I.2.3 La place du souvenir dans le quotidien des
immigrés
Face à cette rigidité du pays d'accueil
faisant des immigrés des personnages situés dans cet espace de
l'entre-deux, ce dernier nourrissant à son tour, en eux, ce sentiment de
non-appartenance total à l'un ou l'autre espace, ils optent pour le
souvenir comme échappatoire, ou encore moyen de revendication d'un
espace qui leur serait acquis. « Qu'ont à leur offrir ces espaces
dysphoriques et oppressants en échange des espaces euphoriques
fantasmés qui meublent leurs rêves ? » s'interroge Flora
Amabiamina (2017 : 202 ), montrant la raison que brandissent les
immigrés pour justifier leur théorie de l'ailleurs ou rien. Les
deux espaces que la critique oppose (dysphorique et oppressants / euphoriques
et fantasmés) sont intéressants ici car ils connotent la
dialectique de l'ici et l'ailleurs ; et ne prennent sens que relativement
à la condition de l'immigré. Au moment où ils sont encore
dans leur pays natal, les immigrés se représentent cet espace de
façon dysphorique et oppressante et l'Occident tel un espace «
euphorique ». Or, à partir du moment où ils foulent
l'ailleurs et qu'il leur est inaccessible, qu'ils ne peuvent comprendre ses
codes, la représentation des espaces s'inverse.
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Le lieu longtemps euphorisé devient dysphorique
et celui autrefois dysphorique, se positionne en une voie de sortie ; une voie
d'échappement. À défaut de pouvoir le rejoindre, le plus
tôt possible, le souvenir joue le rôle de médiateur. Il leur
permet de renouer avec cet espace qu'il ne faut pas oublier, surtout lorsque
l'ici pourtant convoité devient dysphorique.
Lise Mba Ekani pense que : « contre l'oubli, le
souvenir surgit comme une nécessité absolue. Le souvenir,
défini d'une manière générique comme la
présence à l'esprit d'une image qui n'existe plus, est une notion
qui charrie de nombreux éléments. Se souvenir c'est non seulement
accueillir, recevoir une image du passé, c'est aussi la chercher, «
faire » quelque chose » (2011 :35). Pour elle, évoquer le
souvenir revient à éclairer la mémoire, l'histoire et le
temps. Ceux-ci surgissent à la fois « au niveau des
mécanismes d'accumulation qu'au niveau du processus de recomposition des
représentations » (Ibid.). Le souvenir
apparaît pour l'immigré tel un motif de (re)création d'un
espace perdu/désiré. Le pays d'origine, espace de tous les maux
au moment d'une représentation chimérique de l'ailleurs, devient
le lieu du salut. S'en souvenir est en quelque sorte un moyen de
reconquête. Il donne à l'immigré l'impression d'avoir, lui
aussi, quelque chose à faire valoir, quelque chose qu'il
possèderait de façon intrinsèque et que la confrontation
entre les deux espaces permet enfin de révéler. De Thamar
à Jende en passant par Antoine, tous optent pour ce moyen, le souvenir
comme tentative d'effacement des préjudices subis et de (re)construction
d'un espace enviable et acquis. Lorsque Thamar se souvient de ses années
d'enfance passées au Mboasu et du traitement de reine auquel elle y a eu
droit, on peut voir en cet acte un moyen pour elle d'échapper à
la réalité de misère à laquelle elle fait face en
Occident. Son pays natal, lieu de tous les malheurs au moment où naquit
son projet de départ, devient un lieu de convoitise. Il en est de
même pour Jende. Il ne cesse de se souvenir de son Limbé natal. Et
ces souvenirs ne surgissent que quand les choses semblent aller de travers dans
son nouveau pays.
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