§2 La prohibition pour les agents de services
publics de manifester leurs croyances
Il conviendra dans ce paragraphe d'étudier la
portée générale de ce principe, à savoir que les
agents bénéficient d'une liberté d'opinion, religieuse
notamment, mais que celle-ci ne s'oppose pas non plus à ce qu'en soit
prohibée la manifestation (A.). Il appartient ainsi au juge
d'apprécier le manquement qui résulterait de la violation de ce
principe (B.).
A. La liberté religieuse des agents publics ne
s'oppose pas à ce qu'en soit prohibée la manifestation
Si des agents publics ne peuvent faire l'objet de
discrimination au regard de leurs convictions religieuses, cette garantie ne
doit pas pour autant leur permettre de manifester publiquement leurs croyances.
L'arrêt Marteaux35, rendu le 3 mai 2000 par le
Conseil d'Etat, dispose en ce sens :
« Si les agents du service de l'enseignement public
bénéficient comme tous les autres agents publics de la
liberté de conscience qui interdit toute discrimination dans
l'accès aux fonctions comme dans le déroulement de la
carrière qui serait fondée sur leur religion, le principe de
laïcité fait obstacle à ce qu'ils disposent, dans le cadre
du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses ;
il n'y a pas lieu d'établir une distinction entre les agents de
ce service public selon qu'ils sont ou non chargés de fonctions
d'enseignement ».
Cet arrêt est fondamental en ce sens qu'il
précise le champ d'application de la laïcité, qui doit
s'étendre à l'ensemble des agents publics et non pas seulement
aux enseignants. Car il s'agit bien de la manifestation des croyances
religieuses des agents qui semblerait contraire au fonctionnement du service,
et non pas ces croyances en tant que telles qui, nous le rappelons encore, sont
garanties par la loi.
35 CE 3 mai 2000, n°217017
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Un autre arrêt, rendu cette fois par la chambre sociale
de la Cour de cassation le 19 mars 2013, l'arrêt CPAM Seine
Saint-Denis36, illustre parfaitement ce principe. Il faut
rappeler ici les faits d'espèce, où une technicienne prestations
maladie avait été embauchée par la CPAM de Seine
Saint-Denis. Un règlement intérieur complété par
une note de service indiquait que « le port de vêtements ou
d'accessoires positionnant clairement un agent comme représentant un
groupe, une ethnie, une religion, une obédience politique ou quelque
croyance que ce soit »37, et notamment « le port d'un
voile islamique, même sous forme de bonnet »38,
étaient prohibés. La technicienne a ainsi été
licenciée pour cause réelle et sérieuse le 29 juin 2004,
au motif qu'elle portait « un foulard islamique en forme de bonnet
»39. Elle a donc saisi la juridiction prud'homale pour faire
valoir la nullité de son licenciement, car fondé sur des motifs
discriminatoires. Le Conseil de Prud'hommes fait droit à la demande de
l'appelante, mais la Cour d'appel de Paris, puis la Cour de cassation, se
positionneront différemment. Cette dernière décide en
effet de confirmer la décision de la Cour d'appel, laquelle avait
jugé conforme le licenciement de la technicienne en retenant que «
les principes de neutralité et de laïcité du service public
sont applicables à l'ensemble des services publics, y compris
lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé
»40. Bien que le Code du travail ait en principe
vocation à s'appliquer aux agents des caisses primaires d'assurance
maladie, ils n'en demeurent pas moins « soumis à des contraintes
spécifiques résultant du fait qu'ils participent à une
mission de service public, lesquelles leur interdisent notamment de manifester
leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier
vestimentaires »41. Dans cet arrêt, la Cour de cassation
ne retient pas le fait que « la salariée soit ou non directement en
contact avec le public »42 ; dès lors qu'elle est
employée par une caisse dont l'activité revêt le
caractère de service public, la restriction instaurée par le
règlement intérieur de cette dernière est justifiée
par la mise en oeuvre du principe de laïcité, lequel permet de
garantir aux yeux des usagers la neutralité du service public.
36 Cass. Soc. 19 mars 2013, n°12-11690
37 Ibid.
38 Ibid.
39 Ibid.
40 Ibid.
41 Ibid.
42 Ibid.
19
La portée de cet arrêt s'inscrit donc dans la
continuité de l'arrêt Marteaux susmentionné,
lesquels ne font pas obstacle à la liberté de croyances
religieuses mais bel et bien à la manifestation de celles-ci.
L'arrêt CPAM Seine Saint-Denis en particulier nous montre
à quel point peut être ardue la tâche des juges, qui ont
à faire ici avec un droit « hybride » se situant à la
charnière du droit privé et administratif. Tout
l'intérêt du travail de la Cour de cassation sera donc d'articuler
les composantes de ces différents droits, afin de parvenir à
l'équilibre le plus juste possible.
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