I.2.2. Du point de vue personnel
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Les personnages mis en scène dans notre corpus
voient également en l'idée du retour une volonté de
s'affranchir sur un plan purement personnel. Étant donné que leur
quotidien est parsemé de déboires quelques fois, on remarque que
certains sont plus aptes à les supporter. Ils préfèrent
tout tenter dans l'optique de rester en Occident, tandis que d'autres
s'engagent plutôt à retourner. On peut lire dans l'attitude de
cette deuxième catégorie une volonté de se libérer
des servitudes du pays d'accueil afin de se sentir eux-mêmes. Le retour
devient à cet instant un moyen d'affranchissement du point de vue
personnel. Jende fait partie de ces immigrés qui n'acceptent pas
l'humiliation, refusant de se taire pour souffrir, et agissent :
À ses yeux, passer une nouvelle année
ainsi aurait été une malédiction. Ne pas vouloir admettre
que le temps était venu de rentrer chez lui aurait été une
malédiction. Ne pas se rendre compte qu'il serait heureux de dormir dans
une chambre séparée de celle de ses enfants, d'aller rendre
visite à sa mère quand bon lui semblerait, de retrouver ses amis
dans un boucarou de Down-Beach pour aller prendre un poisson grillé ou
une bière face à l'océan, de rouler dans sa propre voiture
o de transpirer en plein mois de janvier aurait été une
malédiction (VVR : 397)
Cet extrait met en lumière la somme des choses
qui manquent à Jende : (i) dormir dans une chambre séparée
de celle de ses enfants ; (ii) aller rendre visite à sa mère
quand bon lui semble ; (iii) retrouver ses amis dans un boucarou ; (iv) rouler
dans sa propre voiture ; (v) transpirer en plein mois de janvier. Ce qui est
davantage intéressant ici c'est de savoir que ces besoins n'ont rien
à voir avec la situation socio-financière de Jende. Autrement
dit, il aurait pu avoir une vie acceptable en Amérique que toutes ces
choses lui auraient manqué.
Si ces besoins relèvent de l'évidence,
de quelque chose de fondamental voire vital pour tout homme, à fortiori
pour un immigré au quotidien douloureux et amer. Dès lors, sa
volonté de retourner s'inscrit dans une tentative de s'affranchir sur un
plan purement individuel. En d'autres termes, c'est en partie parce que Jende
veut se libérer, pallier ces manques, qu'il éprouve le
désir de rentrer à Limbé. Le retour cesse d'être ici
une simple option pour devenir un besoin vital. Le mot «
malédiction » qui revient à chaque fois dans ces propos est
très significatif. Si la malédiction s'entend comme le
résultat de l'action de maudire, on comprend le poids de ce mot dans ce
passage, et cela suscite des interrogations. Ne pas faire ces choses aurait
été une malédiction : qui donc est celui qui maudirait
Jende ? En l'absence d'une réponse proposée par le narrateur, on
est tenté de croire que cette malédiction serait l'oeuvre de la
nature, de la divinité. Et si la nature doit maudire Jende pour ne pas
s'être rendu compte qu'il était temps de rebrousser chemin, c'est
que le retour se veut
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un sentiment naturel. En somme, pour être
heureux, pour être en paix, Jende doit rentrer sur sa terre.
De même, Maxime se situe lui aussi dans cette
logique du retour salvateur. Sauf que, contrairement à Jende qui est au
centre de l'action, Maxime plaint plutôt ceux qui ne voient pas les
choses dans la même logique que Jende. Pour lui, le retour est quelque
chose d'impératif, car :
Il lui semblait ironique de constater que d'autres
étaient expulsés par dizaines de milliers depuis un moment, quand
ils auraient tout donné pour rester là [...] sans espoir de faire
fortune, sans possibilités de revoir leurs proches. Ils étaient
des silhouettes sombres dans un pays qui leur criait quotidiennement son rejet.
(CAC : 51)
Maxime n'arrive pas à admettre que des
personnes sans espoirs aussi bien de faire fortune que de revoir leurs proches
n'arrivent pas à se rendre compte que le bonheur n'est pas dans ce pays
et qu'il faut retourner auprès des siens. Deux éléments
sont mis en exergue dans ses propos : « revoir leurs proches » ;
« faire fortune ». Maxime considère ces deux
éléments comme des besoins de base pour toute personne. Il faut
noter que l'expression « faire fortune » ici ne doit pas être
assimilée à une avidité au gain. Si Maxime utilise cette
expression, c'est relativement à l'état d'esprit qui anime ces
personnages. Pour eux, l'Occident est le lieu où l'on « fait
fortune ». L'expression dans ce contexte va dans le sens de la
réussite d'un point de vue financier. Alors, réussir dans la vie
tout en ayant ses proches à ses côtés, voilà ce que
Maxime prend pour besoin fondamentaux. Pourtant, rester dans ce pays de
rêve constitue de facto un handicap à la réalisation de ces
objectifs. En gros, il s'agit même de deux réalités
opposées. Il est donc curieux, à son avis, de constater que des
personnes ne veulent pas admettre cette évidence. Étant
donné que le pays d'accueil est incompatible avec ces aspirations,
Maxime trouve que rentrer est le seul moyen d'y parvenir. Il faut retourner au
pays natal si l'on veut se libérer des chimères. Maxime et Jende
partagent ce point de vue et sont convaincus de ce que rester errer en Occident
emprisonne l'individu sur un plan personnel. Toutefois, choisir de le faire,
c'est aussi s'affranchir d'un point de vue administratif.
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