I.2 Le sentiment de non-appartenance des personnages
Les perpétuelles crises identitaires et le
manque constant de repères dans lesquels les immigrés se
retrouvent concourent à faire naître en eux un sentiment de
non-appartenance. Celui-ci s'exprime non seulement à l'égard de
la nouvelle société qu'ils n'arrivent toujours pas à
cerner, mais aussi vis-à-vis du pays laissé derrière eux.
Dans ce deuxième cas, ce sentiment est doublé du regret d'avoir
abandonné un «ici» dont ils avaient plus ou moins la
maîtrise, pour un ailleurs capricieux, prêt à leur refuser
la main qu'ils lui tendent.
I.2.1 Un ailleurs hostile
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Le sentiment de non-appartenance qui se
développe chez les immigrés naît d'une part d'une non
maîtrise des codes que l'ailleurs leur impose, des barrières
infranchissables qu'il dresse devant eux. En effet, s'il est vrai que tout
projet d'immigration implique de la part de l'immigré d'avoir un mental
haut, prompt à franchir les obstacles qu'il aurait à croiser en
chemin, il reste que ce dernier ne s'attend pas beaucoup à franchir des
obstacles toute sa vie durant. Sa nouvelle terre, vue autrefois tel un ailleurs
dont il ne parlait qu'en s'en faisant des représentations, devraient
logiquement cesser d'être un ailleurs pour devenir un « ici »
dès le moment où il y a posé les pieds. Cela ne se passe
toujours pas de la sorte. La réalité décevante le rattrape
et lui échappe, et ce dernier prend conscience que cet
«ailleurs-ici» n'est pas le sien. Thamar, au Mboasu, a
rêvé de la France tel un pays de bonheur, un pays où elle
pourra mettre fin à ses années de galère et qui lui
offrira ce que son pays natal n'a pas pu (ou su) lui offrir. Avec ces
convictions, elle a pris le chemin de l'Europe où elle fait la rencontre
de son amant Pierre, l'incarnation du bonheur à ses yeux. Si les
débuts ont été plus ou moins festifs et heureux, cet
ailleurs rêvé aura tôt fait de lui montrer un visage
différent. En effet, Pierre, indépendamment de sa volonté,
cesse d'être cette incarnation du bonheur de Thamar. On peut lire
à ce sujet que :
l'homme [entendu Pierre] avait, depuis peu, des ennuis
de santé, des difficultés rénales qui le clouaient au lit.
Il semblait souffrir, mais tenait farouchement à ne pas mourir,
s'accrochait. Sa mère [Thamar, mère d'Antoine], qui avait
envisagé des études, des voyages, une vie normale [nous
soulignons], se retrouvait dans la position de garde-malade, privée de
gages. Ses sorties se limitaient aux courses, aux rendez-vous chez le
médecin [...] Thamar se fanait à vue d'oeil, ne demeurait aux
côtés de cet homme que pour l'argent, celui qui payait le
pensionnat, les billets d'avion vers le Mboasu » (CAC,
125-126).
Par ce passage, on comprend que le bonheur de Thamar
disparaît peu à peu. L'amour et l'enthousiasme du départ
ont laissé place à l'intérêt. Elle agit
désormais par intérêt. Si vis-à-vis de cet homme
Thamar ne trouve que ses intérêts pour justifier sa
présence à ses côtés, on peut clairement comprendre
que ce bonheur a changé de camp. L'intérêt qu'elle tire de
sa présence, malgré elle, aux côtés de cet homme, ne
saurait combler ce bonheur auquel elle aspirait. La dimension mentale est donc
importante ici. D'un point de vue matériel, la situation de vie de
Thamar ne change pas radicalement jusqu'ici car elle a toujours cette
possibilité, venant de lui, de payer le pensionnat de son fils, son
billet d'avion pour le Mboasu. En revanche, ses petites gâteries à
elle et son épanouissement lui manquent certainement. Elle ne saurait
être heureuse, au-delà de tout, de vivre cette situation dans
laquelle elle est privée d'un immense bonheur. Cet ailleurs, autrefois
synonyme de félicité,
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s'érige en un lieu de peine, un lieu où
tous les stratagèmes sont nécessaires pour maintenir son bonheur,
fût-il apparent.
La situation est relativement la même avec les
Jende. Ceux-ci rêvaient de mener une vie paisible en Amérique, d'y
réussir. Ce pays qu'ils ont érigé en un univers du bonheur
leur montre qu'il n'est pas le leur, qu'il ne l'a jamais été. Si
avec Thamar, il y avait une quête d'intérêt lui donnant une
raison de s'accrocher, ça sent plutôt le désespoir avec
Jende. Sa situation a d'importantes répercussions sur sa santé,
sur son être. Se confiant au médecin, il affirme (VVR : 340)
:
mon père vient de mourir et je n'ai pas pu
aller à son enterrement. Quelle plus grande honte peut-il avoir pour un
fils aîné ? [...] j'ai une femme et deux enfants à nourrir,
habiller et loger [...] je m'oblige à la plus grande des rigueurs
concernant mes économies, pour être prêt quand le pire
viendra, mais je me demande pourquoi toutes ces économies ? Le pire est
arrivé, et mon dos se brise. Oui, docteur, je peux dire qu'il y'a des
facteurs importants de stresse dans ma vie.
Ces difficultés liées à sa
condition d'immigré concourent à engendrer en lui un sentiment de
résilience. La société américaine est bien plus
dure qu'il ne l'avait pensé et il se retrouve perdu entre d'une part ce
pays où il espérait mener sa vie et celui qu'il a quitté
du fait de la dureté de la vie et de quasi impossibilité d'y
réussir, d'autre part. Cependant, il y a un écart dans la
perception de ce sentiment de non-appartenance dès lors qu'on
s'intéresse à l'autre versant de l'immigration,
c'est-à-dire à l'immigré parti de l'Occident pour
l'Afrique. Le cas d'Antoine est révélateur. Ce sentiment ne
s'impose pas à lui, contrairement aux cas susmentionnés. Il le
construit lui-même. « Il détestait ce territoire où
tout était dégoûtant de la plus petite fourmi jusqu'aux
habitants, ne supportait pas les pluies torrentielles et sans fin, la
présence constante d'autres enfants » (CAC : 125). Antoine se
refuse de faire corps avec ce territoire. Cet écart d'avec les cas de
Thamar et de Jende trouve sa justification dans la situation de chacun au pays
de départ. Dans le pays de départ de Jende, « pour devenir
quelqu'un, il faut déjà être quelqu'un quand vous naissez
» (VVR : 49). Jende est convaincu que, resté dans son pays, il
« ne serait rien devenu du tout. »
(Op.cit.48) il serait « resté un rien du
tout » (Ibid.). Chez Thamar, « les habitants ne possédaient
rien de signifiant, on pouvait penser que l'air lui-même serait
bientôt rationné (CAC : 170).
Il y a à la base, chez Thamar et Jende, une
volonté réelle de fuir ce lieu, cet « ici »,
incarnation de la misère. Thamar, davantage que la misère, fuit
cette terre qui l'a quasiment dépossédée d'elle-même
; qu'y a-t-il de plus violent pour la femme que de se faire violer et d'en
récolter un fruit ? La preuve en est qu'elle va rejeter les fruits de
ces viols et ne donnera des nouvelles à sa mère qu'après
près de dix ans lorsqu'elle voudra que celle-ci s'occupe de
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son fils. Or avec Antoine, son « ici »
connote le confort, la paix, la sécurité, « ces
contrées rêvées, inaccessibles aux simples mortels »
(CAC : 35) et l'ailleurs, un espace douteux. Son
premier passage en Afrique conforte cette hypothèse et il hisse des
barrières entre ces deux lieux, au point de ne plus vouloir entendre
parler d'un endroit autre que sa France natale. Le sentiment de
non-appartenance chez lui est à la limite naturel relativement à
ce que connote l'ici et l'ailleurs, pourtant, il s'impose à Jende et
à Thamar, du fait de leur non-maîtrise des ambigüités
de ces espaces.
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