III.2. Du point de vue psychologique
Les contraintes et les enjeux liés au retour
des immigrés ne s'inscrivent pas uniquement dans une dynamique
socio-économique. On note également une dimension psychologique
importante. Les enjeux à ce niveau s'inscrivent à la fois dans
une logique individuelle et collective. Individuelle dans la mesure où
c'est ce qu'ils ont à perdre ou à gagner qui est mis sur la
balance ; et collectif parce que leur action tient aussi compte, le plus
souvent, de leurs proches restés au pays.
III.2.1 Fuir une nouvelle expérience
traumatisante
Nombreux sont ces immigrés qui, à
l'idée de devoir rentrer chez eux, craignent d'y vivre une
expérience plus douloureuse que celle vécue en terre d'accueil.
Jende et son épouse en sont des exemples. Bien que ceux-ci envisagent de
retourner dans leur pays, ils vivent avec la peur au quotidien, une peur qui
leur fait avoir des songes étranges pendant la nuit. Une nuit, «
Jende rêva des coups à la porte et d'hommes étranges en
uniforme l'arrachant à sa femme qui s'évanouissait et à
ses enfants en pleurs » (VVR : 251) ; tandis que Neni, pour sa part,
rêva qu'elle retournait dans « un Limbé étrangement
vide, une ville dépourvue de jeunes et d'ambitieux »
(Ibid.) , ne comptant plus que les « trop vieux,
les trop jeunes et les trop faibles pour fuir jusqu'aux lointaines terres des
riches, ces terres qui n'existaient plus à Limbé »
(Ibid.). Ces cauchemars du couple Jende sont
l'expression de leurs craintes. Jende rêve d'une expulsion de la part de
la police de l'immigration « hommes étranges en uniforme ».
Sauf qu'il ne s'agit pas d'une simple expulsion. Celle-ci est synonyme d'un
nouveau départ. S'il se voit en train d'être arraché
à sa femme et ses enfants, cela signifie qu'il redevient le
célibataire qu'il fut à Limbé avant la rencontre de Neni.
Or l'expérience qu'il a connue à Limbé, il ne veut plus la
revivre.
Neni, bien que contrainte au retour par son
époux, ne partage pas cette idée. Elle appréhende cet acte
tel un désastre, une catastrophe capable de décimer son
être tout entier. Le Limbé pour lequel elle n'avait plus d'yeux et
en lequel elle a cessé de croire, elle ne veut plus le revoir. C'est la
raison pour laquelle Limbé dans son rêve se mue en un lieu
désert, un
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enfer sur terre, un cimetière de rêves et
d'ambitions. Tous deux redoutent ce Limbé qui représente parfois,
pour eux, la misère.
Moustapha, lui aussi, a eu peur à un moment
donné, de regagner le bercail. Lui qui en est parti en héros,
craint de devoir le retrouver tel un moins que rien ; l'Hexagone devient pour
lui un refuge. Il ne veut plus entendre parler de son pays :
Cela faisait longtemps que sa famille n'avait plus de
ses nouvelles, depuis qu'il avait raté sa licence en économie,
rasant les murs d'un eldorado que les circonstances avaient transformées
en tombe. Il avait été l'aîné de la fratrie, le seul
fils. L'obligation lui était faite de réussir pour prendre soin
des autres. C'était cela la solidarité subsaharienne, telle qu'on
la lui avait enseignée : le poids de la réputation, de la
prospérité d'une communauté entière, reposant sur
les épaules d'un seul individu. (CAC :
106)
Moustapha est conscient que sa famille compte sur lui.
Il sait qu'en tant qu'aîné, c'est à lui qu'il revient la
charge de tirer les autres vers le haut. Or il n'a pas encore réussi,
donc il n'en a pas les moyens. Dans ces conditions, rentrer sera perçu
comme un échec sur le plan personnel, mais aussi une honte pour toute sa
communauté. Il a préféré la clandestinité
parce qu'il redoute ce pays où tout le monde l'attend en roi, pourtant
il n'en est pas digne. Chez Moustapha, Neni et Jende, on note que la peur d'un
retour vers la souffrance constitue une entrave aussi bien à
l'éclosion du sentiment du retour qu'à sa mise sur pied
effective.
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