II.1.3. Partir pour un impossible (re) retour40
Lorsque le contact avec l'ailleurs a été
décevant dans l'ensemble, les immigrés nourrissent des
frustrations et ceux d'entre eux qui ont choisi de retourner deviennent des
radicaux dans l'âme. Ce choix pour lequel ils optent s'inscrit dès
lors dans la vengeance, le repli, développant parfois un sentiment
nationaliste aigu. Cela fait en sorte qu'il devient difficile, voire impossible
pour eux d'envisager un autre voyage vers ces lointaines contrées qui
furent à un moment de leur existence, de lieux rêvés.
Joseph Ndinda (2011) a analysé ce qu'il nomme « l'impossible retour
», montrant que le retour des immigrés au pays natal est tragique
dans la mesure où ces derniers « se retrouvent dans un entre-deux
qu'ils ne comprennent pas » (Ndinda, 2011 :175), ce qui fait en sorte que
cela n'est jamais heureux. Il faut donc dire que pour lui, ce qui est «
impossible » c'est un retour heureux, épanoui et paisible.
Cependant, ce n'est pas dans ce sens que nous entendons ce mot ici. Si son
impossibilité est due aux changements que l'ailleurs impose à
l'immigré, la nôtre est due à la souffrance subie par les
immigrés dans ce même lieu. Leur retour est heureux, par
opposition à leur séjour, ce qui fait qu'il leur est impossible
d'envisager un nouveau départ41 ; ils se rendent compte que
contrairement à ce qu'il pensait au début, ces endroits n'ont
plus rien à leur offrir.
Le paradoxe est que ces immigrés sont
généralement conscients du fait que le lieu de départ dans
certains cas, se révèle être bien plus vivable que celui
rêvé, et cela longtemps avant qu'il ne leur vient à
l'esprit de retourner. Cela peut cependant s'expliquer42, même
si ces explications sont discutables. La conversation entre Boubacar et Jende
met en lumière ce phénomène du (re) retour impossible.
Voici ce que nous dit le narrateur à propos de Boubacar : «
bien-sûr, il ne souhaitait pas que Jende retourne au pays. Le Cameroun
n'avait rien à offrir de comparable à l'Amérique. Mais
cela ne devrait pas pour autant encourager celui qui n'avait plus rien à
faire dans ce pays » (VVR : 359). Si Jende est
convaincu qu'il n'avait plus rien à faire en Amérique, il
paraît évident, qu'une fois retourné chez lui,
il
40 Joseph Ndinda parle de
« l'impossible retour » pour décrire la relation difficile
entre l'immigré et son pays natal. Le retour dont nous parlons ici est
celui de l'immigré non pas vers son pays natal, mais vers le pays
rêvé une fois que ce dernier a déjà foulé le
sol de son pays de naissance.
41 Ce que nous avons
appelé « (re) retour »
42 Nous y
reviendrons
84
n'aurait plus jamais songé à revenir en
Amérique. S'il nourrissait encore ces envies, il n'aurait pas pris sa
décision aussi facilement. Son incrédulité « cela ne
devrait pas pourtant encourager» montre que Jende est convaincu que sa
décision est la bonne.
Dans la même logique, Antoine ne souhaite plus
retourner au Mboasu. Il est vrai que ses raisons diffèrent de celles de
Jende. Les misères de Jende en Amérique sont beaucoup plus
d'ordre matériel, tandis que celles endurées par Antoine au
Mboasu sont psychiques. Toutefois, les deux hommes affichent clairement un
reniement du pays d'accueil. Si la volonté de Jende de ne pas rentrer au
Cameroun de sitôt n'est pas explicitement nommée par le narrateur,
celle d'Antoine l'est. Le narrateur de Ces âmes chagrines
nous fait savoir qu'« en réalité, il ne pensait
pas fouler à nouveau le sol du Mboasu » (CAC
: 239). Retourner au pays natal laisse croire que les personnages
nourrissent une volonté réelle de prendre leur destin entre les
mains.
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