I.1.2. Souffrir chez soi plutôt qu'ailleurs
Le corpus de cette étude met en scène
des personnages qui préfèrent la souffrance du pays natal
à celle du pays d'accueil. En effet, la vie au pays natal n'est pas
toujours un long fleuve tranquille, le « continent [est] une vaste benne
à ordures, un immense dépotoir, un lieu créé pour
la consomption des damnées, le tombeau de l'humanité »
(CAC : 52). Si ledit pays s'apparente à un enfer, c'est en
partie dû aux régimes autocratiques qui s'y sont installés,
créant un climat peu prospère, un véritable
cimetière des opportunités. En dépit de cela, Jende
préfère retourner chez lui vivre cet enfer plutôt que de
souffrir aux USA. Mettre sa décision en exécution reste cependant
une entreprise difficile, les aspirations de son épouse étant
contraires aux siennes. Elle entend demeurer en Amérique quel qu'en soit
le prix. Son époux, quant à lui, demeure ferme sur sa
décision de retourner à Limbé et avance ses arguments
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Je n'aime pas ce que ma vie est devenue dans ce pays.
Je ne sais pas combien de temps je peux continuer à vivre comme
ça, Neni. J'ai trop souffert à Limbé, mais la souffrance
ici, celle que j'endure maintenant... Je ne peux plus supporter ça [...]
En Amérique, aujourd'hui, il ne suffit pas d'être en règle.
Regarde tous ces Américains qui ont des papiers et qui galèrent.
Regarde tous ces Américains qui souffrent eux-mêmes alors qu'ils
sont nés dans ce pays. Ils ont des passeports américains, et
pourtant ils dorment dans la rue, ils vont se coucher avec la faim.
(VVR : 342-343)
Ce n'est pas tant la misère qui pousse Jende
à vouloir rentrer ; ce n'est pas non plus que les chances de
réussite soient inexistantes en Amérique, mais c'est plutôt
le résultat de la confrontation qu'il fait entre les deux espaces. Dans
le contexte actuel, les deux pays connotent la souffrance. Alors, pourquoi
choisit-il l'un en sachant ce qui l'y attend n'est pas une partie de plaisir.
La réponse est évidente, c'est qu'au-delà de tout, Jende a
encore le sens de la patrie à l'inverse de son
épouse.
De même, Valentine dans Ces
âmes chagrines éprouve de l'amour pour le pays qui
l'a vue grandir. Rappelons que Valentine est française. Elle est
née en France, mais n'y a pas grandi. Elle a été
élevée en Afrique, par des parents qui s'y trouvaient pour des
raisons professionnelles. Elle a nourri affection et amour pour ce continent au
point où il se substitue à son lieu d'origine. Aussi, au terme
d'études qu'elle est allée poursuivre en France, elle est
habitée par un profond désir de s'installer définitivement
sur le continent en compagnie de son futur époux, Moustapha. À
Antoine qui veut en savoir davantage sur ses réelles motivations de
retourner sur le contient, elle répond : « Voyez-vous, j'ai
été élevée sur le continent. Papa y dirigeait une
compagnie d'hydrocarbures, dans la zone équatoriale [...] j'ai beaucoup
souffert de devoir quitter les lieux pour venir étudier ici, dans la
grisaille » (CAC : 105). Contrairement à
Jende, Valentine a une vie moins difficile en Occident. Or, si elle
décide de laisser cette vie pour aller s'installer en Afrique -lieu
moins enviable que l'Occident du point de vue du développement- il n'y a
que l'amour qui justifie ce choix, l'amour pour ce qu'elle prend
désormais pour ses origines. Donc, Valentine va même plus loin, en
choisissant la misère de l'Afrique au luxe de l'Occident. S'il est vrai
qu'on ne saurait réellement parler de patriotisme dans ce cas, du fait
que c'est la France qui est sa patrie, il reste qu'au fond, c'est l'Afrique
qu'elle prend pour « mère patrie préférée
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