I.1.2 Les identités-éclairs30
30 À la
différence de la notion d'identité même, entendue entre
autre comme la marque propre à un individu, nous proposons cette
expression ici pour désigner ces habitudes et agissements
circonstanciels qu'adoptent les immigrés.
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L'identité vue sous le prisme de «
l'identitaire », de la réponse à la question « qui
suis-je ou qui sommes-nous ? », se présente sous plusieurs formes.
Plusieurs chercheurs se sont intéressés à cette notion, et
les différentes formes qu'ils établissent varient d'un auteur
à l'autre. Certains parlent d'identité personnelle, subjective -
pour représenter cette forme d'identité propre à une
personne - d'autres, d'identités sociales, plurielles, collectives, ou
communautaire pour désigner celle propre à un ensemble de
personnes à la fois. À contrario, on entend moins parler de
l'identité personnalisée et socialisée, car ce sont deux
formes nouvelles que nous examinons ici. Nous les rangeons dans ce que nous
nommons les « identités-éclairs », et qui, à la
différence de l'identité entendu comme une marque propre à
l'individu, sont plutôt des constructions circonstancielles. Beaucoup de
théories présentent l'identité sous forme d'une
superpuissance, une force enveloppant l'individu (dans la perspective de
l'identité individuelle) ou la communauté (identité
collective). Or ces deux formes nouvelles que nous venons d'évoquer
tendent à rompre avec cette perception
Pour définir l'identité
personnalisée, revenons d'abord à ce que pense Delplanck de
l'identité individuelle. Selon lui, « sur le plan individuel, elle
[l'identité] s'impose à l'individu, elle le situe dans l'espace
et dans le temps, dans une généalogie, dans un contexte
historique et social. Elle échappe à toute détermination
par le sujet lui-même. » (Id. : 67). On
comprend par-là que l'identité individuelle s'impose à
l'individu. Elle est sa marque de fabrique, elle parle en lui.
L'identité personnalisée se veut l'inverse. Elle répond
à la question de savoir de quelle manière l'individu se voit, se
dit, se fait dire. Elle n'est définissable que par la relation de
l'individu avec lui-même. Elle résulte parfois de la somme des
expériences de l'individu. L'identité personnalisée n'est
donc pas individuelle. Elle est même plurielle dans la mesure où
un seul et même individu est différent dans des situations
données. Prenons le cas d'Antoine. Il est un personnage antipathique,
pourrait-on dire. Son attitude vis-à-vis de sa mère le montre
à suffisance. Lors de l'une de ses visites à sa mère,
celle-ci
se demandait si au moins elle pouvait lui dire
bonjour mouna comme elle en avait envie, même
s'il ne vivait que pour la déshonorer. Il coupa court à ce
questionnement en l'apostrophant : Thamar, te voilà enfin !
Je n'ai pas que ça à faire. La prochaine fois,
débrouille-toi pour que je n'aie pas à t'attendre. L'ayant
toisé de la tête aux pieds puis en sens inverse, il conclut,
jamais à court de fiel : je me demande ce que tu fais avec le fric que
je te donne. Regarde de quoi tu as l'air. On enferme des gens pour moins que
ça.... (CAC : 28).
Antoine ici affiche l'image d'un être
méchant, manquant d'empathie. Il est ainsi dirait-on,
intrinsèquement méchant or cette attitude ne suffit pas à
le définir car elle n'est rien d'autre que ce qu'il veut laisser voir.
Il montre à sa mère le monstre qu'elle a fabriqué en
lui
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refusant son affection, en l'abandonnant. Cela est
d'autant plus vrai que, lorsqu'il est avec ses amis, il fait tout pour montrer
(et préserver) une autre image de lui. Celle-là « elle
devait demeurer conforme à ses besoins, en imposer suffisamment pour
suffisamment dissimuler les failles qui le traversaient »
(Ibid. 116) Antoine feint puisqu'il ne veut pas que
cet entourage décèle ses blessures qui sont
profondes.
On constate qu'Antoine représente deux
personnes distinctes dans deux situations différentes. À
l'inverse de Ces âmes chagrines, cette forme
d'identité n'est vraiment pas perceptible dans Voici venir
les rêveurs. Cela peut se justifier par une raison
principale : les personnages centraux du second roman mentionné
contrairement à Antoine dans le premier, sont plus
préoccupés par un désir d'intégration, de
conformité avec leur société d'accueil. Ils sont
appréhendables sous le prisme de l'identité
socialisée.
Analysant ce qu'il nomme « identité
collective », Wittorski (2008) pense que « [sa] constitution pour un
groupe semble répondre d'abord au besoin de se défendre
vis-à-vis des contraintes qui lui sont imposées, mais aussi de
revendiquer une définition autonome de son propre projet d'existence et
afin d'être reconnu dans l'espace social. » (2008 :154).
L'identité collective pose ici le problème d'une minorité
au sein d'un grand ensemble. Ainsi, les personnes décident de s'unir
pour regarder dans la même direction parce qu'elles sentent le besoin de
préserver une chose à laquelle elles accorderaient de
l'importance et pour laquelle le grand ensemble, la supra-collectivité,
constitue un obstacle. Autrement dit, il y a identité collective parce
que les membres s'identifient à quelque chose de commun. Le socle d'une
identité collective « c'est à la fois la
représentation commune que les membres se font des objectifs ou des
raisons constitutives d'un regroupement. » (Freud, 1979 :74, cité
par Wittorski). On parle d'identité collective lorsque les membres d'une
collectivité31 défendent et/ou présentent tous
quelque chose. L'identité se définit ici par la chose
présentée et/ou défendue. Il y a à ce niveau une
légère différence avec ce que les sociologues nomment
« identité sociale », liée à l'histoire d'une
société. Dans l'un ou l'autre cas, l'action sociale et collective
prime.
L'identité socialisée ne s'oppose pas
totalement à l'identité sociale ou collective, mais semblent
mieux définir les immigrés en situation d'immigration.
L'identité socialisée est celle que l'individu se fabrique pour
s'intégrer à un milieu, l'ensemble des agissements et contraintes
auxquelles il se soumet. D'aucuns emploieraient volontiers
l'expression « volonté d'intégration ». Seulement,
l'intégration dans sa conception n'exige pas une quête sur tous
les
31 Ça peut être une ehtnie.
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plans de la société. Pourtant
l'identité socialisée se veut une véritable socialisation
de l'immigré. Cette forme d'identité est très
prégnante chez Imbolo Mbue. Arkamo et Neni permettent de le
vérifier. Le premier, « grâce à sa soeur qui avait
obtenu les papiers et avait déposé une demande pour lui »
(VVR : 95) a obtenu des papiers. Il explique à
Jende en quoi il est simple de « décrocher un prêt immobilier
» (Ibid.) il a des contacts dans le domaine, il
maîtrise les contours, bref, il est [déjà]
socialisé. Neni pour sa part est consciente de ce que représente
le moindre écart de comportement dans sa nouvelle société.
Elle veille « à ne pas lui [à Jende] faire honte. Rien ne
pouvait l'embarrasser davantage que des noirs se ridiculisant en affichant le
comportement que les blancs attendaient » (Op.cit.
105).
Le problème ici - et qui constitue d'ailleurs
un handicap pour l'immigré -, réside dans le fait que ces formes
d'identité qu'il incarne sont en quelque sorte des
identités-éclairs. Autrement dit, les immigrés n'arrivent
pas à perdurer dans cette logique identitaire construite
généralement sous le poids des contraintes. Il va de soi qu'il se
forme en eux une espèce de tension, celle-ci leur rappelant incessamment
de répondre à la question de savoir ce qu'ils sont
réellement, la façon dont ils se définissent. Cet
état de tension ne pourra évidemment nourrir en eux qu'un
sentiment de rejet, de frustration, de non-apparence. Car, défendre une
identité est un choix purement personnel. Il y a des personnes qui
refusent des identités, du fait de leurs goûts, leurs jugements,
leurs convictions...
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