I.2 La redéfinition du bonheur
Dans l'imaginaire de plusieurs personnages mis en
scène dans les romans de l'immigration, le bonheur se mesure à la
quantité de biens matériels que l'on possède. Aussi le
pays natal étant parfois incapable de les satisfaire sur le plan
matériel, le prennent-ils pour le lieu de tous les malheurs, par
opposition aux pays occidentaux dont ils n'ont qu'une infime connaissance par
le biais de la télévision, de leurs frères et amis partis
et qui se plaisent à entretenir ce mythe bien qu'ayant parfois
échoué. Ces pays représentent le bonheur à leurs
yeux. Les auteures du corpus de notre étude proposent une lecture
croisée qui permet de redéfinir la conception du bonheur. En
effet, Mbue met en scène des personnages aisés sur le plan
matériel mais qui ne sont pas heureux, tandis que Miano Nous fait voir
des personnages modestes financièrement parlant, mais très
heureux.
I.2.1 Le douloureux contraste
Jende et Neni sont arrivés en Amérique
dans le but de connaitre le bonheur. Jende décroche un boulot de
chauffeur auprès d'un grand patron chez Lehmann brothers, Clark Edwards.
Pour lui, son patron (qui a beaucoup d'argent) est un homme heureux, un homme
comblé. Les qualificatifs mélioratifs qu'il associe à son
patron au quotidien le démontrent à suffisance « homme bien
», « homme comblé ». Mais il réalise au fil du
temps qu'au-delà de cette apparence heureuse, malgré le luxe
insolent dans lequel baigne Edwards, ce dernier souffre dans sa chair. C'est un
homme qui n'a pas la paix intérieure. Tant au boulot qu'à la
maison, il a des ennuis. Il est préoccupé par la situation de son
fils qui s'en allé du foyer familial, tel que le démontre cette
conversation tendue qu'il a au téléphone un de ces jours : «
non absolument pas [...] pourquoi ? Quand est-ce qu'il t'a dit ça ?...
Tant pis ... Je vais l'appeler tout de suite ... Non, je ne suis pas furieux
[...] » (VVR : 56).
De son côté, son épouse a son lot
de soucis. Elle qui est habituée à être vue dans les grands
magasins, dans de belles voitures, parée de bijoux et de vêtements
de grands couturiers, sert un spectacle désolant à Neni
après qu'elle a pris quelques verres de trop dans le but de fuir la
réalité misérable de sa vie :
La femme toujours élégante et
apprêtée qu'était madame Cindy gisait sur le matelas, la
tête contre le dossier du lit, des mèches de cheveux
collées à son visage en sueur, les bras inertes, un filet de bave
sur le menton, la bouche à moitié ouverte» (VVR
: 133).
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Neni réalise, face à ce spectacle, que
les apparences sont extrêmement trompeuses. Cindy qui paraissait
imperturbable, heureuse se révèle être une personne
à qui la joie refuse de sourire. Neni réalise que les biens
matériels ne suffisent pas à rendre heureux car malgré
« tout cet argent [...] Elle meurt dans son lit » (VVR
: 320). La situation du couple Edwards est une véritable
invite à la reconsidération du bonheur. Celui-ci n'est pas dans
le matériel tel que le pensent plusieurs immigrés. Certains
personnages de Ces âmes chagrines l'ont compris
et vivent heureux. Le bonheur, c'est davantage qu'amasser beaucoup d'argent.
Valentine par exemple, « était heureuse de lui annoncer [à
Antoine] qu'ils allaient se marier, Staff et elle. Ensuite [...] ils
s'installeraient sur le continent » (CAC 104).
On a des exemples qui peuvent être pris pour contre exemples eu
égard à la représentation commune. Nous avons d'une part,
un couple riche sur le plan matériel, mais qui n'est pas heureux.
D'autre part, un couple modeste mais qui n'a pourtant rien à envier aux
autres. Il serait nécessaire, voire impératif pour les
immigrés de repenser l'ailleurs, de redéfinir leur vision du
bonheur. Il y a des choses beaucoup plus importantes, s'occuper de sa famille
par exemple. Et si l'immigration doit être un moyen de rapprochement des
familles, celle-là, les auteures du corpus ne s'y opposent pas car la
famille participe à l'atteinte du bonheur.
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