I.1.2 Les enjeux liés à la solitude de
l'immigré
Ce n'est pas tant que l'Europe n'a que la
misère à offrir aux immigrés, mais c'est surtout leur
situation d'irrégularité qui participe le plus à celle-ci.
S'il est vrai que d'un point de vue économique, l'immigré noir
africain n'a pas beaucoup de chance de réussite, cela est encore plus
vrai lorsque ce dernier se retrouve en situation irrégulière,
solitaire. On serait tenté d'affirmer qu'un immigré n'ayant pas
de bras séculier est condamné à vivre le martyre.
Gérard Keubeng voit en cette solitude de l'immigré, non pas un
motif lié à sa condition précaire, mais une condition,
fatale soit-elle, pour la paix intérieure de l'immigré en
situation d'échec, donc, démuni sur le plan
socioéconomique. Il pense que,
Résolu de ne pas faire savoir que son
départ était une erreur, celui-ci ment pour entretenir le mythe
de l'Occident. Le mensonge lui sert de paravent à une vie, aux
conditions de vie qu'il ne veut partager avec personne, surtout pas sa famille
restée au pays. Aussi se sent-il obligé de trouver refuge dans la
solitude (Keubeng, 2011 :118).
Si cette affirmation a le mérite de s'appliquer
à bon nombre de récits d'immigration, en particulier CAC
avec Thamar dont le « courage lui avait manqué » (CAC
: 133) d'affronter ses misères, il convient de signaler que les
deux points de vue sont complémentaires voire liés. La solitude,
prise dans le sens du manque d'une personne sur qui poser les épaules,
rend
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difficile « l'assomption7 » de
l'immigré sur un plan socio-économique. À l'inverse,
l'échec sur ce plan plonge également l'immigré dans la
solitude.
Cependant, il faut noter que tous les immigrés
ne vivent pas la même situation socio-économique pendant leur
séjour en terre « d'accueil ». Le quotidien de plusieurs
immigrés est un enfer certes, mais il y en a qui mènent une vie,
du moins pour leur début, plus ou moins décente. Et c'est
justement à ce niveau que le facteur de la solitude trouve sa
justification en l'absence d'un mentor, d'un guide, bref d'une personne sur qui
compter en toute sincérité. Tout porte à croire que les
immigrés sont condamnés à vivre dans l'errance et la
précarité. Ils débarquent dans un lieu qui leur
échappe sur tous les plans et dans cette perspective, construire une vie
digne de ce nom sans l'appui d'un tiers s'avère une entreprise quasi
difficile. Dès lors, on constate que l'épanouissement du point de
vue socio-économique, d'un immigré dépend en grande partie
de son carnet d'adresse en terre d'immigration. Autrement dit, plus un
immigré a des connaissances pouvant lui apporter un soutien réel,
plus il a de la chance de pouvoir construire sa vie, peut-être pas des
plus enviables, mais on ne peut plus loin de la misère. À
contrario, moins il a des personnes auxquelles il peut recourir en temps
opportun, moins il pourra construire la vie de ses rêves, cette
vie-là pour laquelle il est parti de sa terre originelle, cette vie
à laquelle il aspire pour pallier le manque.
Maxime et le couple Jende se situent dans cette
optique. Contrairement à Thamar, ceux-ci ne vivent pas du tout dans une
situation précaire. Ils ne sont pas non plus fortunés, mais ils
mènent une vie moyennement décente. Si les motivations de Maxime
et du couple Jende pour leur départ vers l'Occident diffèrent,
ils ont néanmoins un point en partage en ce qui concerne leur situation.
Une fois en terre d'accueil, ils ne sont pas condamnés à
l'errance. Ils mènent des activités leur permettant de vivre
décemment, bien que cela implique d'énormes sacrifices.
Rappelons-le, Maxime a rejoint la France principalement dans le but de mener
ses études et dans l'espoir de retrouver sa mère « partie il
y a longtemps » (CAC : 56). À l'opposé, le couple
Jende a rejoint les États-Unis d'Amérique pour fuir la
misère du Cameroun et faire fortune dans ce pays qui accorde, selon eux,
les chances de réussite équitables à tous. Ainsi, on peut
bien le noter, les motivations liées à leurs départs
respectifs divergent. Une fois arrivés, Maxime et le couple Jende
connaissent à peu près pareilles situations. Maxime a
trouvé du travail avec l'aide de son frère Antoine8,
mais surtout celui de son ami et patron Édouard. Il parvient à
gagner de l'argent, à prendre soin de lui, à vivre
7 Entendu son
affranchissement, son accession au bonheur.
8 On ne saurait vraiment parler d'aide car il s'agit
d'une aide à la forme d'un couteau à double tranchant. Nous y
reviendrons plus loin
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« heureux », à ne pas être
envieux, bref, à vivre tout simplement. Pour y parvenir, on comprend que
Maxime a pu compter sur Édouard et de son frère Antoine. Il est
évident qu'il n'aurait pas eu cette vie que nous décrivons s'il
avait été, à son arrivée, abandonné à
ses propres soins. Cela est également vrai pour le couple Jonga.
À son arrivée, Jende n'a pas traîné à trouver
un emploi de chauffeur auprès de Clark Edwards, haut cadre d'une
société de renommée aux États-Unis
d'Amérique, cela pour un salaire confortable et pas à la
portée de n'importe quel immigré à la recherche d'un
emploi. Le passage ci-dessous illustre la joie qui anime son épouse
lorsqu'elle apprend cette nouvelle.
« Est-ce qu'elle t'a dit combien tu seras
payé ?
- Trente-cinq mille
- Mamami, eh !
Papa God, Oh ! Je danse en ce moment, Jends ! Je fais
ma gymnastique, là ! » (VVR :
25)
Dans cette conversation, Jende annonce à son
épouse, à la sortie de son entretien d'embauche, combien il sera
payé. Leur joie est immense. Cet argent, s'il ne peut pas encore leur
offrir la vie de rêve à laquelle ils aspirent, celle semblable
à un paradis, est déjà non négligeable pour un
départ. Le couple mènera une vie décente de loin
comparable à la misère de Thamar de l'autre côté.
Pour ce couple, c'est le début du chemin vers la terre promise ; ils
sont heureux. Toutefois, notons que cela n'aurait jamais été
possible si Winston, le cousin de Jende, n'eût été
là. Déjà, c'est lui qui a favorisé le départ
de Jende du Cameroun pour l'Amérique. C'est encore et surtout lui qui a
permis l'obtention de cet emploi. On constate donc que tout immigré
abandonné à son propre sort ne saurait s'attendre -du moins pas
facilement- à vivre la vie de ses rêves. Le bonheur ou le malheur,
fût-il apparent, d'un immigré dépend en grande partie de
son carnet d'adresse. Avoir quelqu'un sur qui compter en toute franchise est un
atout majeur pour un immigré dans ses premiers jours. Cependant, ce
soutien n'est pas toujours suffisant ; le quotidien de l'immigré est
parsemé de batailles.
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