§2 Exception faite lorsque les restrictions sont
justifiées par la nature de la tâche à accomplir et
à la condition d'être proportionnées au but
recherché
Aux termes de l'article L.1121-1 du Code du travail, «
nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés
individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas
justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni
proportionnées au but recherché ». A contrario, il
est possible d'en déduire qu'il peut être fait exception au
principe de non-application de la laïcité au sein des entreprises
privées dès lors que la nature de la tâche à
accomplir justifie ces restrictions (A.). Cependant, celles-ci doivent
être nécessairement proportionnées au but recherché
(B.).
A. Nature de la tâche
L'article susvisé L.1121-1 a une portée beaucoup
plus large que celle de la simple liberté religieuse, dès lors
qu'il vise toutes les « libertés individuelles et collectives
». La jurisprudence admet néanmoins des exceptions à
l'application de cet article, notamment lorsque les restrictions
imposées par l'employeur sont liées à des raisons de
santé et de sécurité au travail, à l'image de
marque de l'entreprise ou encore à la décence.
Le refus du salarié de se conformer aux directives de
l'employeur pourra alors s'analyser en une faute, passible de sanction pouvant
aller jusqu'au licenciement.
Il en est de même en matière de port de signes
religieux ostentatoires qui peut, dans une certaine mesure, impacter l'image de
marque de l'entreprise. Effectivement dans un arrêt rendu par la Cour
d'appel de Paris le 16 mars 200166, une salariée qui occupait
les fonctions de vendeuse au sein du centre commercial de La Défense a
été
65 Cass. ass. plén. 19 mai 1978,
n°76-41.211
66 CA Paris 16 mars 2001, n°1999/31302
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licenciée au motif qu'elle s'obstinait à vouloir
porter un voile islamique de façon ostentatoire alors qu'elle
était amenée à être en contact avec la
clientèle. Son employeur s'était alors opposé, « en
raison des répercussions sur la clientèle et les autres
salariés »67, à une « tenue de travail non
conforme à celle pratiquée dans l'entreprise qui avait selon son
règlement intérieur adopté une tenue uniforme
»68. La Cour d'appel avait également retenu que le
centre commercial de La Défense, « dont la conception
destinée à un large public aux convictions variées,
[imposait] en conséquence à ceux qui y travaillent la
neutralité ou à défaut la discrétion dans
l'expression des opinions personnelles »69 en matière de
religion. Dès lors que l'employeur ne s'était pas opposé
au port d'un « foulard noué en bonnet », la restriction
à la liberté individuelle de la salariée - qui ne
constituait pas une faute dans l'exercice de son pouvoir de direction -
était légitime. Par conséquent, le refus de la
salariée d'obtempérer constituait une cause réelle et
sérieuse de licenciement.
Par ailleurs, n'est pas illégal non plus le
règlement intérieur qui prévoirait une clause obligeant
« le personnel en contact avec la clientèle d'avoir une
présentation correcte et soignée adaptée à l'image
de marque du magasin »70.
Enfin, il faut rappeler l'arrêt
Baby-Loup71 qui est fondamental en matière de
restriction aux libertés individuelles justifiée en raison de la
nature de la tâche à accomplir. Pour rappel, la première
Cour de cassation avait tranché en faveur de la salariée
discriminée puis renvoyé l'affaire devant la Cour d'appel de
Paris. Mais au lieu de suivre la décision des juges du droit, la Cour
d'appel décide de faire de la résistance en estimant que le
règlement intérieur de la crèche était suffisamment
précis et que celle-ci pouvait même, au sens de la directive
européenne du 27 novembre 2000, constituer une « entreprise de
conviction ». La seconde Cour de cassation, dans son arrêt en date
du 25 juin 2014, rejette cette dernière assertion. En revanche, elle
revire sa position de manière tout à fait remarquable, en tenant
compte notamment de la taille de la structure : elle admet finalement que
« la restriction à la liberté de manifester sa
67 Ibid.
68 Ibid.
69 Ibid.
70 Circ. DRT no 1991/17 du 10 septembre
1991
71 Cf. §1 du présent chapitre
pour les faits de l'espèce
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religion édictée par le règlement
intérieur ne présentait pas un caractère
général, mais était suffisamment précise,
justifiée par la nature des tâches accomplies par les
salariés de l'association et proportionnée au but
recherché »72. La Cour de cassation retient ainsi le
raisonnement de la Cour d'appel de Paris, selon lequel la volonté de
« protéger la liberté de pensée, de conscience et de
religion à construire pour chaque enfant »73 et de
« transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles s'adresse [la
crèche] »74 est de nature à justifier la
restriction posée par son règlement intérieur, sans
préjudice des articles L.1121-1 et L.1321-3 du Code du travail. Le
licenciement de la salariée est ainsi confirmé, au terme d'un
long feuilleton judiciaire.
Néanmoins, il est à se demander si ce revirement
jurisprudentiel ne serait pas dû également à la ferveur
politico-médiatique qui avait entouré l'affaire Baby-Loup
à l'époque. Il faut se rappeler notamment de l'engagement
surprenant de Mme Jeannette Bougrab, alors présidente de
l'ex-HALDE75, aux côtés de la directrice de la
crèche, ou encore du soutien inconditionnel de la philosophe Mme
Elisabeth Badinter, connue pour ses positions féministes. M. Manuel
Valls, ministre de l'Intérieur de l'époque, n'avait pas non plus
hésité à faire part de sa volonté de «
[sortir] quelques secondes de [ses] fonctions »76 pour
protester contre la décision de la première Cour de cassation,
qui était, selon ses termes, une « mise en cause la
laïcité »77.
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