III.1.1 L'angoisse morale
Contrairement à l'image que les immigrés
vendent à leurs congénères restés au pays
natal23, leur situation réelle est toute autre. Le personnage
immigré manque généralement de stabilité
psychologique car, « il est pris dans l'engrenage d'une vie sociale aux
antipodes de ses origines sociales et culturelles » (Farah, 2011 : 211).
Cette angoisse, selon Farah, est due au choc qui naît de la rencontre
entre deux horizons fondamentalement antithétiques : «l'Occident
avec sa modernité et l'Afrique avec ses traditions »
(op.cit. : 211).
Ce sentiment d'angoisse profonde pousse les
immigrés à vouloir de temps à autre, établir une
sorte de comparaison entre le pays laissé derrière et ce nouveau
pays qui leur refuse plus ou moins son hospitalité. On observe ce
phénomène chez Jende de plusieurs façons.
Déjà, face à la difficulté de trouver un emploi
dans ses débuts aux USA, il se souvient de tous les emplois qu'il a pu
occuper à Limbé. Cela constitue pour lui un CV qui tient lieu de
symbole et tend à lui conférer une certaine
notoriété que son pays d'accueil tend bien à lui refuser.
Il se définit en quelques lignes, à travers ses emplois
exercés dans son pays natal, en tant que :
Fermier, responsable du labourage des terres et de la
bonne santé des récoltes, cantonnier chargé de
préserver la beauté et la rutilance de la ville de Limbé ;
chargé de vaisselle dans un restaurant [...], veillant à ce que
les clients mangent dans des assiettes sans traces ni microbes ;
23 Le roman Le paradis du Nord
de Jean Roger Essomba (Paris, Présence Africaine, 1996)
décrit clairement ce phénomène.
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taximan officiel [...] responsable du bon acheminement
des passagers. (VVR : 11)
Cette description de son expérience
professionnelle au-delà de constituer un atout dans la quête d'un
nouvel emploi, est semblable à une béquille sur laquelle il prend
appui face aux difficultés sociales qui le hantent. Ce mal être
multiforme provoque chez l'immigré un sentiment d'angoisse. On retrouve
ce phénomène dans Ces âmes chagrines
où des personnages vivent dans la peur permanente de se
faire contrôler ou de se voir expulser vers leur terre d'origine. S'ils
sont nombreux ces immigrés qui vivent dans l'angoisse, rappelons que
celle-ci se manifeste de manière différente d'un immigré
à un autre.
III.1.2 Les manifestations de l'angoisse chez
l'immigré
Si la manifestation de l'angoisse de Jende est la
volonté de comparer sa situation (celle de l'immigré) d'antan
à celle d'aujourd'hui, c'est-à-dire ce qu'il vit dans son nouveau
pays24, elle est toute autre dans Ces âmes
chagrines. En effet, dans ce dernier roman, les manifestations de
l'angoisse, chez le personnage Thamar, sont plutôt la misère, la
déchéance et les remords. La peinture est beaucoup plus sombre
ici. Si les motifs à l'origine de cette angoisse sont tous relatifs
à un inconfort matériel dans Voici venir les
rêveurs, Ces âmes chagrines
fait voir en cette angoisse, le résultat d'un inconfort non
pas matériel uniquement, mais aussi psychologique. Thamar en est
l'illustration parfaite. Sa vie, ou disons plutôt sa nouvelle vie dans la
rue est un véritable enfer. Elle est de plus en plus inquiète et
angoissée, ce qui la pousse souvent à ressasser son passé.
L'angoisse qui l'anime est liée à sa condition matérielle
d'une part et à l'indifférence qu'elle reçoit de son fils
Antoine d'autre part. En effet, ce dernier manifeste de l'indifférence
vis-à-vis de sa mère. Les mobiles de ses agissements sont plus ou
moins critiquables. L'important à noter ici c'est que cela a le don
d'angoisser sa mère et de la meurtrir dans sa chair. Les propos du
narrateur le confirment :
Il avait rapidement mis un terme à ces
débordements sentimentaux. Thamar ne sourit donc pas. Elle avait fini
par comprendre qu'il ne voulait rien d'autres que la voir dans cette
misère où elle ne se débattait même plus qui
hâterait certainement sa fin. Elle e disait que c'était sa faute
à elle s'il était si dur. N'était-ce pas elle qui en avait
fait un être au sang glacé en le confiant aux étrangers ?
N'était-ce pas elle qui l'avait obligé à quitter
l'Hexagone pour passer ses étés dans un pays où il ne se
plaisait pas ? (CAC : 26)
La situation de Thamar est davantage due à
l'attitude de son fils vis-à-vis d'elle. Elle souffre de savoir que son
propre fils ne lui témoigne, au-delà de tout, aucun brin
d'amour.
24 Le pays dit d'accueil.
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Nous avons donc ici deux personnages épris du
sentiment d'amour, mais avec des mobiles et des manifestations
différentes. Thamar d'une part et Jende d'autre part.
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