II.1.2 Le regard de l'autre : une expression
ambiguë
En effet, ce regard (destructeur) de l'autre peut
s'observer entre des immigrés d'un même clan ou famille : c'est ce
que Joseph Ako nomme le regard réflexif15. Ces
Âmes Chagrines dresse cette forme particulière du
regard de l'autre. Cela s'observe à travers Thamar et son fils Antoine.
Au moment où elle est abandonnée et erre dans la rue, Thamar voit
plutôt sa souffrance s'accentuer à cause du regard que pose son
fils Antoine sur elle. Vis-à-vis de sa mère, ce fils est hautain,
condescendant et méprisant, ce qui a le don de la meurtrir au plus
profond d'elle. Elle en souffre et cela se voit. L'extrait ci-dessous
présente l'attitude d'Antoine envers sa mère.
Ce qu'il [Antoine] désirait, c'était la
[Thamar] voir ainsi devant lui, sale, démunie. [...] Thamar, te
voilà enfin ! Je n'ai pas que ça à faire. La prochaine
fois, débrouille-toi pour que je n'aie pas à attendre. L'ayant
toisée de la tête ou pied puis en sens inverse, il conclut, jamais
à court de fiel : je me demande ce que tu fais avec le fric que je te
donne. (CAC : 27)
Les propos du narrateur et ceux rapportés
d'Antoine nous renseignent à suffisance sur le regard que ce dernier
porte sur sa mère, Thamar. C'est l'un des aspects du regard de l'autre
qui est décrit dans ce passage. Thamar en souffre
énormément, et on se rend bien compte qu'il ne s'agit pas d'un
regard à connotation raciste tel que présenté dans divers
récits de l'immigration. Si les raisons de ce regard n'ont pas
nécessairement besoin d'être évoquées ici, il reste
que ce regard agit sur la cible. Thamar aspire à la fois à un
bien-être, à un
15 Joseph Ako (2017) a
analysé le regard de l'autre et en distingue trois formes : le regard
réflexif, le regard simultané réciproque et le regard
transitif. Cependant nous ne reviendrons pas sur ces formes de regard dans la
mesure où elles n'apparaissent pas toutes dans notre corpus.
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épanouissement physique et psychique. Le regard
que son fil Antoine porte sur elle ne l'aide pas dans ce sens, du moins dans le
deuxième aspect.
Par contre, le regard de l'autre -entendu dans le sens
d'externe à soi, étranger- est prégnant dans VVR.
S'il vise à agir sur son destinataire dans sa dimension
psychologique, le mécanisme, quant à lui, au regard de CAC,
est tout autre. Fatou et Neni, deux personnages de VVR, semblent
dérangées dans leurs faits et agissements, à cause de ce
que pourrait penser l'autre d'eux. Il y a au fond, une volonté de
conformisation. Dans l'esprit de ces immigrés, il ne faut surtout pas
paraître ridicule. En revanche, il faut se conformer au regard de
l'autre. On doit paraître tel que l'autre aimerait nous voir, quitte
à ne pas être fier. À ce niveau, on convient qu'il y a une
sorte de déni de soi ; en somme, se réfugier dans la coque que
l'autre aimerait voir, aimerait apprécier positivement. La conversation
ci-dessous entre Neni et Fatou dans un supermarché, met en relief ce
désir de paraître agréable à, de ressembler
à.
« [...] un an et demi ? demanda Fatou en secouant
la tête et en roulant des yeux. Tu comptes même les moitiés
d'années ? Et tu le dis comme ça. » Elle éclata de
rire. « Je te le dis, moi : quand tu seras en Amérique depuis
vingt-quatre ans et que tu seras toujours pauvre, tu ne vas plus compter. Tu ne
vas plus rien dire. Non. Tu auras honte de le dire, crois-moi. » [...] tu
as honte de dire aux gens que tu es ici depuis vingt-quatre ans ? -non, je n'ai
pas honte. Pourquoi j'aurais honte ? Je dis juste aux gens que je suis
arrivée et voilà. Ils m'entendent parler et ils disent ah, elle
ne sait pas parler anglais, celle-là. Elle doit juste débarquer
d'Afrique. » (VVR : 19)
Si cette conversation montre le côté
positif de l'attitude de Fatou, c'est-à-dire sa capacité à
rester « naturelle » et de se passer des critiques qu'elle peut
recevoir, il reste qu'elle trahit, en filigrane, une certaine gêne.
L'immigré étant appelé à subir les transformations
que sa société d'accueil lui impose, il est donc
problématique pour elle d'être en Amérique depuis un bon
nombre d'années et de ne pas être semblables aux
Américains, c'est-à-dire avoir de l'argent et parler couramment
anglais. Tous ces agissements rentrent dans la catégorie de ce que nous
avons nommé plus haut le déni de soi. Des personnages
s'efforçant à se transformer en un modèle
socio-idéologique préconstruit. Il paraît évident
que cette transformation, lorsqu'elle se produit, entraîne
obligatoirement une perte de repères chez l'immigré, qui se
représente en une toute autre personne. Plusieurs récits sur
l'immigration en ont fait des peintures. D'ailleurs, ce schéma est
très répandu chez les écrivains africains de la
troisième et de la quatrième génération. Il est
vrai que les représentations sont quasiment identiques d'un auteur
à un autre. En effet, la constante est que les victimes sont
généralement des Africains, en terres européennes. Il est
difficile aujourd'hui de voir un roman de l'immigration dresser le
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schéma inverse, c'est-à-dire de mettre
en scène des personnages européens, victimes du regard de l'autre
sur le sol africain. Cela est peut-être dû, en partie, au fait que
ces romanciers, dans leur majorité, se proposent de construire une
rhétorique dissuasive vis-à-vis de l'immigration auprès
des personnes originaires d'Afrique.
Auguste Owono-Kouma a proposé une lecture dans
ce sens. Dans son analyse portant sur les images de l'Europe et des
Européens dans Le Paradis du Nord de
Jean-Roger Essomba, il étudie le regard que portent les Africains sur
l'Europe et conclut que « l'image de l'Europe et des Européens [vus
par les Africains] est fausse » (2012 :32). Seulement, cette analyse que
rejoint celle de Flora Amabiamina16 traite du regard de l'autre mais
sous forme de représentation car, ce regard n'est pas le fruit d'une
cohabitation mais, beaucoup plus celui des images
télévisées.
Or, Ces Âmes Chagrines
en propose une lecture originale : le regard porté par les
Africains sur les Européens, résultant d'une cohabitation en
Afrique à travers le personnage Antoine, lequel est certes Noir mais est
né en France, a été éduqué à la
française et a des valeurs françaises. Il peut donc être
considéré à juste titre comme un Européen. Dans son
enfance, Antoine a souvent été envoyé en Afrique par sa
mère pour y passer ses vacances. Ses séjours en Afrique ne furent
pas une partie de plaisir car le regard que portent ses amis et frères
en Afrique sur lui ont tôt fait de constituer pour lui une gêne
voire une hantise au point où « il mit un point d'honneur à
rendre la communication impossible entre lui et le voisinage, n'apprit pas leur
langue, n'en saisissant jamais que les bribes, bien malgré lui. »
(CAC : 80). Ces gens-là qui «
l'épiaient à la dérobée l'appelaient : Muna Mukala,
le petit blanc » (Ibid.), l'avaient
poussé à devenir réfractaire vis-à-vis d'eux,
introverti. Pour se venger de ce regard perturbateur, angoissant et
méprisant, il développe à son tour un autre regard
vis-à-vis de ceux-là.
Antoine avait fermé les yeux pour fuir ces
réalités, s'évader quelques instants, ne les rouvrant
qu'au moment de descendre de la voiture. Les habitants du quartier
étaient sortis de leur maison pour le voir. Il les avait trouvés
sales, mal vêtus, vulgaires [...] il ne ferait pas le moindre effort pour
composer avec (eux), compterait les jours jusqu'au départ pour
l'Hexagone. (ibid)
C'est en toute logique qu'on peut s'accorder avec
Sartre sur son expression devenue célèbre, « le regard [de
l'autre] d'autrui me chosifie17. » (1943 : 310) Tout
immigré est pris
16 Flora Amabiamina dans un article publié en
2017 a étudié le motif du retour au pays natal dans le roman sur
l'immigration et pense entre autres que le départ des Africains est
lié aux représentations chimériques qu'ils se font de
l'Europe.
17 Cf. Sartre,
L'être et le néant.
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dans ce piège du regard de l'autre qui constitue
de facto un handicap à son épanouissement18, tout
comme les préjugés que sa nouvelle société nourrit
à son égard.
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