CHAPITRE 1 :
DES CONDITIONS DE VIE DE L'IMMIGRÉ : ENTRE
MARGINALITÉ ET INTÉGRATION
Dans la peinture des immigrés offerte par les
romans de l'immigration, il est de plus en plus difficile, voire impossible, de
retrouver un immigré logé dans un confort psychosocial
remarquable. Les personnages immigrés que nous présentent ces
romans sont généralement pris dans le piège de la
marginalisation et de l'intégration. Ceux de Ces Âmes
Chagrines et de Voici Venir les Rêveurs
ne dérogent pas à cette règle. Tout cela
concourt à la construction d'une volonté de retour. La
marginalisation s'entend tel un processus de mise à l'écart, de
mise en marge de la société d'un individu ou d'un groupe. Ce
concept s'oppose à celui d'intégration qui renvoie à un
épanouissement de l'être sur quelques plans de sa vie, en ce sens
que l'individu ne saurait être intégré dans la
société s'il fait face à des pratiques tendant à le
mettre à la marge. En d'autres termes, on ne saurait parler
d'intégration là où il y a marginalisation. Cela se
perçoit à travers la situation de l'immigré, ses rapports
avec la société et les différents codes sociaux
générés par cette société, qu'il assume
fatalement.
I. La situation de l'immigré
Les immigrés de notre corpus, ne sont pas, pour
bon nombre d'entre eux, dans une situation confortable. Que l'on observe les
niveaux politique, économique ou social, le constat est identique : il
se dégage une situation d'inconfort.
I.1 Du point de vue socio-économique
La dimension socio-économique est l'une des
plus importantes, lorsqu'il s'agit de s'interroger sur la condition de vie de
l'immigré. Il apparaît que l'une des raisons qui incite ce dernier
à opter pour l'émigration est l'insatisfaction de sa situation
sociale dans son pays. Le projet de départ s'apparente à une
tentative d'amélioration de cette situation. Les choses,
malheureusement, ne se passent pas toujours aussi bien qu'il
l'espérait.
I.1.1 Description de la situation
Les immigrés constituent « toute la
misère du monde » pour reprendre l'expression de Michel Rocard. Ces
personnages vivent un véritable calvaire du point de vue
socioéconomique. En effet, la dimension économique
intrinsèquement liée dans le regard porté sur
l'immigration, fait en sorte que tout immigré reflète l'image
d'un être à la quête d'une stabilité
économique et parfois sociale. Cela n'est pas totalement faux. En
observant de
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près le phénomène tel que
décrit dans les récits d'immigration, on se rend compte que les
personnages immigrés sont, pour plusieurs, en quête d'un confort
social et économique qui leur permettrait de mener une vie paisible sur
une terre d'accueil6. Mais entre les espérances, les espoirs
nourris au départ et la réalité sur le terrain, il y a un
déphasage remarquable. Ces personnages sont souvent condamnés
à vivre dans une situation précaire. La misère dans
laquelle elles baignent est frappante.
Thamar dans CAC en est une illustration. Sa
situation en France est déplorable. Elle se retrouve, après
quelques années vécues dans le bonheur grâce à son
amant Pierre, dans une situation lamentable qui a des répercussions sur
son physique et sa santé. Thamar est dépeinte tel un virus, un
élément à ne pas mélanger avec les autres au point
que lorsqu'elle
S'asseyait, on se levait. On s'éloignait. On
n'osait se pincer le nez mais on prenait résolument ses distances. On ne
voulait pas se trouver si près de la misère, des poux, des
punaises, de tout ça. On ne voulait pas songer à ce qui pourrait
faire déraper l'humain -soi- même, donc, - jusque là-
(CAC : 131).
À travers cette description, on entrevoit le
quotidien de certains immigrés, un quotidien peu enviable. Ils sont dans
une sorte d'indigence donnant l'impression qu'ils n'existent pas. Loin d'une
impression, il s'agit d'une réalité palpable. À l'inverse
de Thamar dont la situation est déplorable du point de vue
socioéconomique, d'autres baignent dans l'espoir, dans l'attente d'un
lendemain radieux. Ils croient fermement au changement futur de leur situation
qui, elle, n'est vraiment pas encore déplorable. Neni de VVR se
situe dans cette logique. Toutefois, forte de son expérience, son amie
Fatou a tôt fait de l'exhorter à davantage de raison ; elle lui
assure alors : « quand tu seras en Amérique depuis 24 ans et que tu
seras toujours pauvre, tu ne vas plus compter. » (VVR : 19) Il
faut noter que Fatou est arrivée en Amérique bien avant Neni qui
n'est arrivée aux USA que depuis un an. Aussi, est-elle bien
placée pour en parler avec autorité de par son expérience.
L'euphorie du départ de Fatou a déjà cédé la
place à la réalité que Neni elle, ne s'est pas encore
représentée. L'écart des situations de Thamar dans CAC
et Neni dans VVR a une explication logique. Elles sont deux
femmes certes, mais elles n'ont pas le même poids sur les épaules.
Thamar est une femme seule qui a dû se battre pour affronter la vie
malgré les coups que celle-ci lui assène. Elle se retrouve
abandonnée et rejetée par son propre fils. À l'inverse,
Neni connaît une situation beaucoup moins stressante. Son époux
Jende s'est toujours battu pour lui offrir le meilleur. Seulement, cette vie
paisible et heureuse à laquelle elle aspire, ne s'obtient pas de
manière
6 Le mot « accueil » ici n'a rien à voir
avec sa connotation hospitalière, amicale ou joyeuse
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aussi simple. Elle feint d'ignorer que « Jende
avait dû cumuler trois boulots afin de mettre de côté
l'argent nécessaire pour leurs billets, son visa d'étudiante et
celui de Liomi » (VVR : 20). Ce qu'elle voit et
qui lui donne mille raisons de sourire,
C'est leur appartement que Jende venait de trouver,
après deux ans passées dans le Bronx dans une chambre dans le
sous-sol avec six Portoricains, rempli ce soir-là du rire de Jende,
écoutant les histoires du pays et les cris de Liomi qui se roulait par
terre avec son père, sur le tapis. » (VVR
: 20)
On peut dès lors comprendre que les
immigrés, confrontés à la réalité, vivent le
martyre d'un point de vue socioéconomique. Ils ne sont pas à
l'abri du besoin ; pire, ils sont au bord du gouffre et sont abandonnés
à eux-mêmes.
Si la dimension sociale, c'est-à-dire le
désir d'un bien-être social, est fatalement liée aux
projets d'immigration dans leur majorité, il faudrait se demander
comment on en est arrivé là. En effet, ce piège parfois
infernal dans lequel sont pris les immigrés les surprend parce que ce
n'est pas ce qui a été pensé ou alors construit à
la base. De l'Occident, ils n'ont très souvent qu'une image
biaisée, très éloignée de la réalité.
Gérard Keubeng pense que
L'Occident donne en effet une image que l'on
rapprocherait volontiers à celle qu'offraient les murs de la cité
des dames de Christiane de Pizou au moyen-âge, une sorte de Bastille
à prendre à tous les prix et par tous les moyens. Parce qu'elle
est le symbole de la réussite de par son développement
économique offrant de ce fait une certaine aisance matérielle
à ses habitants. La France est pour de nombreux ressortissants d'Afrique
le lieu où l'on ne manque plus de rien. (Keubeng, 2011 :113)
Pourtant, une fois en situation, ils comprennent bien
qu'il n'en est rien. S'en suivent alors des désillusions. Or, en
réalité, cette condition de précarité
socioéconomique devrait être moins surprenante pour un
immigré si celui-ci s'était représenté le
phénomène en prenant en compte tous ses contours. Tout projet
d'immigration qui se veut une tentative d'amélioration de sa situation
sociale et économique, devrait s'inscrire non seulement dans la
durée mais aussi dans l'éventuel. Il est vrai, le lieu
d'arrivée est toujours représenté par opposition à
celui de départ. L'Occident leur apparaît certes comme le lieu de
délivrance de tous les maux, mais il ne faut pas s'attendre à ce
que cette délivrance soit immédiatement effective. D'où la
surprise désagréable de nombre d'immigrés une fois qu'ils
arrivent en terre d'accueil.
Les propos de Gérard Keubeng
susmentionnés tendent à justifier cette surprise. À ce
niveau, on ne saurait en vouloir aux immigrés de se lamenter, de
s'apitoyer sur leur sort, car
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ils ne sont en effet que des victimes de leur
ignorance certes, mais également des caprices d'un Occident qui leur a
donné une image déformée de la réalité.
Thamar est arrivée en Europe dans l'espoir de s'affranchir
économiquement. Si le motif de l'amour voué à son homme
semble s'imposer pour mobile de son départ, on serait tenté de
croire qu'elle ne l'aurait pas effectué si ce n'était pas en
direction de l'Occident, un Occident érigé en terre promise. Une
fois arrivée, après les étincelles de bonheur, la
réalité la rattrape. Elle est abandonnée, elle doit se
prendre en charge. La description qu'en fait le narrateur lorsque Maxime
l'aperçoit est édifiante : « puis, il la vit, trainant la
patte, vêtue d'un grand T-shirt [...] les yeux baissés, ne
semblant pas voir les chaussures d'hommes fatiguées qu'elle portait, qui
baillaient à l'avant. [...] n'auriez-vous pas une pièce ou deux,
monsieur ». (CAC : 130) Voilà la situation
économique de Thamar. Elle est devenue une mendiante. L'euphorie du
départ a désormais laissé place, à la tristesse,
à la misère, à la pitié à son égard.
On peut constater que les immigrés mènent une vie
entièrement à part. Abandonnés à leur propre sort,
pris dans le filet de la réalité, ils n'ont pas les moyens de
mener une vie décente. Leur quotidien frise l'enfer. Toutefois, le fait
pour l'immigré de se retrouver seul, abandonné à
lui-même, peut constituer un obstacle à son épanouissement,
selon les cas.
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