IV.1- L'essor du modèle biomédical : une approche
curative et
réductionniste
La résolution des problématiques de
santé invite directement à réfléchir à la
définition de celle-ci. Cette tâche est complexe et il nous
importe de l'aborder par une approche historique qui confronte les
différentes conceptions existantes.
Le modèle biomédical a une approche de la
santé uniquement biologique axée sur le corps humain. Les
caractéristiques biologiques sont donc les facteurs déterminants
dans la définition de la santé. Rapportée à cette
approche, la santé peut être définie comme l'absence de
maladie et le traitement est réservé uniquement au corps
médical.
Ce modèle se développe depuis la
révolution pasteurienne139 avec les vaccins contre les
maladies. Il a dominé toutes les époques jusqu'à notre
ère. En effet, les trente glorieuses ont appuyé ce modèle
en investissant massivement dans l'industrie pharmaceutique et dans la
technologie médicale.
Pourtant, cette approche est critiquée dès
l'Antiquité par les enseignements d'Hippocrate qui lie la santé
à la place de l'humain dans l'environnement. Dans son
Traité des airs, des eaux, des
lieux140, Hippocrate invite les médecins de son
temps à s'intéresser aux causes environnementales (saisons, vents
etc.) dans les villes, aux comportements particuliers, afin de
déterminer les déclenchements possibles de maladie.
Impulsé par le progrès technique et les trente
glorieuses, l'essor de ce modèle a axé sa stratégie sur le
développement de nouveaux processus et établissements à
finalité curative. Ce développement, qui est toujours en vigueur,
s'articule par d'importantes dépenses pour investir dans le
tout-médical. Son approche privilégie la
pathogénèse (recherche sur les maladies) ou le corps humain et
ses organes en négligeant la doctrine Hippocratique. Ce modèle ne
considère pas les aspects extérieurs et ignore les facteurs
clés qui déterminent la santé. Il est confronté,
à l'échelle mondiale, et notamment dans les pays
développés, à une
139 Blanc, « Albert Lévy (coord.), Ville, urbanisme
et santé. Les trois révolutions ».
140 « HIPPOCRATE : Traité des Airs, des Eaux et des
Lieux. », art. déjà cité.
http://remacle.org/bloodwolf/erudits/Hippocrate/eaux1.htm.
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profonde mutation de la nature des problèmes de
santé, ce que de nombreux chercheurs et scientifiques ont
qualifié de transition épidémiologique.141 Par
ailleurs, cette approche est critiquée par le plus grand nombre,
notamment sur son aspect très réducteur142.
Aujourd'hui, malgré les critiques du modèle
biomédical qui n'est plus pris stricto sensus,
les pratiques médicales et politiques se poursuivent pourtant selon
celui-ci. En effet, nous constatons qu'en général, une ordonnance
médicale contient en moyenne 3,4 lignes de
médicaments143. La pratique médicale s'appuyant sur
cette approche exclut donc généralement les causes
environnementales et sociales comme facteurs déterminants de la
santé. « En France, 90 % des consultations de
médecine générale aboutissent à une prescription
médicamenteuse, versus 83 % en Espagne, 72 % en Allemagne et 43 % aux
Pays-Bas»144.
L'usage du médicament conséquent à cette
approche implique plusieurs problèmes. Une contradiction existe, le
médicament monopole pour « faire santé » est
également une source polluante. En effet, premièrement,
l'industrie pharmaceutique est un maillon dans la chaîne de production de
la pollution. Selon Chahnez Antri-Bouzar (Antri-Bouzar, 2017)145,
diverses analyses à proximité des établissements
industriels pharmaceutiques ont révélé la présence
de substances chimiques médicamenteuses dans l'environnement.
Deuxièmement, il existe également une pollution à la
consommation. Lorsqu'un médicament est administré à un
individu, le corps humain ne l'absorbe pas entièrement et des substances
peuvent se retrouver dans les eaux usées. De plus, les stations
d'épuration chargées de les traiter ne peuvent faire
disparaître entièrement les substances médicamenteuses. De
ce fait, elles se retrouvent dans les eaux de surface et plus tard dans les
eaux potables146.
141 Henri Leridon, « La prévention dans la
transition épidémiologique », in La
prévention du risque en médecine: D'une approche populationnelle
à une approche personnalisée, éd. par Pierre
Corvol, Conférences (Paris: Collège de France, 2013),
http://books.openedition.org/cdf/1665.
142 Laurent Chambaud, « Territoires, incubateurs de
santé ? Les Cahiers de l'IAU îdF n° 170-171 - septembre 2014
», s. d.,
https://www.institutparisregion.fr/fileadmin/NewEtudes/Etude_1101/C_170-171_web.pdf.
143 Laurence Auvray et Catherine Sermet, « Consommations et
prescriptions pharmaceutiques chez les personnes âgées: Un
état des lieux », Gérontologie et
société 25 / n° 103, no 4 (2002):
13,
https://doi.org/10.3917/gs.103.0013.
144 David Darmon et al., « Facteurs associés
à la prescription médicamenteuse en médecine
générale : une étude transversale multicentrique »,
Santé Publique 27, no 3 (2015):
353,
https://doi.org/10.3917/spub.153.0353.
145 Chahnez Antri-Bouzar, « La gestion des risques
liés à la pollution médicamenteuse »
(Université Côte d'Azur, 2017).
146 Idem
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Aujourd'hui, plusieurs études contradictoires sur les
effets de la pollution médicamenteuse existent. Certaines indiquent que
les effets sur le corps humain sont faibles. En revanche, d'autres remettent en
cause la méthodologie de telles études car plusieurs points de
méthodologie sont critiquables car elle ne prend pas en compte des
populations à risque (personnes âgées, enfants,
diabétiques etc.).
Enfin, le médicament visant à guérir
peut-être également facteur de dégradation de santé
au sens où un médicament est iatrogène (possède des
effets secondaires néfastes sur le corps). Or, la prise de
médicaments devient un fait de plus en plus commun, que ce soit par
prescription ou par automédication. Par exemple, en France, en 2021,
selon un article d'une revue mutualiste, Viva
Magazine147, «
13.4% de la population a déjà consommé au
moins une fois des benzodiazépines de la classe des anxiolytiques
». Cette classe de médicaments comporte de nombreux
effets secondaires graves comme diverses réactions psychiatriques, des
amnésies, des somnolences voire même des comas. Elles sont donc
responsables de nombreux accidents de la route. Une réponse du
Ministère de la Santé et des Sports à un sénateur
indiquait : « Les résultats, communiqués par
l'AFSSAPS au mois de septembre 2008, sont très proches de ceux de 1998,
soit un taux d'incidence de 3,60 %, entraînant en moyenne 10,29 jours
d'hospitalisation et, toujours par extrapolation, au niveau national, 143 915
hospitalisations liées à un effet indésirable
médicamenteux par an » (souligné par
nous).148 Nous pouvons alors nous interroger sur la raison de la
surconsommation de médicaments. L'article cité de
Viva Magazine149 indique que selon plusieurs experts,
la prise en charge des médicaments par l'Assurance Maladie, et non celle
de traitements alternatifs, incite à l'achat puis la consommation de
médicaments, notamment pour les maladies évitables.
Cette approche repose sur cette hyperconsommation des soins
primaires, dont les coûts sont exorbitants, comme nous l'avons
indiqué précédemment pour les soins relatifs à la
sédentarité. Bien évidemment, des coûts qui peuvent
être évités en agissant sur leurs causes par une approche
préventionnelle.
147 Anne-Marie Thomazeau, « Les Français
consomment-ils trop de médicaments ? », Viva Magazine
(blog), 11 janvier 2021,
https://www.vivamagazine.fr/les-francais-consomment-ils-trop-de-medicaments/.
148 « La surconsommation de médicaments, un
problème de santé publique - Sénat », consulté
le 1 novembre 2021,
https://www.senat.fr/questions/base/2009/qSEQ090709333.html.
149 Thomazeau, « Les Français consomment-ils trop de
médicaments ? »
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IV.2- La santé et le développement durable :
approche
environnementaliste de la santé
Le concept de développement durable naît
formellement avec le rapport Brundtland150 en 1987 à la suite
de la prise en compte des effets du modèle de production sur
l'environnement. Avec la première révolution industrielle et les
évolutions politiques151 152, l'humanité entre dans
une ère de domination avancée de la nature. De fait, la
maîtrise progressive des énergies et des ressources par
l'industrie, combinée à des rapports de production capitalistes
recherchant le profit, amène à une production intense paraissant
illimitée aux acteurs. Or, ceci est une vision réductrice de
l'économie. Il est impossible de penser l'économie et la
production, c'est-à-dire une activité humaine, hors de
l'environnement qu'elle transforme et qui la transforme à son tour. Par
exemple, l'activité humaine est un facteur de réchauffement
climatique153, ce même réchauffement climatique oblige
à la résilience. L'activité humaine, conduite par le
prisme économique, a amené à diverses conséquences
écologiques (pollution, épuisement des ressources,
dérèglement climatique etc.). La prise de conscience de ce
rapport entre production et environnement a amené l'ONU en 1972,
à Stockholm, à tenir une conférence sur
l'Homme et son milieu. Cette conférence voit
la naissance du Programme des Nations Unies pour l'Environnement.
En 1983, l'Assemblée des Nations Unies crée la
Commission Mondiale pour l'Environnement et le
Développement, présidée par Mme Gro Harlem
Brundtland, premier ministre de Norvège. Cette dernière remettra,
en 1987, un rapport intitulé, Notre avenir à tous,
aussi appelé rapport Brundtland154. Ce rapport
définira alors le concept de développement durable qui prendra
toute son ampleur pendant le Sommet de la Terre de Rio
en 1992. Trois piliers composent alors le concept de
développement durable : le social, l'économie et l'environnement
dans l'objectif de gérer aujourd'hui les
150 Office fédéral du développement
territorial ARE, « 1987: Le Rapport Brundtland », consulté le
25 octobre 2021,
https://www.are.admin.ch/are/fr/home/medien-und-publikationen/publikationen/nachhaltige-entwicklung/brundtland-report.html.
151 René Passet, « Chapitre II. La réduction
du champ de la pensée économique », in
L'Économique et Le Vivant, Hors collection
(Paris: Economica, 1996), 27-49,
https://www.cairn.info/l-economique-et-le-vivant--9782717831047-p-27.htm.
152 Eric J. Hobsbawm et Eric J. Hobsbawm, L'
ère des révolutions, Historiques 40 (Bruxelles:
Éd. Complexe, 1988).
153 Sans discuter de l'importance de ce facteur, question que
nous laissons aux experts.
154 ARE, « 1987 ». (rapport Brundtland) art.
déjà cité.
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ressources en répondant «aux besoins
du présent sans compromettre la capacité des
générations futures de répondre aux leurs
»155.
Pendant ce Sommet, la question des villes et du
développement durable se posera. En conséquence, le concept de
ville durable va apparaître. Haughton et Hunter définissent la
ville durable comme « Une ville durable est une ville dans
laquelle les habitants et les activités économiques s'efforcent
continuellement d'améliorer leur environnement naturel, bâti et
culturel au niveau du voisinage et au niveau régional, tout en
travaillant de manière à défendre toujours l'objectif d'un
développement durable global» (Haughton & Hunter,
2016)156.
En 1994, la charte d'Aalborg157 , en opposition
avec la Chartes d'Athènes158, défend une gestion de la
densité et des fonctions urbaines en relation avec le
développement durable. La ville durable comme concept remet en cause la
vision fonctionnaliste de l'urbanisme moderne. La critique de l'urbanisme
moderne élaborée par Françoise Choay dans son parcours
universitaire a été reprise politiquement par le
Livre vert sur l'environnement urbain159
de la Commission des Communautés Européennes, (1990).
Ce livre est un témoin de ce que nous pouvons appeler
une approche environnementaliste de la santé. La question de la
santé est posée uniquement comme conséquence de
considérations environnementales. Par exemple, dans le Livre
vert sur l'environnement urbain, chapitre premier, section 2, des
paragraphes sont centrés sur les effets de la pollution sur la
santé. On y retrouve également en Annexe I des articles du
Traité relatif à l'environnement, notamment l'article 130R
160:
· de préserver, de protéger et
d'améliorer la qualité de I 'environnement;
· de contribuer à la protection de la
santé des personnes;
155 ARE. (rapport Brundtland) art. déjà
cité.
156 Graham Haughton et Colin Hunter, Sustainable
Cities, First issued in hardback, Regional Development and Public
Policy (London New York: Routledge, Taylor & Francis Group, 2016).
157 « Charte des villes européennes pour la
durabilité : Charte d'Aalborg (27 mai 1994) », consulté le
25 octobre 2021,
http://i.ville.gouv.fr/index.php/sfPropelFileAssoc/download/file_id/250.
158 « Et si on relisait vraiment la Charte
d'Athènes? », Chroniques d`architecture, 31 mars 2020,
https://chroniques-architecture.com/et-si-on-lisait-vraiment-la-charte-dathenes/.
159 Commision des communautés européennes,
Livre vert sur l'environnement urbain, 1990.
160 Idem, art. déjà cité
Comment l'urbanisme peut-il s'inscrire dans une
démarche préventionnelle pour limiter le tout-médical ?
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? d'assurer une utilisation prudente et rationnelle
des ressources naturelles 161»
Nous avons donc une démonstration, qu'implicitement
les politiques mises en oeuvre en termes de développement durable
tendent à considérer les problématiques de santé
comme liées à celles environnementales. Nous précisons
qu'il s'agit d'une tendance implicite et non d'une volonté
marquée. Cette approche limitée néglige donc d'autres
aspects sociaux, économiques, et urbains. Il semble pour autant qu'il
faille nuancer le propos. L'objectif 3 du développement durable (Cf.
figure n°8), promulgué par l'ONU162 prend en compte une
notion plus large que la santé : le bien-être. Dès lors, il
semble que l'ONU fasse siennes des conclusions de l'OMS. En revanche, les
cibles des politiques liées à ces objectifs relèvent
principalement de considérations physiques (lutte anti-tabac ;
accès aux services de soins, réduire la pollution etc.).
Dès lors, les limites de l'approche ne sont pas réellement
dépassées et il semble alors opportun de s'intéresser aux
définitions et préconisations de l'OMS en termes de
santé.
161 Idem, art déjà cité
162 Sophie Farigoul, « Objectif 3 : Permettre à tous
de vivre en bonne santé et promouvoir le bien-être de tous
à tout âge », Développement durable
(blog), consulté le 16 septembre 2021,
https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/health/.
Figure n° 8: 17 objectifs ont été
adoptés fin 2015 par l'ensemble des États réunis au sein
de l'ONU
Source : Les Objectifs de
développement durable - Développement durable (
un.org)
IV.3- Une approche globale et positive : L'OMS vers un
nouveau
paradigme