certains de mes
étudiants qui m'ont ouvertement reproché d'être partie
comme si je les avais abandonnés. Je ne tiens pas à analyser
moi-même cette situation parce que je ne suis pas sûre de le faire
correctement, cependant, j'ai été étonnée de voir
autant de rancoeur, caractéristique, je pense, de ce que je
m'apprête à exposer.
1.2. Acteurs de l'enseignement-apprentissage du
français
Dans l'attitude adoptée par les étudiants vis
à vis de leurs études supérieures, couplée à
la course au diplôme observée dans leur seul intérêt
de décrocher le papier qui leur ouvre supposément un accès
au marché du travail plus valorisant que s'ils se limitaient au BAC,
n'ont pas toujours des compétences vérifiées en langue. Ce
n'est donc pas la langue en elle-même qui attire des étudiants que
l'on garde pour garder certaines filières ouvertes, mais le potentiel
d'obtenir un diplôme sans difficulté, ce que les enseignants
reconnaissent observer et partagent avec moi sans difficulté. Le Premier
Ministre a lui-même intitulé son discours du 7 juillet 2014 tenu
à l'annonce de la publication de la réforme sur l'enseignement
supérieur de 2014 : « la fin de l'enseignement comme une
marchandise qui s'achète » axant l'entièreté de son
discours et l'attention de ses interlocuteurs sur un seul des points qui
nécessitent d'être contrôlés par l'Etat : le
monnayage de ses droits de passage. Les autres étudiants qui trouvent un
intérêt à leurs études ou qui développent un
certain goût pour le français dans notre cas, sont rapidement
découragés de voir que ceux qui ne font aucun effort passer sans
difficulté d'une classe à l'autre. Concernant le public que l'on
peut observer dans un même département, on trouvera :
127
- des enseignants qui sont impliqués dans
l'enseignement pour avoir une prise politique directe sur les étudiants.
Quand il est reconnu nécessaire de se rapprocher d'un mouvement
politique pour obtenir un emploi, et plus favorablement le parti au pouvoir, il
est attendu de ces mêmes personnes qu'ils rallient leurs étudiants
à ces partis politiques pour gagner des électeurs
(expérience personnelle de juin 2013 où une enseignante a
imposé à mes apprenants de sortir de mon cours pour assister au
discours que Sali Berisha, ex Premier Ministre au pouvoir était venu
faire dans notre université ; mes apprenants n'auront pas eu le choix
que d'accéder à sa demande car cette enseignante est connue pour
son manque d'honnêteté académique et assister à une
conférence pendant 1 heure tout au plus assure la moyenne) ;
- d'autres enseignants qui ont développé un
réel intérêt pour la langue et le savoir
qu'ils enseignent et qui tentent d'intéresser leurs apprenants au
contenu développé dans leurs cours ;
- des étudiants qui choisissent leurs filières
et qui y sont acceptés grâce à leurs
bons résultats ;
- d'autres étudiants qui obtiennent une place au
même titre que ces derniers et qui obtiennent leurs laissez-passer
moyennant quelques services rendus aux enseignants, ou achetant
impunément leurs notes ;
- des institutions de l'enseignement supérieur
saturées de pratiques qui n'ont aucun rapport avec l'acte d'apprendre
ou d'enseigner, ou tout du moins, pas des contenus académiques et
formateurs du point de vue identitaire, professionnel et social.
Ces faits ne peuvent pas toujours être prouvés
par des données quantitatives ou des discours rapportés de la
part d'informateurs qui n'ont pas toujours envie de prendre part à la
dénonciation de ces pratiques. L'annonce de la réforme de 2014
aura également fait exploser quelques scandales révélant
des noms de Ministres qui auront eux-mêmes étudié dans des
institutions de l'enseignement supérieur que le gouvernement a
décidé de fermer ou de partiellement suspendre quand il a
été reconnu que les pratiques opérées au sein de
ces institutions n'étaient pas légales. On compterait parmi eux
la Ministre de l'Education Nationale. Pour affirmer donc au moins le fait que
les étudiants passent d'une année à l'autre sans avoir
acquis de réelles connaissances linguistiques, je noterai le souvenir
des corrections d'examens où à l'issu de 200 heures
d'enseignement du français, près de 50% des étudiants ne
sont pas capables de conjuguer le verbe « avoir » au présent
de l'indicatif. En deuxième année de licence, il est prévu
selon les curricula universitaires qu'ils étudient des oeuvres
128
littéraires en langue cible. Comme il l'a
été précisé précédemment, il n'en va
pas de la seule responsabilité de la classe enseignante d'adopter un
regard responsable vis-à-vis de leur rôle au sein de l'institution
universitaire et sociale, en particulier quand un si grand nombre de jeunes
fréquentent et traversent l'université pour atteindre ultimement
le marché du travail. La pression sociale et familiale amène des
jeunes sans réel intérêt pour l'institution scolaire
à traverser les niveaux scolaires et universitaires sans obstacle
d'ordre académique ou structurel.
C'est un véritable jeu d'équilibriste qu'il faut
apprendre à développer avant d'amener chacun à devoir
amorcer le débat qu'implique la dénonciation de certaines
pratiques frauduleuses. Cependant, pour amorcer des réformes qui auront
un impact réel sur les politiques éducatives et linguistiques, il
semble réaliste de devoir prendre en considération ce qui se
passe réellement dans les institutions qui font l'objet de tant de
dénonciations, la réforme de l'enseignement de 2014
prévoit d'ailleurs de fermer près d'un tiers des institutions
albanaises de l'enseignement supérieur, car non conformes ou non
agrémentées par le MASH. Ne prétendant pas à un
diplôme en sciences de l'éducation, mais bien en didactique du
français et des langues étrangères, j'aurai utilisé
ce panorama interdisciplinaire pour deux motifs. Premièrement, une
contextualisation me semble plus représentative d'une
réalité souvent rarement considérée dans les
travaux relevant des conditions qui forgent l'habilité des apprenants
à recevoir une formation éducative, mais aussi parce qu'il me
permet de mieux saisir dans quel contexte des politiques relatives aux langues
doivent être mises en place de manière éthique et
responsable, et respectueuse de l'histoire de chacun.
Finalement, d'après le discours tenu par les
enseignants rencontrés, et d'après les recherches majoritairement
axées sur l'application des conseils tenus dans ce texte,
élevés au rang de préceptes de référence, on
soutiendra l'argument suivant. Le CECR étant devenu le moyen
d'échelonner sa pratique par rapport aux normes internationalement
reconnues, il s'agit dans la conscience de ces enseignants d'avoir et
d'utiliser la méthode qui convient au discours tenu, en théorie,
et de correspondre à cette approbation étrangère, signe de
réussite sociale. Cette précipitation sur les quatre
compétences proposées par le CECR peut se révéler
faussée ou chargée de représentations qui ne proposent pas
de rappel sur le fond de cette catégorisation des compétences des
apprenants en LE, proposée en 2001 pour la publication du CECR, mais en
gestation intellectuelle depuis plus longtemps. Dans cette situation
précise, nous pouvons rappeler Rosen (2005 : 120) qui propose que
l'obstacle que représente
129
ce bloc ne rend pas et efface même ses
particularités à chacune des compétences visées, et
homogénéise les compétences de l'apprenant sans prendre en
compte sa compétence à communiquer, car exclue en théorie
des quatre compétences majeures : production / compréhension,
orale / écrite.
Cet alignement sur des standards supranationaux va de pair
avec cette
européanisation que les politiques tentent de mettre en
place pour permettre aux différents organes institutionnels de leur pays
de ressembler à ceux de leurs voisins de l'UE. De la même
manière qu'on tente de se défaire d'un système communiste
et aller de l'avant, on perçoit une certaine réticence à
aller vers un système qui ne relève plus de sa seule
compétence et qu'on n'arrive pas totalement à intégrer
dans sa pratique didactique car pas introduit de manière ciblée
et justifiée, et peu contextualisé aux situations dans lesquelles
il est attendu que des textes tel que le processus de Bologne modifie
foncièrement les attitudes (Nouvelle Europe, 2008).
II/ Conditions de formation des
représentations relatives au français 2.1. La course au
diplôme et les langues :
Revoyons rapidement ce qui permet à un étudiant
albanais d'intégrer une formation universitaire. L'admission des
étudiants à l'université est donc basé sur un
calcul complexe de points prenant plusieurs paramètres dont la
majorité est externe aux capacités de l'apprenant lui-même.
Ce système opaque ne permet pas toujours aux étudiants
mêmes de comprendre quels critères de sélection les ont
intégrés dans telle ou telle filière. Par une tentative
apparente de volonté objective, mathématique et impersonnelle de
la part du gouvernement albanais de réguler l'accès aux
différentes formations universitaires proposées, il ressort
d'après les étudiants et de leurs représentations
générales qu'ils ne savent pas ce qu'ils feront de leur vie
professionnelle, ou ce qu'il sera admis qu'ils en fassent, d'autant plus
d'après un gouvernement pour lequel ils ont peu d'affect. On soumet sa
demande d'admission dans telle ou telle filière universitaire en
remplissant un formulaire de 10 choix maximum, et concernant le domaine des
langues étrangères, il est admis dans les représentations
collectives des Albanais, qu'ils ont « un don » pour les apprendre.
D'après eux, cela tient de la phonologie fine de leur langue et de leur
capacité à bien prononcer les phonèmes étrangers.
L'ancien Premier Ministre Berisha lança sans hésitation la
possibilité que le chinois devienne une langue étrangère
obligatoire dans les écoles albanaises, pour permettre à son pays
de
130
s'orienter vers l'avenir (Janina et al. 2012), d'après
la recommandation d'un de ses amis que les Albanais représentaient le
peuple qui était le plus apte à apprendre le chinois... Cette
possibilité fut remise en cause quand les enseignants de la
Faculté des LE de Tirana releva un point : il n'y a pas à cette
heure d'enseignement philologique du chinois à cette heure et former
assez d'enseignants dans cette langue prendrait plusieurs années. Comme
Porcher nous l'indique, la formation universitaire n'est plus un espace, mais
une voie que l'on occupe, dans ce type de cas. Pour les enseignants, cela
semble plus complexe puisque c'est la position que le fameux « papier
» ou « titre » procure qui les intéresse.
23.
Est-ce que tu saurais me dire s'il y a une classe
intellectuelle albanaise ? Les profs d'université, est-ce qu'ils sont
aussi connus pour la recherche, leurs travaux ?
24. F- Oui, à Tirana. Mais il n'y a pas de diffusion
des idées, d'esprit académique. Même le peu d'écrits
qu'on trouve de la part des profs, c'est politisé, c'est pour se rendre
visible sans pour autant que le contenu de ces articles soit même valable
! C'est une course au titre constante, à la reconnaissance
extérieure, les gens se montrent, mais ils ne brillent pas par la
qualité de leurs réflexions, c'est plutôt pour le nombre de
fois où on a vu leur nom. Et une fois que les profs ont un bon poste, on
n'arrive plus à les détrôner.
CF ANNEXE 13, 05-F
Pour notre cadre estudiantin, les langues
étrangères étant réduites à leur simple
appareil que la facilité de les assimiler par les étudiants, ils
les placent généralement en toute fin de liste dans le cas
où on n'aurait pas été admis dans une formation qui
permette réellement d'obtenir un travail (toujours d'après leurs
représentations). Il est entendu d'après eux qu'ils arriveront
bien à en assimiler quelques notions à l'issu de quoi cela sera
suffisant pour assurer un emploi d'enseignant. Le français n'appelant
pas à un avenir prometteur car peu connu et apprécié des
jeunes Albanais, quand ils ne savent pas ce que le français peut
permettre d'obtenir en termes d'avenir financier (contrairement à
l'anglais et son rattachement au monde des flux d'argent et de capitaux), les
étudiants qui s'engagent dans une formation professionnelle pour
enseigner cette langue réduisent également leur champ
d'assimilation à ce qu'ils croient nécessaire de transmettre en
termes de quantité de savoirs : peu, puisque les Albanais «
n'apprennent pas le français » et on ne peut rien faire avec cette
langue. C'est d'après une surestimation de leurs capacités en
termes d'apprentissage linguistique et où l'aspect culturel est
complètement évincé de la formation qu'un étudiant
en français s'apprête à recevoir, mais aussi d'un
état de faits sans équivoque que l'on délaisse
l'intérêt que l'on pourrait porter à cette langue, mais
aussi qu'on le transmet. A cela s'ajoute l'impression que c'est une langue
belle mais difficile, quand on ne choisit pas l'anglais parce
131
que c'est la langue du commerce, on se déporte vers le
français avec curiosité sans savoir ce sur quoi l'apprentissage
de cette langue débouchera.
Quels facteurs aiguillent finalement la formation de
représentations des locuteurs albanais ?
2.2. Le purisme linguistique et le traitement de
l'erreur :
Pour cette partie, nous ferons partiellement un détour
par la façon dont
l'enseignement-apprentissage du français est
opéré dans les niveaux inférieurs, car c'est
précisément dans ce cadre-là que j'ai eu l'occasion
d'accéder à une observation participante ou non au sein de
situations didactiques. Comme mentionné précédemment, le
purisme linguistique émis à l'égard des langues
étrangères autant que de la langue maternelle est prégnant
et laisse croire à un cloisonnement entre codes linguistiques,
réalisé par les informateurs qui s'expriment ici. En écho
à ce regret de voir la langue albanaise « malmenée »
par ses locuteurs, on retiendra les termes suivants.
107.
Mais quand tu regardes la télévision en
Albanie, c'est ce que me disait EB hier soir : « Moi, zysh, je comprends
pas, parce que quand tu regardes la télévision, il y a des
Albanais qui mettent des mots en italien, comme ça, complètement
par hasard dans leurs phrases, pour se donner un style, un genre
»...
108. Oui, c'est vrai, on utilise beaucoup des mots des autres
langues. Mais ce n'est pas bien, ça parce que les jeunes, les enfants,
ils écoutent ça, et ils n'apprennent pas bien leur langue
maternelle.
109. Mais une langue, ça évolue
?
110. Oui, ça évolue, la langue, mais pas
prendre des mots de l'italien. Ca, c'est pas évolution.
111. Tu penses que c'est une espèce de
trahison à la langue, que c'est ne pas respecter la langue ?
112. Ils ne savent pas respecter la langue, ici.
113. Pourquoi ?
114. Parce que même quand j'ai fait mon stage, j'ai
fait une petite dictée à la sixième classe, et
c'était bizarre, beaucoup de fautes en albanais, beaucoup,
beaucoup...
115. Ah tu as fait une dictée en albanais
?
116. Ils ne savaient pas écrire en albanais.
CF ANNEXE 10, 02-I
L'enseignement des LE en Albanie a longtemps été
imprégné de purisme et de respect pour une langue statuée
comme « standard », dans le sens où on n'apprenait pas la
langue pour la parler, comme nous le dit l'un de nos informateurs. On apprenait
à comprendre et à répondre, pas à communiquer. Les
enseignants interrogés ont pratiquement tous suivi des stages de
formation continue visant à compléter leurs compétences
professionnelles quand
132
certains aspects des tâches didactiques n'ont pas
été abordés lors de leur formation initiale, les pratiques
observées restent traditionnelles. Ces stages sont souvent
organisés par des organismes non-albanais (Ambassade de France comme
avec le projet ALMKATICE, ou avec le CREFECO), et visent à
présenter de nouvelles méthodologies aux enseignants pour
s'adapter aux standards que le gouvernement veut injecter dans le
système éducatif à travers ses institutions. Cependant,
lors d'observations de classe de différents niveaux, il a
été remarqué que les enseignants restaient proches de
méthodologies traditionnelles basées sur le modèle de la
question / réponse, récompense, que la méthode
utilisée soit moderne ou non. On retrouve d'ailleurs cette protection
puriste dans les représentations des Albanais par rapport au
français et à son apprentissage quand ils disent que la grammaire
est difficile, mais que c'est une jolie langue. Cependant, lors de
séances de classe où la méthodologie empruntée est
plus détendue, les apprenants n'ont plus aucune discipline, assimilant
la leçon à un jeu et n'obtempèrent plus du tout aux
sollicitations de l'enseignant.
Les enseignants sont donc partagés entre le recours
à des méthodologies plus récentes et permettre à
leurs apprenants d'avoir l'expérience de l'Autre qui ne leur
était pas donné de vivre sous le régime communiste, ou
adopter une posture plus rigoureuse et s'assurer de ne pas avoir à
dépenser une énergie folle sur le maintien de la discipline.
Quant aux apprenants, et concernant ce point de l'attitude de l'enseignant, ils
trouvent les enseignants de français trop dur de la même
manière qu'ils évaluent positivement un enseignant leur
enseignement de la grammaire est rigoureux, ce qui ramène
l'apprentissage de la langue française aux aspects systémiques et
régulés de celle-ci. L'apprentissage du lexique se faisait par
listes qu'il fallait apprendre par coeur et l'évaluation était
difficile comme nous l'indique cette personne, mais mené par une
enseignante remarquable :
12.
Tu avais étudié le français
avant ?
13. R- J'avais fait des cours privés. Je n'avais pas
étudié à l'école, mais ma mère était
fixée pour apprendre beaucoup de langues. J'ai étudié
seulement l'anglais à l'école primaire. Et HD a fait un
très très bon travail, c'est vrai qu'elle nous terrorisait tout
le temps, mais elle a fait le meilleur travail. C'est vrai qu'elle nous
obligeait d'apprendre le vocabulaire par coeur.
14. Tous les jours, elle vous donnait des mots de
vocabulaire à apprendre ?
15. R- Oui, oui. Et en même temps, on devait respecter
l'ordre des mots ! Oui ! Elle me sortait tous les jours au tableau. Même
si je mettais un mot moins, par exemple 30 mots, han ! « Tu as
oublié un seul mot ! ».
16. Elle vous donnait 30 mots de vocabulaire
à apprendre ?
17. R- Oui !
18. Trente mots ? Par jour ??
19. R- Tu connais le Nouveau Sans Frontières ? Le
livre...
20. Oui, oui, je connais.
21.
133
R- Tu sais les tableaux ?
22. Oui.
23. R- Tu sais les vocabulaires ? Avec beaucoup de mots ? Des
petits mots, mais il y a beaucoup de mots. Difficiles, pour les
véhicules, et caetera, pour ce type de choses. Et on devait tout
apprendre, même les parties de la, les pièces de la voiture. On
devait tout apprendre. Mais personne n'apprenait, hein !
24. Et vous avez travaillé avec le Nouveau
Sans Frontières 1 ? 2 ?
25. R- 3 ! Et puis à la fin, à la
quatrième année, c'était un type... je n'ai pas compris
comment il s'appelle, seulement des textes.
26. D'accord... C'était des textes, des
dialogues par exemple ?
27. R- Oui même des dialogues, plutôt des textes
qui n'étaient pas agréables.
28. Pourquoi ?
29. R- C'était seulement pour pratiquer la langue.
30. D'accord.
31. R- Mais euh, elle a fait vraiment un très bon
travail même avec la grammaire.
32. Mais c'est vrai que c'est une prof qui est
très bien préparée, super bien préparée,
j'aime beaucoup beaucoup zysh XhD.
33. R- Oui. La grammaire qu'elle nous apprenait,
c'était parfait. Oui.
CF ANNEXE 11, 03-R
9. Avec quelle méthode as-tu appris le
français ?
10. G - Avec Mauger, c'était une bonne méthode,
on apprenait beaucoup de lexique et de grammaire. Puis avec le Nouveau Sans
Frontières.
CF ANNEXE 04-GE
Cette méthode traditionnelle qui s'apparente à
de la grammaire-traduction ne se retrouve pas seulement chez les enseignants
qui ont reçu leur formation initiale sous le communisme mais
également chez les plus jeunes. Il m'a été donné
d'enseigner sporadiquement dans les collèges, au niveau
3ème français, soit en 9ème classe
albanaise. Le nombre d'heures d'apprentissage du français étant
assez réduit dans certains établissements, j'intervenais parfois
durant la seule heure d'enseignement hebdomadaire de cette classe quand le
français était enseigné en deuxième langue
étrangère. Pour ne pas interférer avec la
nécessité pour l'enseignant de réaliser son programme, je
prévoyais de petites activités d'animation qui ne devaient pas
durer plus de 10 minutes à la fin du cours, que j'avais rarement le
temps de réaliser. De mon point de vue, il était parfois
étrange de demander au public d'apprenants de l'enseignant
référant de passer à une attitude docile vis-à-vis
de l'enseignant qui posait des questions et qui attendait des réponses,
à une activité de fin de classe plus interactive. Cela perturbait
ce public d'apprenant qui ne savait pas comment réagir à mes
sollicitations et qui cherchait constamment l'approbation de l'enseignant pour
y
134
répondre, quand ce n'est pas l'enseignant qui accordait
la parole aux apprenants qu'elle désignait elle-même, aux
questions que je posais moi.
La langue française est donc limitée à la
méthodologie à travers laquelle cette langue est proposée.
Ici, il s'agit de capter le sens d'un corpus pour l'apprenant et de
vérifier sa bonne réception concernant l'enseignant. Cette
méthodologie n'est ni bonne ni mauvaise, et la qualifier de «
dépassée » n'est pas non plus approprié, quand il a
été parfois observé que les apprenants étaient plus
réceptifs à ce type de méthodologie qu'à une autre.
Cependant, on remarquera que son recours jurait avec l'usage de méthodes
parfois plus modernes et la présence d'activités invitant
l'apprenant à prendre part dans le savoir construit dans et pour la
classe. Ces activités étaient rapidement parcourues ou me
revenaient lors de mes heures d'intervention au lycée bilingue, à
la demande des enseignants avec qui je partageais la réalisation du
programme. Cependant, la difficulté pour l'apprenant de comprendre par
quel moyen l'enseignant passe pour présenter un savoir donné peut
parfois amener à reconsidérer les conditions dans lesquelles une
consigne pouvait être émise. En cas de « mauvaise »
réception d'une consigne ou d'un discours tenu par l'enseignant, ou en
cas de faute produite par l'apprenant systématiquement jugée
comme une erreur et suivie de sévères réprimandes dans
certains cas (j'ai assisté à un grand nombre de
réprobations émises par l'enseignant à l'adresse de
l'entièreté de son public pendant lesquelles j'étais la
spectatrice d'honneur par le sourire satisfait que l'enseignant m'adressait
quand je pouvais reprendre le fil de mon cours), l'apprenant est directement
touché dans sa personnalité individuelle, extirpé de son
rôle d'acteur du savoir pour être réduit à sa plus
simple identité.
Ces scènes didactiques et leur interprétation
nous permettent de situer la difficulté relatives aux enseignants de
présenter un savoir donné dans des conditions identifiables par
tous et sujettes à réaction de la part des apprenants, qui
émettent alors une incompréhension quant aux conditions
d'appropriation de cette langue et de sa culture (quand il s'agit des
activités visant à présenter la culture française).
Dans la sévère évaluation des enseignants vis-à-vis
des productions en langue de leurs apprenants (écrite ou orale), la
faute considérée comme un manquement de respect à la norme
laisse penser qu'une seule variété du français existe et
vaut d'exister. Le cas de la correction du /r/ particulièrement
gênante était la source des plus grandes frustrations des
apprenants quand le /r/ français n'existe pas en albanais et qu'aucun
phonème ne s'y assimile.
135
2.3. La sublimation du natif et sa place en contexte
étranger albanais :
Dans le cas de situations où j'étais en position
d'observation active et participante, la méthodologie que je souhaitais
instaurer ne passait pas auprès de mon public, et n'était pas
toujours reconnue de mes collègues enseignants dans les situations dans
lesquelles leur présence était obligatoire par ordre de la
hiérarchie, ce qui m'amène à relater un autre aspect du
contexte d'enseignement-apprentissage du français. Que cela ait
été à l'université ou au lycée, une
admiration pour le locuteur natif (de France) confortait la norme standard
défendue par les enseignants. Cependant, l'imposer la et la standardiser
dans une classe de langue étrangère peut obstruer le
développement d'une compétence de communication chez l'apprenant.
Cette pratique réduit, inhibe ou annihile la construction de
l'identité de l'apprenant en tant qu'acteur social, acteur de son
apprentissage tel qu'il est prévalu dans Byram, Zarate & Neuner
(1997 : 8), et tel que l'on peut s'attendre que cela se produise dans d'autres
contextes, en particulier quand les cultures de l'Ouest européen sont
parfois aux antipodes de la culture et du fonctionnement social albanais. La
compétence à être compris, la même qui est
développée en classe à travers la méthodologie
traditionnelle utilisée par la majorité des enseignants, devient
l'objectif principal des apprenants en LE. Si leur cursus scolaire tel qu'il a
été défini par l'institution fréquentée
(sans unification du point de vue national, nous l'avons vu au chapitre 2) ou
si leur expérience personnelle avec les langues ne les amène pas
à développer leurs compétences socioculturelles, ce n'est
pas en classe que cela sera proposé et la seule compétence
linguistique semble suffire à l'évaluation de la bonne
assimilation de ce qui est plus que jamais un code simplifié, mais
opératoire.
Cette aura attribuée au détenteur exclusif de la
langue française, le natif dont la langue maternelle est cette langue
qu'il faut assimiler (que l'apprenant l'ait désiré ou non) peut
aisément détrôner la place de l'enseignant albanais quand
il est question d'observer ses attitudes et réactions vis-à-vis
du contexte didactique (ou autre !) albanais. Cette place peut amener
l'instauration d'un climat et de conditions d'observation interculturelle si le
natif sait se placer correctement au regard de ses apprenants. Cependant, cette
sublimation attribue un peu trop de valeurs à l'enseignant natif, en
particulier quand il est incapable de communiquer dans la langue maternelle des
apprenants. Les Albanais excusent l'étranger quand il ne parle pas la
langue albanaise, et il n'est pas rare que l'étranger parle albanais
quand il le peut et que son interlocuteur lui réponde dans une autre
langue, situant ce sentiment d'insécurité linguistique propre
à la majorité de ce peuple. Cependant, il est intéressant
d'observer que cette excuse gênée laisse place à une
réprobation au bout d'un moment, quand cette langue n'a pas
été assimilée. Cette dernière remarque nous
amène à replacer la question de la
136
préservation du patrimoine culturel et linguistique
albanais au centre des interactions entre Albanais et étrangers (vu en
chapitre 2).
Avant que ce jugement ne soit émis, l'enseignant natif
se trouve régulièrement dans des situations cocasses quand il
transmet par exemple des consignes ou qu'il fait un rappel à la
discipline, que personne du public apprenant ne comprend mais que tout le monde
acquiesce ; cette réaction étant motivée par une habitude
de respecter l'ordre en particulier quand il provient d'une instance
jugée supérieure par une communauté donnée. De la
même manière que certains résultats du questionnaire
distribué lors de ma deuxième année d'enseignement en
Albanie sont à prendre avec beaucoup de distance, quand mes apprenants
disaient en albanais qu'ils avaient menti pour ne pas me vexer,
vis-à-vis de la place de leur choix d'étudier le français
sur ce formulaire de 10 choix.
2.4. Compétences linguistiques et construction
identitaire
Finalement, la présence et l'activité d'un natif
au sein de l'espace classe de LE est vu comme un signe de réussite et
d'exemplarité, mais qui n'incitera les apprenants à s'exprimer
dans la LC que quand ils auront dépassé ce sentiment
d'insécurité linguistique, créé par une trop grande
admiration de celui qui détient la langue, le natif, et qu'ils se seront
constitué ce rôle d'acteur de leur apprentissage et qu'ils s'en
seront investis :
« l'insécurité linguistique [est] la prise
de conscience, par les locuteurs, d'une distance entre leur idiolecte (ou leur
sociolecte) et une langue qu'ils reconnaissent comme légitime parce
qu'elle est celle de la classe dominante, ou celle d'autres communautés
où l'on parle un français « pur », non abâtardi
par les interférences avec un autre idiome, ou encore celle de locuteurs
fictifs détenteurs de LA norme véhiculée par l'institution
scolaire. » Francard (1993 : 13 cité par Bulot & Blanchet,
2011)
Dans notre cas, les effets sont doubles car l'apprenant en
situation d'insécurité linguistique porte un jugement à la
fois sur lui-même quand il croit constater que ses compétences ne
sont pas bonnes, et sur l'autre, le natif, qui devient le détenteur
exclusif de ce que l'apprenant ne pourra jamais acquérir. J'émets
ici l'hypothèse selon laquelle cela amènerait à retrancher
l'apprenant sur son domaine connu : sa langue et la culture qu'elle
véhicule, ce qui ne fait qu'amoindrir les possibilités de
développer des compétences transculturelles et de se constituer
un sens objectif de l'altérité comme cela était
proposé par Moore dans le chapitre 1, à savoir évaluer
l'Autre sans émettre de catégorisation ou de jugement
supérieur ou inférieur.
137
Le sentiment d'échec vis-à-vis de sa
réussite dans une institution sociale parachève cette
insécurité linguistique qui contamine les compétences
sociales de l'apprenant et sa capacité à estimer et juger sa
place et son rôle dans un ensemble qui dépasse sa seule personne.
Ce sentiment d'insécurité linguistique chez les apprenants est
particulièrement stigmatisé par les enseignants lors de leurs
réactions rarement constructives ou interactives à la faute, en
particulier quand ces réactions dépassent la simple correction ou
le guidage de l'enseignant dans la compréhension du
phénomène par l'apprenant.
2.5. De l'utilisation de la méthode en
classe
Finalement, le livre de LE, placé comme objet central
et de référence dans une classe de LE est censé incarner
la totalité des savoirs à acquérir. Lorsque l'enseignement
proposé par un enseignant à travers la demande transmise par
l'institution ne trouve pas d'équivalent sur papier, il est
demandé que l'enseignant constitue à l'usage de son public une
brochure de textes, complète et exhaustive de tout ce qui doit
être vu pendant le cours. Ces mêmes enseignants, rarement
formés dans la constitution et la didactisation de matériel qui
desservirait leur enseignement particulier, trouve des dizaines de textes
formulant des connaissances à assimiler sans qu'ils ne soient
didactisés. Le savoir linguistique est réduit à sa seule
propriété systémique, et rarement relié au tout
dans lequel il s'inscrit nécessairement ; expliquons : la connaissance
à acquérir est présentée sans que les sous
catégories de cette connaissance ne soient déclinées pour
faciliter l'appropriation du savoir et ne favorisant pas la composition de
techniques et de compétences métalinguistiques et
méta-cognitives. Le système est entier et linéaire sans
écart possible tant la structure est rigidifiée et proposant peu
de transversalité entre les différents savoirs à
appréhender pour s'approprier les différentes composantes d'une
langue étrangère et apprendre à communiquer à
travers elle. Cet extrait aurait très bien pu convenir à la
section précédente mais nous l'avons disposée ici en
particulier pour la place centrale accordée au dictionnaire dans cette
scène rapportée par l'un de nos informateurs. L'utilisation de
moyens transversaux n'est pas non plus encouragé et éloigne les
apprenants de leurs réelles capacités à comprendre une
langue à travers leurs connaissances antérieurement acquises,
comme pour ceux qui ont vécu en Grèce et en ItaIie et qui peuvent
utiliser ces deux langues pour approcher la langue française :
51. Et alors petit à petit, au fil de ta
première année, comment tu voyais l'école ? Et comment tu
voyais le français, en fait ?
52. Ah c'est... Ouais j'ai beaucoup aimé et ça
m'a beaucoup aidé la Grèce. La méthode qu'ils utilisaient
en Grèce, c'était mieux. Ca m'a beaucoup aidé, aussi la
langue.
53.
138
La méthode qu'ils utilisaient en
Grèce, et ils faisaient comment en Grèce ?
54. Bah, c'est pas comme ici en Albanie, par exemple. Nous,
on n'apprenait pas par coeur, là. Les profs nous expliquaient et on
apprenait l'essentiel. Et tu vois, moi, en Grèce, même si je ne
lisais pas à la maison, je pouvais faire un examen et avoir une bonne
note. Mais j'étais attentif, pendant les cours, en classe, voilà.
Je ne sais pas, ils avaient une autre manière didactique, c'était
différent. Ca m'a beaucoup aidé, je pense.
55. Tu penses que la méthode qu'on a
utilisée en Grèce pour enseigner le français et l'anglais,
tu l'as prise et tu l'as utilisée ici.
56. Oui, c'est ça et je l'ai utilisée ici.
57. Et les profs en Albanie, alors, ils font
comment pour enseigner les langues étrangères ?
58. Les profs se basent beaucoup sur le livre, c'est vrai !
Mais il y a aussi des bons profs qui donnent des choses extra, en dehors du
livre. Mais ça, au lycée, j'ai pas eu de problèmes par
rapport à l'apprentissage, mais dans l'évaluation. Elle me
mettait jamais 10. Elle ne voulait pas accepter que j'étais le
meilleur.
59. Pourquoi, d'après toi
?
60. Parce qu'il y avait aussi 5 autres filles dans ma classe
et on était en concurrence. Moi, contre 5 filles. Et... Chaque fois,
elle nous disait, elle nous donnait des devoirs, donc elle nous disait «
Trouvez les nouveaux mots du texte ». Moi, je ne travaillais jamais avec
le dictionnaire. Et quand j'allais à l'école, dans la classe, les
filles elles avaient dans le cahier écrit. Moi, sans cahier, sans rien.
Et elle me dit « mais pourquoi tu n'as pas fait ? » « Vous
pouvez me demander, je vais vous répondre ! Si je ne vous réponds
pas, vous me mettez 4 ! » Et il y avait un mot d'origine grecque en plus !
Et c'était le mot « xénophobe » en plus, ou je ne sais
pas. Quelque chose à faire avec cela, tu vois ? Et elle m'a dit «
Qu'est-ce que ça veut dire ça ? » Mais j'avais pas
écrit et elle pensait que je n'allais pas répondre ! Elle ne
savait pas que je parlais grec, que j'avais vécu en Grèce ! Et je
lui dit ça, ça, ça, je lui donne la définition, et
elle me dit « Non, ce n'est pas ça ! Tu n'as pas trouvé.
» Je lui dit « Ah ok, vous pouvez chercher dans le dictionnaire !
» Même les filles, elles étaient contre moi, parce qu'elles
n'avaient pas trouvé ce mot, parce que, je ne sais pas, je pense que
c'était dans un autre texte qu'elle a lu. (rires) Et ensuite dans
l'autre séance, on se réunit avec l'autre groupe, parce qu'on
était séparé en deux groupes. Et la prof a pris le
dictionnaire et en lisant, sa couleur de peau a changé, elle
était toute rouge. Et après elle a dit, pas à moi, aux
filles, il a raison (rires).
CF ANNEXE 10, 02-I
De l'appréhension de connaissances civilisationnelles,
elles ne sont pas jugées primordiales par les apprenants, en particulier
quand ils ont été acceptés en français à
l'université sans n'avoir au préalable de réels
intérêts pour cette langue. Au cours d'un cours qu'il m'a
été donné d'enseigner en première année de
français, intitulé « Français du quotidien »,
j'ai décidé avec accord de ma hiérarchie, de
présenter le quotidien de la France plutôt que de me
référer aux variations de la langue française tant le
niveau de langue de mes apprenants était minime, je ne voulais pas
interférer avec le contenu de mon cours « Langue Pratique 1 »
qui devait les former au développement d'une compétence de
communication en LC. J'ai fait face à un désintérêt
explicitement prononcé de la part de mes apprenants qui ne
reconnaissaient pas la France qu'ils pensent exister à travers l'usage
d'une méthode communicative axée sur la civilisation
française. Les représentations que les apprenants se sont
constitués avant leur formation universitaire philologique dans une
langue donnée sont
139
figées et les bousculer revient à
déséquilibrer leurs références et leur grille de
lecture d'un peuple donné et de ce qu'il en sait, sans que l'enseignant
n'arrive à remplacer ce système de lecture par un autre.
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