II.1.2. Fuir les douloureux souvenirs...
La vie du personnage immigré est faite de
souvenirs. Ceux-ci sont à la fois heureux et malheureux, et même
parfois douloureux. La particularité de ces souvenirs qui fait partie
intégrante de la vie de l'immigré est qu'il est observable sur un
double plan. Le plus souvent, les immigrés passent en revue leur vie
à partir du moment où ils sont sur le point de tourner la page,
c'est-à-dire lorsqu'ils envisagent le retour. Mais parfois, ces
souvenirs refont surface lorsqu'ils songent à une nouvelle
expérience, après celle qui s'est soldée par le retour.
C'est dire qu'il y a des évènements que l'immigré ne
saurait oublier d'un coup. Et quand bien même il s'y essayerait, le
souvenir s'impose à lui. Lise Mba Ekani l'analysant, pense que «
contre l'oubli, le souvenir surgit comme une nécessité absolue
» (Op.cit. ; 85). Autant dire que ces personnages ont besoin de ce
souvenir qui est à la fois préventif et
thérapeutique.
Selon Paul Ricoeur (2000), se souvenir c'est à
la fois accueillir et recevoir une image du passé, et aussi la chercher,
faire quelque chose. La notion du souvenir fait appel à plusieurs
concepts notamment l'expérience, la mémoire et le temps. Notre
corpus permet de porter une sorte de regards croisés sur le souvenir.
Nous avons d'une part des personnages passant en revue leur expérience
émigrative au moment où ils envisagent de tout abandonner -le
souvenir ici est donc thérapeutique- et d'autre part, des personnages
qui le font lorsqu'ils rêvent d'une nouvelle expérience : le
souvenir ici revêt une valeur préventive. Dans l'un et
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l'autre cas, ce sont de souvenirs douloureux
permettant aux personnages de se rendre compte de l'importance du pays natal.
Jende fait partie de ces personnages auxquels le souvenir permet d'envisager et
de mieux planifier le retour. Sa vie en Amérique ne fut pas un long
fleuve tranquille. Elle a été parsemée d'embûches et
cela a eu des répercussions autant sur son physique que sur son
âme. Lorsque sa femme, non satisfaite de la décision de son
époux de rentrer, continue de le questionner sur ses motivations, il lui
répond :
Ce n'est pas seulement à cause de mon dos
[...], ce n'est pas seulement à cause de mon père. C'est à
cause de tout ce qui s'est passé. Du boulot que j'ai perdu. De mon
problème de papiers. Et bosser, bosser, bosser tout le temps maintenant.
Pourquoi ? Pour si peu d'argent ? Jusqu'à quel point un homme peut
supporter de souffrir dans ce monde, eh ? Combien de temps encore [...]
(VVR : 292)
Révolte, chagrin, peine et désespoir
sont entre autres des sentiments et émotions qui se dégagent de
ces propos. Face à la dureté de la vie, Jende ressasse tout ce
qui l'a conduit là. Évidemment, il s'agit d'un souvenir
douloureux, mais thérapeutique, dans la mesure où il lui permet
d'aller de l'avant. En l'état actuel, cette décision est
bénéfique et beaucoup mieux, comparativement à ce qu'il
vit en Amérique.
Contrairement à Jende, Antoine se sert du
passé pour mieux planifier le futur. Cela veut dire que chez Antoine, ce
n'est pas tant le souvenir de ses expériences qui participe à la
construction de sa volonté de retrouver sa terre natale. Il rentre
certes par amour pour l'Hexagone et par dégoût du Mboasu ; mais
les faits vécus dans cette terre d'accueil lui servent de guide et de
conseiller quant à une nouvelle expérience. Passons en revue
quelques brèves images qu'Antoine garde de sa terre d'accueil : «
ils avaient roulés, serrés les uns contre les autres, sueur
contre sueur, huile contre huile, haleines et souffles mêlés
» ; « les habitations ne tenaient pas debout, ce n'était
même pas des maisons, seulement du métal tordu, des bouts d bois
» ; « dans la maison, d'énormes cafards aux ails noires
volaient, se posaient sur son [son] épaule, se jetaient dans les plats
venants d'être servis à table» (CAC :
79-80).
On constate à travers ces extraits que le
passage d'Antoine au Mboasu, de même que celui de Jende en
Amérique, n'a pas été une partie de plaisir. C'est ce qui
explique qu'Antoine, après son départ, décide que ce
Mboasu ne sera jamais son pays . La preuve : lorsqu'il revient plus tard, il
n'hésite pas à retourner en Hexagone le plus tôt possible,
car il se rappelle tout ce qu'il a enduré en ces terres. Ce souvenir a
cette fois-ci une valeur préventive, mettant Antoine sur ses gardes au
cas où il envisagerait de séjourner encore quelques temps dans ce
pays ; d'ailleurs, il décline l'offre de Maxime qui lui invite à
y rester quelques temps.
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Le souvenir a donc partie liée avec la
décision des immigrés de retrouver leurs terres natales. De Jende
à Antoine, on constate que le souvenir de l'immigré est un
élément capable de renforcer ses liens avec son pays
d'origine.
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