II.2.2 Assurer le juste équilibre
La volonté de demeurer en Occident par tous les
moyens peut aussi s'expliquer par un désir intrinsèque de
maintenir l'équilibre des choses. En effet, Jende est chef de famille et
a encore des parents vivants. On sait tous que dans la tradition africaine, un
homme d'un certain âge est appelé à prendre soin, en plus
de sa famille nucléaire, de celle dont il est issu. Et le fait
d'être en Occident constitue la cerise sur le gâteau. S'il est vrai
que « le pays d'accueil n'est pensé que par rapport et en
confrontation symbolique avec la terre natale » (Fandio, 2011 : 19), il va
sans dire que la grande famille de l'immigré, restée au pays
natal, voit en lui la source de toutes les bénédictions car il
s'en est allé dans ces horizons ou il n'y a point de souffrance et
où il suffit de se «courber pour ramasser l'argent
»33. L'immigré a une obligation d'entretenir ce
rêve. Il n'était par exemple pas concevable de voir Thamar envoyer
son fils au Mboasu sans envoyer quelques sous de temps en temps. Même
s'il est possible que cela n'aurait constitué aucun problème pour
sa mère à elle, Thamar avait l'obligation de le
33 Lire à cet effet
Le Paradis du Nord de Jean Roger Essomba.
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faire car elle incarne auprès des siens
restés au Mboasu, le bonheur, la richesse. Il en va de même pour
Jende. Il se confie à son patron en ces mots :
je remercie le bon Dieu tous les jours de m'avoir
offert cette opportunité, Monsieur, [...] je remercie le bon Dieu, et je
crois qu'en travaillant dur, un jour, j'aurai une bonne vie ici. Mes parents
eux aussi auront une bonne vie au Cameroun. Et mon fils, en grandissant,
deviendra quelqu'un, peu importe qui. Je crois que tout est possible quand on
est Américain. Vraiment, Monsieur, je le crois. Et en toute
vérité, Monsieur, je prie pour qu'un jour, en grandissant, mon
fils devienne un grand comme vous (VVR :
57).
De ces propos de Jende, il ressort deux choses. D'une
part la conviction qu'être en Amérique lui ouvre les portes de la
réussite, et, d'autre part, la conscience que beaucoup de personnes
comptent sur lui pour s'épanouir. Il n'est donc pas question qu'il
renonce. Il y a une sorte d'image de l'ailleurs à
préserver.
Cette volonté de préserver l'image, on
la retrouve aussi chez Antoine. Seulement, avec lui, il ne s'agit que d'une
image personnelle que l'ailleurs a voulu détériorer. En effet,
les passages d'Antoine au Mboasu n'ont pas été des parties de
plaisir. Il les considère d'ailleurs comme l'expression de la haine de
sa mère à son égard. Pris dans ce sens, cet ailleurs qui a
pourtant été clément avec son frère Maxime qu'il
déteste et que sa mère, d'après lui, a toujours
aimé, n'a pu que lui vouloir du mal, le détruire. Alors, il n'est
pas question de baisser les bras, pas dans le sens de Thamar et de Jende, mais
de garder des raisons de sourire face à cet ailleurs et tous. Et son
rêve de reprendre goût à la vie, de regagner du sourire, un
sourire longtemps perdu entre l'internat et ces broussailles du Mboasu,
deviendra réalité : « Bientôt, on vit
snow34 en première page des journaux, sur les podiums des
défilés où ses performances dans le rôle du servant
furent très applaudies. [...] comme prévu par le créateur,
certains osèrent même prononcer le mot de génie » (CAC
: 163). Antoine réalise son rêve, celui d'échapper à
la triste réalité dans laquelle l'avait plongé le refus
d'amour de sa mère et le départ de son
frère35.
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