III.2.2 L'éveil des consciences de son peuple
Partir n'est pas en soi une mauvaise chose, c'est
refuser de revenir chez soi qui l'est. Nous avons vu plus haut que les
Africains restés chez eux avaient une image édénique de
l'Occident, image entretenue à la fois par leurs frères qui y
sont allés et par les médias. Pour
117
ceux qui y sont allés et n'ont pas pu faire
fortune comme ils le désiraient, du fait du déphasage entre cet
ailleurs tel que rêvé et tel que vécu, le retour est
également salutaire. S'ils ne peuvent pas apporter une expertise
technologique à leurs pays, ils peuvent tout de même
empêcher leurs compatriotes de se retrouver dans la même situation.
Thamar en est un exemple. Son retour est un plus pour les jeunes filles du
Mboasu. Dans un contexte où ces dernières ne rêvent que de
l'ailleurs, en une sorte de paradis terrestre, Thamar est mieux placée
pour leur dire la vérité. Elle pourrait mieux les sensibiliser,
en les emmenant à comprendre que le bonheur ne se trouve pas toujours au
loin, qu'il est ici, dans ce lieu qui est un don du ciel.
Parlant de don du ciel, Mbue invite à
comprendre une fois de plus que le paradis est là où nous nous
trouvons. Elle convoque une fois de plus le livre sacré ; c'est à
croire que sa parole se veut conviction et promesse : « la promesse de
Jésus à ses disciples : « que votre coeur ne se trouble
point. Vous croyez en Dieu, vous croyez aussi en moi. Il y a beaucoup de
demeure dans la maison de mon père [...] Je vais vous y préparer
une place » (Jean 14 :1-3, in VVR : 322-323).
Ces propos bien que tenus par le prêtre dans un contexte précis,
peuvent être généralisés et rapportés
à notre contexte. « Il y a beaucoup de demeures dans la maison de
mon père » peut être lu comme la pluralité des
territoires qui constituent le monde, la maison de Dieu. Et dire que « je
vais vous y préparer une place » montre qu'en
réalité, personne ne choisit de se trouver où il est,
personne ne choisit l'endroit où il doit naître. Le fait de
naître dans un pays quelconque est donc une grâce divine, car c'est
la place que l'Éternel a préparé. Et c'est même
à juste titre que la volonté d'abandonner son pays natal peut
être vue telle une offense aux lois naturelles, à la
divinité. Mbue montre qu'il faut accepter ce lieu de naissance,
être fier et le construire pour continuer d'être
heureux.
III.2.3. Célébrer ses mérites
au-delà de tout
L'homme a un seul pays, et il ne le rejettera jamais,
c'est ce que l'on peut dire à la lecture de ces deux romans. Nombreux
sont les personnages immigrés qui l'ont compris et qui décident
de rentrer chez eux. Maxime, Thamar, Valentine, Moustapha et Antoine dans
Ces âmes chagrines ; et le couple Jende dans
Voici venir les rêveurs, font partie de ces
personnages qui entreprennent de retourner au pays natal à un moment
donné de leurs expériences émigratives. Il n'est plus
nécessaire de revenir sur le débat autour de la réussite
ou non de ces expériences. Ce qu'il importe de noter c'est que ces
retours sont salutaires. C'est une preuve de courage pour certains, un
patriotisme affirmé pour d'autres, et une négation de l'ailleurs
encore, pour d'aucuns. Ces personnages réalisent que la terre d'origine
vit en chacun et qu'il ne faut pas l'abandonner. Leurs retours contribuent
à redorer l'image de
118
leurs pays qui étaient jusque-là
écornée par des départs massifs, faisant croire qu'ils
sont des enfers sur terre. À travers ces retours, c'est un message fort
qu'ils envoient à ceux qui penseraient qu'il y a des super-pays et
d'autres qui ne valent rien. Ces retours valorisent le lieu de naissance et
montrent que chacun se sent beaucoup plus à son aise chez
soi.
Il est vrai que l'on ne saurait faire table rase des
conditions de vie parfois difficiles - et inhérentes à tout
endroit d'ailleurs - mais cela ne saurait en aucun cas constituer un motif
d'abandon de ses racines, car « c'est notre pays. Nous l'aimons, nous le
détestons, mais c'est toujours notre pays [...], jamais nous ne pouvons
le renier » (VVR : 418). Il n'est donc pas juste de l'abandonner
au motif que l'on souffre. Ce qu'il y a lieu de faire, c'est de trouver des
moyens pour éviter la souffrance et garantir le meilleur à des
générations à venir. De cette manière, les
Subsahariens cesseront d'être des objets de moqueries pour certains
Occidentaux, et pourront eux aussi se vanter d'être enviés de
tous.
Dans ce chapitre, nous nous sommes
intéressé à la dimension argumentative qui sous-tend les
deux romans qui constituent notre corpus. Nous avons pu établir
qu'au-delà de la narration, ces deux romans revêtent une dimension
argumentative à travers laquelle ces auteures dénoncent,
conscientisent et mettent en garde contre des pratiques inhérentes
à l'immigration clandestine surtout. Pour Mbue et Miano, l'immigration
devrait être non pas une quête effrénée du bonheur
qui ne se trouve toujours pas où l'on croit, mais plutôt un moyen
de consolidation des liens familiaux et amicaux, une ouverture d'esprit, un
moyen d'expression et de revendication d'une citoyenneté universelle. Et
les retours, un impératif, sont le moyen de renouer avec le seul vrai
paradis et de mettre au service des siens ce que l'on a appris ailleurs ; car,
au-delà de tout, il est plus qu'impératif de construire son pays,
étant donné que personne d'autre ne le fera à notre place,
et que c'est le seul moyen d'être heureux tant sur le plan
matériel que sur le plan psychologique. Partir, même si ne
constituant en soi aucun problème, n'est pas toujours la solution. S'il
faut partir, il faut le faire dans la dignité. Mais surtout, il faut
retourner dans la joie, fière de retrouver « le seul vrai paradis
» (CAC : 172) et prêt à participer à sa
radiance.
119
|