III.2.2. Fuir les railleries
Étant donné que l'Occident connote le
bonheur aux yeux de nombreux Subsahariens, les personnages qui n'ont pas
réussi craignent de devenir la risée de leurs frères s'ils
retournent au pays. Neni décide de se battre pour empêcher cela.
Elle le fait parce qu'elle est convaincue et partage l'idée que «
quiconque partait loin de chez lui ne revenir sans avoir amassé une
fortune ou réalisé son rêve » (VVR
: 353), elle devait se battre afin que « jamais,
elle-même ou ses enfants ne deviennent l'objet des quolibets »
(Ibid.). Neni sait que Limbé est une ville ou
beaucoup se soucient des apparences. Elle ne veut pas y retourner dans ces
conditions de peur que tout le monde se moque d'elle. D'ailleurs, elle pose
à son époux une question qui la préoccupe : « et
comment les gens vont-ils nous regarder ? »
(Ibid.), question à laquelle ce dernier qui
semble s'affranchir peu à peu des peurs et des moqueries répondra
: « et c'est ça qui t'inquiète, eh ? [...] tu veux passer le
reste de ta vie comme ça car tu as peur que les gens se moquent de toi ?
» (Ibid.) Neni a peur et honte. Peur parce que
son Limbé connote la misère, honte de ce que les gens diront sur
elle et penseront d'elle. Elle estime que
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Limbé n'a rien à lui offrir car
après tout, dit-elle, « pourquoi vouloir aller ailleurs quand on
était en Amérique ? » (VVR :
85)
Thamar semble avoir la réponse à cette
question. Elle qui a passé pas mal de bon moments en Hexagone, elle sait
combien il peut y faire bon vivre. Seulement, elle sait aussi qu'aucun plaisir
n'équivaut à celui que procure la terre de ses pères. Une
fois retournée, elle réalise que les craintes et les peurs
éprouvées autres fois étaient puériles, comme le
fait remarquer le narrateur :
Sur la terre de ses pères, Thamar avait compris
combien la crainte du rejet avait été une sottise. Au Mboasu,
elle était à la maison. Elle était une personne. Ce
n'était pas seulement le pays premier, c'était le pays [nous
soulignons] ; son nom, même s'il n'était pas glorieux, y
signifiaient quelque chose, avait sa place. (CAC :
171)
L'exemple de Thamar enseigne qu'il faut se surpasser,
qu'il faut transcender la peur lorsque surgit la volonté de retourner au
pays de ses pères car, au-delà de tout, c'est le seul endroit qui
ne vous criera jamais son mépris et son rejet. Vous y êtes chez
vous, vous êtes vous-même.
III.2.3. Surmonter les peurs
Concrétiser l'idée de retour qui anime
les personnages à un moment de leur vie d'immigré est un moyen
pour eux de surmonter leurs peurs. Si la pulsion du retour peut être
perçue dans ce cas tel « un état d'esprit lié
à l'étrangeté de leur situation en métropole, le
paradis transformé [devenant] un espace [étouffant] duquel il
faut sortir » (Ndinda, Op.cit. : 152), il reste que sa mise en pratique
peut aussi se lire telle une tentative de dépassement de soi. Les enjeux
de ce retour ici sont doublement positifs dans la mesure où
l'immigré parvient à oublier sa vie de misère vécue
en Occident, et à briser les chimères autour de l'immigration.
Lorsque cette peur de retourner hante Jende et son épouse, celle-ci se
confie à lui en ces mots : « j'ai parfois peur et j'ai envie d'en
parler avec ma soeur. J'ai trop peur, je ne veux pas retourner à
Limbé, je ne veux pas » (VVR : 146), ce
à quoi il répond : « j'ai peur Neni aussi Neni, tu crois que
je n'ai pas peur ? Mais est-ce que la peur a déjà fait quelque
chose pour quelqu'un ? Nous devons être forts pour protéger Liomi
[...] nous ne pouvons même pas un seul instant penser à
l'expulsion. Nous devons continuer à vivre »
(Ibid.).
Cet extrait met exergue la peur du couple Jende face
à un éventuel retour. Mais le plus important est la
réaction de l'homme au cas où la volonté persiste. Ses
propos traduisent une réelle volonté de sa part de vaincre cette
peur. De quelle manière ? Là est toute la question. Pour
l'instant, il sait que la peur ne sauve pas. Ils doivent continuer à
vivre. Surmonter ses peurs en continuant à vivre et en éloignant
de lui l'idée de l'expulsion, tel est le credo de Jende.
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À ce niveau, il convient de trouver des moyens
pour à la fois vivre et vivre tranquille ; voilà pourquoi il ne
cesse d'entreprendre des démarches dans le but de régulariser
leur situation. Il garde la tête haute, le sang-froid, jusqu'à ce
qu'il réalise que demeurer dans un pays qui ne veut plus de lui peut
être une grosse erreur. En homme de parole, il ne donne pas à
l'Amérique l'occasion de l'expulser. Il entreprend cette fois-là
des démarches pour raccourcir son séjour et repartir
volontairement chez lui. Il finit donc par vaincre sa peur.
Dans cette logique, son retour est une réponse
à l'interrogation formulée par son épouse peu avant :
« est-ce que la peur a déjà fait quelque chose pour
quelqu'un ? » Thamar, Maxime, Moustapha ou encore Antoine ont tous
répondu à cette question, chacun à sa façon, et la
réponse est non. Thamar a accepté de suivre Maxime au Mboasu,
malgré l'angoisse qui l'a saisie lorsqu'il le lui a
suggéré. Moustapha a également pris sur lui de retrouver
sa terre natale, volontairement, la tête haute. Pour Antoine, la question
ne s'est jamais posée car il n'y a jamais pensée, ce désir
ne l'a jamais effleuré.
Dans ce chapitre, nous avons analysé le retour
des personnages vers la terre natale. On a pu observer qu'il part d'une
idée, laquelle naît à un moment de la vie de
l'immigré, lorsqu'il est confronté à des
difficultés. Et c'est non sans mal que l'immigré s'y
résoud. Contrairement à la position de chercheurs sur la
question, notamment celle d'Omar Abdi Farah (2015) qui estime que « s'il y
a retour dans la littérature de l'immigration clandestine, c'est
seulement un retour forcé. », nous avons pu établir,
à partir de notre corpus, que ce n'est pas toujours le cas. Dès
lors, il importe de nuancer le regard porté sur les retours dans les
romans de l'immigration, fusse-t-elle clandestine ; car ceux que nous analysons
sont des constructions personnelles émanant d'un projet volontaire
à la base. Toutefois, loin de ce que l'on pourrait croire, ce sont des
retours, somme toute, heureux.
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