II. Les personnages en situation d'immigration : entre
tourments et affirmation de soi
Tout immigré est une histoire. Au-delà
de cette personne qu'on retrouve dans les rues d'un pays n'étant pas le
sien, venue à la recherche de la terre promise, se cache toute une
histoire. Celle-ci est à la fois l'histoire de ses déboires et
espérances dans son pays de départ et celle de toute une famille
dont les espoirs reposent sur lui. En effet, la conception de l'ailleurs tel un
eldorado a fait en sorte qu'à partir du moment où quelqu'un opte
pour l'immigration, ses proches voient en lui une lumière censée
éclairer la sombre obscurité dans laquelle il les a
laissés. La vie dure qu'il embrasse en Occident lui montre combien il
est difficile de supporter les attentes placées en lui. Désireux
de ne pas manquer à cette
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obligation, sa vie devient une bataille au cours de
laquelle le pays laissé et le pays rêvé sont mis en
confrontation.
II.1 Les comparaisons incessantes
L'immigré ne cesse de comparer la situation
qu'il vit dans son présent avec celle d'avant son statut
d'immigré. Cette comparaison s'opère sur tous les plans : social,
développemental et sentimental. L'objectif est non seulement de se
convaincre de ce que la décision prise était la meilleure, mais
aussi de trouver des motifs de satisfaction lui permettant de garder la
tête haute dans cette bataille qu'est désormais sa
vie.
II.1.1 Sur le plan social
Plusieurs immigrés dès leur
arrivée dans ce qu'ils considèrent comme leur nouveau pays
plongent dans le jeu des comparaisons. Ils comparent sans cesse leur situation
sociale du pays de départ à celle qu'ils vivent et envisagent de
vivre dans le pays hôte. En effet, ils ne sont pas très nombreux
ces immigrés dont la gêne se fait ressentir à peine
débarqués. Toute arrivée est généralement
pleine d'enthousiasme. L'euphorie du départ est souvent encore
présente dans les premiers jours en terre d'accueil. L'immigré
est façonné par son entourage et est convaincu que la
réalisation de ses rêves ne tardera pas. Cela fait en sorte que
les pensées sont constamment tournées vers le pays laissé
dans le but d'effectuer des comparaisons. Elles constituent pour eux,
dès le début, une forme d'encouragement, de refus de
l'échec car jusqu'ici, le pays laissé représente le lieu
de tous les échecs, de tous les déboires contrairement au pays
d'accueil, synonyme de toutes les espérances, le lieu où
l'impossible devient possible. Le premier élément mis en balance
dans la comparaison est d'ordre social. Ces immigrés rapprochent leur
niveau social d'antan, non pas avec le niveau présent mais plutôt
avec celui futur. Pour eux, le simple fait d'être déjà
parvenus dans l'espace rêvé est un gage de réussite. Les
pays dits du nord calquent leur perception des immigrés sur l'image
qu'ils ont bâtie de leur terre de provenance, c'est-à-dire des
êtres de basse condition sociale. Vu que les immigrés, à
partir du moment où ils rêvent de ces pays, assimilent les leurs
à la pauvreté, la souffrance, le siège des échecs,
de l'impossibilité de réussite, en partir et se retrouver en
Occident est synonyme d'affranchissement, de réussite, de gage d'un
lendemain meilleur. Comparer les deux espaces et se convaincre d'avoir
opté pour le bon, l'unique d'ailleurs, les conforte et les rend
heureux.
Jende jauge la vie sociale au Cameroun et celle aux
États-Unis en examinant les possibilités de réussite dans
chacun des deux espaces. Le résultat est sans appel :
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mon pays n'est pas bon, Monsieur,
commença-t-il. Il n'a rien à voir avec l'Amérique. Si
j'étais resté dans mon pays, je ne serais rien devenu du tout. Je
serai un rien du tout. Mon fils serait devenu un homme pauvre comme moi qui
suis devenu pauvre comme mon père. Mais en Amérique, monsieur, je
peux devenir quelqu'un. Je peux même devenir un homme digne de respect.
Mon fils peut devenir un homme de respect » (VVR : 49).
La manière dont Jende agence ces arguments est
très significative. On a au départ la marque de la
négation « n'a rien ». Cette négation situe les deux
lieux à des extrémités bien distinctes : le Cameroun et
l'Amérique n'ont rien de semblable. Nous avons ensuite le choix des
temps verbaux et des verbes. Le conditionnel passé (première
forme) domine lorsqu'il parle de ce qu'aurait été sa vie au
Cameroun. « serais rien devenu » « serais resté un rien
» ; « serais devenu pauvre ». À travers ces constructions
verbales, Jende avoue implicitement être déjà devenu
quelqu'un. Affirmer qu'il peut le faire revient à montrer que cela ne
dépend de rien d'autre que de lui-même. Sa réussite est
certaine car lui seul a le contrôle des choses. Cela justifie à
suffisance le principe énoncé plus haut, selon lequel dans
l'état d'esprit de l'immigré, quitter son pays natal
équivaut à fuir la misère ambiante ; et se retrouver dans
un pays rêvé, embrasser le bonheur, la richesse ; être riche
tout simplement.
Un autre aspect de la vie sociale mis en comparaison
ici par Jende a trait à la répartition des biens. Les pays du
Sud, le sien notamment, ne mettent pas en place un système
équitable de répartition des richesses. Une poignée
seulement en profite. Expliquant à son patron Edwards les raisons de son
refus de rester à Limbé, il dit :
dans mon pays, pour devenir quelqu'un, il faut
déjà être quelqu'un quand vous naissez. Si vous ne venez
pas d'une famille riche, ce n'est pas la peine d'essayer. C'est comme
ça, c'est tout monsieur. Une personne comme moi, vous voulez qu'elle
devienne quoi dans un pays comme le mien ? je suis parti de zéro pas de
nom. Pas d'argent. Mon père est un homme pauvre. Le Cameroun n'a rien
[...] l'Amérique a quelque chose à offrir à tout le monde
monsieur. Regardez Obama32, monsieur, qui est sa mère ? qui
est son père ? ce ne sont pas des gens importants du gouvernement. Ce ne
sont pas des gouverneurs, pas des sénateurs en fait, monsieur, j'ai
entendu dire qu'ils étaient morts. Et regardez Obama aujourd'hui. Cet
homme ; un homme noir sans père ni mère qui essaye de devenir le
Président d'un pays ! (VVR : 49-50)
Jende oppose une fois de plus, à travers cette
comparaison, la réussite sociale dans sa terre natale à celle de
son pays d'accueil. Cette conception est toutefois fausse et témoigne en
partie du culte du défaitisme que célèbrent la plupart des
immigrés. Car du moment où l'idée
32 Président des États-Unis
d'Amérique de 2008 à 1016. L'histoire débute dans ce roman
à partir de 2007 et s'étend sur quelques
années.
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du départ s'installe en eux, ils
détestent leurs terres d'origine et tout ce qui s'y trouve. Mais ses
propos laissent croire que si la réussite sociale à Limbe
était possible comme aux USA, il n'aurait jamais
émigré.
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