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Le motif du retour au pays natal dans le roman de l'immigration: l'exemple de ces à¢mes chagrines de Leonora Miano et voici venir les rêveurs d'Imbolo Mbue


par Fabrice Lyonel NJIOTOUO NJAKOU
Université de Douala - Master 2 2019
  

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II.1.2 Le regard de l'autre : une expression ambiguë

En effet, ce regard (destructeur) de l'autre peut s'observer entre des immigrés d'un même clan ou famille : c'est ce que Joseph Ako nomme le regard réflexif15. Ces Âmes Chagrines dresse cette forme particulière du regard de l'autre. Cela s'observe à travers Thamar et son fils Antoine. Au moment où elle est abandonnée et erre dans la rue, Thamar voit plutôt sa souffrance s'accentuer à cause du regard que pose son fils Antoine sur elle. Vis-à-vis de sa mère, ce fils est hautain, condescendant et méprisant, ce qui a le don de la meurtrir au plus profond d'elle. Elle en souffre et cela se voit. L'extrait ci-dessous présente l'attitude d'Antoine envers sa mère.

Ce qu'il [Antoine] désirait, c'était la [Thamar] voir ainsi devant lui, sale, démunie. [...] Thamar, te voilà enfin ! Je n'ai pas que ça à faire. La prochaine fois, débrouille-toi pour que je n'aie pas à attendre. L'ayant toisée de la tête ou pied puis en sens inverse, il conclut, jamais à court de fiel : je me demande ce que tu fais avec le fric que je te donne. (CAC : 27)

Les propos du narrateur et ceux rapportés d'Antoine nous renseignent à suffisance sur le regard que ce dernier porte sur sa mère, Thamar. C'est l'un des aspects du regard de l'autre qui est décrit dans ce passage. Thamar en souffre énormément, et on se rend bien compte qu'il ne s'agit pas d'un regard à connotation raciste tel que présenté dans divers récits de l'immigration. Si les raisons de ce regard n'ont pas nécessairement besoin d'être évoquées ici, il reste que ce regard agit sur la cible. Thamar aspire à la fois à un bien-être, à un

15 Joseph Ako (2017) a analysé le regard de l'autre et en distingue trois formes : le regard réflexif, le regard simultané réciproque et le regard transitif. Cependant nous ne reviendrons pas sur ces formes de regard dans la mesure où elles n'apparaissent pas toutes dans notre corpus.

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épanouissement physique et psychique. Le regard que son fil Antoine porte sur elle ne l'aide pas dans ce sens, du moins dans le deuxième aspect.

Par contre, le regard de l'autre -entendu dans le sens d'externe à soi, étranger- est prégnant dans VVR. S'il vise à agir sur son destinataire dans sa dimension psychologique, le mécanisme, quant à lui, au regard de CAC, est tout autre. Fatou et Neni, deux personnages de VVR, semblent dérangées dans leurs faits et agissements, à cause de ce que pourrait penser l'autre d'eux. Il y a au fond, une volonté de conformisation. Dans l'esprit de ces immigrés, il ne faut surtout pas paraître ridicule. En revanche, il faut se conformer au regard de l'autre. On doit paraître tel que l'autre aimerait nous voir, quitte à ne pas être fier. À ce niveau, on convient qu'il y a une sorte de déni de soi ; en somme, se réfugier dans la coque que l'autre aimerait voir, aimerait apprécier positivement. La conversation ci-dessous entre Neni et Fatou dans un supermarché, met en relief ce désir de paraître agréable à, de ressembler à.

« [...] un an et demi ? demanda Fatou en secouant la tête et en roulant des yeux. Tu comptes même les moitiés d'années ? Et tu le dis comme ça. » Elle éclata de rire. « Je te le dis, moi : quand tu seras en Amérique depuis vingt-quatre ans et que tu seras toujours pauvre, tu ne vas plus compter. Tu ne vas plus rien dire. Non. Tu auras honte de le dire, crois-moi. » [...] tu as honte de dire aux gens que tu es ici depuis vingt-quatre ans ? -non, je n'ai pas honte. Pourquoi j'aurais honte ? Je dis juste aux gens que je suis arrivée et voilà. Ils m'entendent parler et ils disent ah, elle ne sait pas parler anglais, celle-là. Elle doit juste débarquer d'Afrique. » (VVR : 19)

Si cette conversation montre le côté positif de l'attitude de Fatou, c'est-à-dire sa capacité à rester « naturelle » et de se passer des critiques qu'elle peut recevoir, il reste qu'elle trahit, en filigrane, une certaine gêne. L'immigré étant appelé à subir les transformations que sa société d'accueil lui impose, il est donc problématique pour elle d'être en Amérique depuis un bon nombre d'années et de ne pas être semblables aux Américains, c'est-à-dire avoir de l'argent et parler couramment anglais. Tous ces agissements rentrent dans la catégorie de ce que nous avons nommé plus haut le déni de soi. Des personnages s'efforçant à se transformer en un modèle socio-idéologique préconstruit. Il paraît évident que cette transformation, lorsqu'elle se produit, entraîne obligatoirement une perte de repères chez l'immigré, qui se représente en une toute autre personne. Plusieurs récits sur l'immigration en ont fait des peintures. D'ailleurs, ce schéma est très répandu chez les écrivains africains de la troisième et de la quatrième génération. Il est vrai que les représentations sont quasiment identiques d'un auteur à un autre. En effet, la constante est que les victimes sont généralement des Africains, en terres européennes. Il est difficile aujourd'hui de voir un roman de l'immigration dresser le

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schéma inverse, c'est-à-dire de mettre en scène des personnages européens, victimes du regard de l'autre sur le sol africain. Cela est peut-être dû, en partie, au fait que ces romanciers, dans leur majorité, se proposent de construire une rhétorique dissuasive vis-à-vis de l'immigration auprès des personnes originaires d'Afrique.

Auguste Owono-Kouma a proposé une lecture dans ce sens. Dans son analyse portant sur les images de l'Europe et des Européens dans Le Paradis du Nord de Jean-Roger Essomba, il étudie le regard que portent les Africains sur l'Europe et conclut que « l'image de l'Europe et des Européens [vus par les Africains] est fausse » (2012 :32). Seulement, cette analyse que rejoint celle de Flora Amabiamina16 traite du regard de l'autre mais sous forme de représentation car, ce regard n'est pas le fruit d'une cohabitation mais, beaucoup plus celui des images télévisées.

Or, Ces Âmes Chagrines en propose une lecture originale : le regard porté par les Africains sur les Européens, résultant d'une cohabitation en Afrique à travers le personnage Antoine, lequel est certes Noir mais est né en France, a été éduqué à la française et a des valeurs françaises. Il peut donc être considéré à juste titre comme un Européen. Dans son enfance, Antoine a souvent été envoyé en Afrique par sa mère pour y passer ses vacances. Ses séjours en Afrique ne furent pas une partie de plaisir car le regard que portent ses amis et frères en Afrique sur lui ont tôt fait de constituer pour lui une gêne voire une hantise au point où « il mit un point d'honneur à rendre la communication impossible entre lui et le voisinage, n'apprit pas leur langue, n'en saisissant jamais que les bribes, bien malgré lui. » (CAC : 80). Ces gens-là qui « l'épiaient à la dérobée l'appelaient : Muna Mukala, le petit blanc » (Ibid.), l'avaient poussé à devenir réfractaire vis-à-vis d'eux, introverti. Pour se venger de ce regard perturbateur, angoissant et méprisant, il développe à son tour un autre regard vis-à-vis de ceux-là.

Antoine avait fermé les yeux pour fuir ces réalités, s'évader quelques instants, ne les rouvrant qu'au moment de descendre de la voiture. Les habitants du quartier étaient sortis de leur maison pour le voir. Il les avait trouvés sales, mal vêtus, vulgaires [...] il ne ferait pas le moindre effort pour composer avec (eux), compterait les jours jusqu'au départ pour l'Hexagone. (ibid)

C'est en toute logique qu'on peut s'accorder avec Sartre sur son expression devenue célèbre, « le regard [de l'autre] d'autrui me chosifie17. » (1943 : 310) Tout immigré est pris

16 Flora Amabiamina dans un article publié en 2017 a étudié le motif du retour au pays natal dans le roman sur l'immigration et pense entre autres que le départ des Africains est lié aux représentations chimériques qu'ils se font de l'Europe.

17 Cf. Sartre, L'être et le néant.

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dans ce piège du regard de l'autre qui constitue de facto un handicap à son épanouissement18, tout comme les préjugés que sa nouvelle société nourrit à son égard.

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