I.2.2 Les immigrés en proie aux regrets
Les regrets constituent un autre aspect de ce
sentiment de non-appartenance qui favorise la crise identitaire des
immigrés. Déçus de ne pouvoir pas faire corps avec cet
ailleurs longtemps rêvé, ils nourrissent des regrets
vis-à-vis de leurs pays de départ. À présent, ce
pays redevient un endroit lointain, un lieu qui semble, lui aussi, leur
échapper. Seulement, il ne s'agit pas d'un regret affirmé, mais
d'un regret voilé. Lorsque Jende par exemple dans sa conversation avec
Edwards, son patron, lui parle de Limbé, on y perçoit beaucoup de
nostalgie. Il dit :
Limbe est une ville où il fait si bon vivre.
Vous devez vous rendre là-bas un jour Monsieur. En toute
vérité, Monsieur vraiment, il faut y aller [...] vous pouvez
être n'importe qui, venir à Limbé pour une nuit ou pour dix
ans, être gros ou petit, vous êtes heureux d'être
arrivés là. Vous sentez le souffle de l'océan qui parcourt
de kilomètres pour venir vous saluer. Ce souffle est si doux et
là, vraiment, vous avez l'impression que cette ville près de
l'océan que l'on appelle Limbé est unique au monde » (VVR :
46-47).
Cette nostalgie qu'éprouve Jende en parlant de
sa ville natale n'est que la face visible d'un sentiment beaucoup plus profond.
Limbé, dans ses dires, connote un espace attractif, un lieu où il
fait bon vivre, un endroit agréable à contempler. Alors, la
question que son patron lui pose est celle de savoir pourquoi un individu
peut-il se permettre de quitter un endroit aussi attrayant. La
réalité est toute autre. Jende est convaincu que Limbé
n'aurait pas pu lui offrir tout ce qu'il désirait. Néanmoins,
faute de pouvoir réaliser ses rêves dans son nouveau pays, il se
représente son Limbé natal. Le fait de parler de Limbé en
de si bons termes est une volonté pour lui de réaliser, de
façon mentale, ce qu'il n'a pu faire de façon réelle,
c'est-à-dire avoir une vie, reflet de la beauté de sa ville
natale. Boubacar joue également un rôle important dans la
construction de ce sentiment chez Jende. Son pragmatisme, teinté d'un
optimisme de façade, fait prendre à Jende la mesure de la
difficulté, de l'inaccessibilité à ses rêves. «
Tu dis que l'Amérique ne t'a pas accepté [dit-il à Jende]
eh, je te crois. Parfois j'ai l'impression que
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c'est pareil pour moi. L'Amérique c'est l'enfer
parfois, je sais ça [nous soulignons] j'ai souffert depuis le jour
où je suis arrivé en Amérique, je te le dis-moi »
(VVR : 358).
L'attitude de Jende, suite à ces propos,
renseigne sur ses états d'âme : « il éclata de rire,
mais un rire dans lequel pesaient cette fois toutes les difficultés.
» (Ibid.) Jende regrette, mais ne saurait
l'avouer ouvertement, de s'être embarqué dans cette aventure aux
issues incertaines. Il a conscience que « même [s'il] obtenait ses
papiers [...] étant un homme noir immigré, jamais il ne sera en
mesure de gagner un salaire qui lui permettrait de vivre la vie dont il
rêvait. » (Ibid.). Toutefois, l'attitude
de Jende rompt avec celle de son épouse. À défaut de se
faire accepter par l'Amérique, de devenir citoyenne américaine,
elle veut voir son fils le réaliser ce rêve ; elle fait une
projection sur ce dernier. Elle est prête à tout afin de rendre
cela possible. Au pasteur qui veut comprendre ce désir en lui demandant
si elle n'aura pas à regretter ses agissements, elle répond
« je ne vais pas le regretter [...] je ne vais pas regretter de laisser
mon fils pour qu'il devienne citoyen américain, qu'il grandisse...
» (VVR : 365). Voir son fils devenir américain constitue pour elle
un motif de satisfaction. Elle se voit en cet enfant et souhaite que ce dernier
puisse porter une marque qu'elle n'a pas pu avoir.
Antoine également développe des regrets.
Ceux-ci sont dus à l'hostilité de son pays d'accueil. Il regrette
d'avoir quitté son pays natal, même si, contrairement aux Jende,
il y a été contraint. Pour lui « tout valait mieux que
[l'Afrique] » (CAC : 127) et « en réalité, il ne
pensait [plus] fouler à nouveau le sol du Mboasu »
(Ibid.) une fois qu'il le quitterait.
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