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Laà¯cité et droit du travail : la question du fait religieux en entreprise.( Télécharger le fichier original )par Kaouther Bouferroum Faculté de Droit de Toulon - Master 1 Droit "Entreprise et patrimoine" 2015 |
Titre I. L'encadrement légal des questions religieuses au travailLe principe de laïcité s'applique différemment, selon qu'il s'agit de services publics (chapitre I) ou d'entreprises privées (chapitre II). 12 Chapitre I. Laïcité et services publicsIl faut se référer à la matière administrative pour définir la notion de « service public », laquelle est évoquée pour la première fois par l'arrêt Blanco13 rendu le 8 février 1873 par le Tribunal des conflits, considéré à bien des égards comme le texte fondateur du droit administratif. Mais ce n'est que quelques années plus tard qu'émergera réellement la définition de service public, dans l'arrêt Therond14 rendu par le Conseil d'Etat le 4 mars 1910. En l'espèce, un marché avait été conclu entre la ville de Montpellier et monsieur Therond, un particulier, ayant pour objet « la capture et la mise en fourrière des chiens errants, ainsi que l'enlèvement des bêtes mortes »15. La question s'était posée de savoir si un tel marché pouvait être assimilé à un service public, puisque monsieur Therond disposait d'un « véritable monopole »16, et ce, « en violation du principe de la liberté du commerce et de l'industrie »17. Le Conseil d'Etat a considéré qu'il s'agissait effectivement d'un contrat conclu en vue d'assurer un service public, puisque la ville de Montpellier « a agi en vue de l'hygiène et de la sécurité de la population »18. D'autres arrêts ont suivi par la suite, qui ont permis de mieux cerner la notion de service public ; entre autres, les arrêts Société des granites porphyroïdes des Vosges19 (1912), Bac d'Eloka20 (1921), Caisse primaire aide et protection21 (1938), Effimieff22 (1955), Epoux Bertin23 (1956), Ministre de l'agriculture contre Grimouard24 (1956). Au-delà de ces considérations historiques, il est admis qu'un service public peut être reconnu en tant que tel soit par un texte législatif, soit par recours à des critères. Dans le premier cas, le législateur peut décider de qualifier certaines activités de services publics ; il en va ainsi pour les services « assurant tout ou partie de la 13 Tribunal des conflits 8 février 1873, n°00012 14 CE 4 mars 2010, n°29373 15 Ibid. 16 Ibid. 17 Ibid. 18 Ibid. 19 CE 31 juillet 1912, n°30701 20 Tribunal des conflits 22 janvier 1921, n°00706 21 CE 13 mai 1938, n°57302 22 Tribunal des conflits 28 mars 1955, n°01525 23 CE 20 avril 1956, n°98637 24 CE 20 avril 1956, n°33961 13 production par captage ou pompage, de la protection du point de prélèvement, du traitement, du transport, du stockage et de la distribution d'eau destinée à la consommation humaine » mentionnés à l'article L.2224-7 du Code général des collectivités territoriales, de même que « tout service assurant tout ou partie des missions définies à l'article L.2224-8 » du même Code. A l'inverse, dans l'arrêt Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés25 rendu par le Conseil d'Etat le 22 février 2007, le législateur « a entendu exclure que la mission assurée par les organismes privés gestionnaires de centres d'aide par le travail revête le caractère d'une mission de service public »26. A défaut de texte, la doctrine a retenu deux critères qui, s'ils sont cumulativement remplis, permettent de qualifier une activité de service public : ? Un critère organique : En effet, pour être qualifiée de service public une activité doit être gérée directement ou indirectement par une personne publique. Deux situations sont possibles : - Activité gérée en régie : lorsqu'une personne publique exécute elle-même l'activité ; - Délégation de service public : lorsqu'il incombe à une personne privée d'exécuter, sous le contrôle d'une personne publique, une mission de service public. Cette délégation peut être soit expresse, si elle est « la conséquence d'un acte contractuel de délégation »27, soit implicite, lorsque « la personne gestionnaire est une société dont le capital est détenu majoritairement par une personne publique »28 ou encore s'il existe un faisceau d'indices permettant de la supposer (l'origine des ressources de la personne gestionnaire par exemple). 25 CE 22 février 2007, n°264541 26 Ibid. 27 http://www.centredeformationjuridique.com/fascicule/Droit_administratif.pdf (consulté le 4 avril 2016) 28 Ibid. 14 ? Un critère matériel : Pour être qualifiée de service public, l'activité doit, en outre, satisfaire un intérêt général. Cette notion est difficile à appréhender du fait de son aspect évolutif ; elle doit en effet prendre en compte l'apparition de problématiques nouvelles, comme l'impératif de préservation de l'environnement à titre d'exemple. Mais aussi, en raison de son caractère quelque peu « flou ». Néanmoins il est possible d'en esquisser les contours grâce à la définition donnée par le Conseil d'Etat, qui y avait consacré toute une réflexion en 199929 : « Il existe deux conceptions divergentes de l'intérêt général. L'une, utilitariste, ne voit dans l'intérêt commun que la somme des intérêts particuliers. L'autre, volontariste, estime que l'intérêt général exige le dépassement des intérêts particuliers. Il est dans cette perspective l'expression de la volonté générale. Ce clivage sépare deux visions de la démocratie : d'un côté une démocratie de l'individu, qui tend à réduire l'espace public à l'organisation de la coexistence entre les intérêts particuliers, l'autre, plus proche de la tradition républicaine française, qui fait appel à la capacité des individus à dépasser leurs propres intérêts, pour former ensemble une société politique. Cette conception a profondément marqué l'ensemble de notre système institutionnel. Il revient à la loi, expression de la volonté générale, de définir l'intérêt général, au nom duquel les services de l'État, sous le contrôle du juge, édictent des normes réglementaires, prennent des décisions individuelles et gèrent les services publics ». L'intérêt de ce premier chapitre sera justement de s'intéresser à l'application du principe de laïcité au sein des services publics, lesquels on le rappellera ne s'opposent pas à la liberté religieuse de leurs agents mais à celle de manifester leurs croyances. C'est pourquoi les services publics, que leur activité soit gérée en régie ou déléguée à une personne privée, doivent nécessairement articuler la liberté d'opinion de leurs agents avec les principes d'égalité et de neutralité inhérents à leur nature (§1). Aussi, 29 Rapport public du Conseil d'Etat, Réflexions sur l'intérêt général, 1999 15 c'est en vertu de ces deux derniers que la prohibition de toute manifestation religieuse s'impose aux agents de services publics (§2). §1 La nécessaire articulation entre liberté d'opinion, principes d'égalité et de neutralité du service publicAfin de mieux appréhender cette articulation, il conviendra de définir les différentes notions précitées : d'une part, la liberté d'opinion (A.), et d'autre part, les principes d'égalité et de neutralité du service public (B.). A. La liberté d'opinionCette liberté se retrouve dans l'article 6 de la loi du 13 juillet 198330 portant droits et obligations des fonctionnaires, dite loi Le Pors, qui dispose que : « La liberté d'opinion est garantie aux fonctionnaires. Aucune distinction, directe ou indirecte, ne peut être faite entre les fonctionnaires en raison de leurs opinions politiques, syndicales, philosophiques ou religieuses, de leur origine, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur apparence physique, de leur handicap ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race ». Cet article met donc en exergue la liberté d'opinion des fonctionnaires, et, par analogie, des agents de services publics. Le texte ajoute qu' « aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation »31 ne pourra être prise à l'encontre d'un fonctionnaire en raison de ses opinions, dès lors que cette liberté est un droit qui lui est garanti. 30 Loi n°83-634 du 13 juillet 1983, JORF du 14 juillet 1983 31 Ibid. 16 B. Principes d'égalité et de neutralité du service public Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 septembre 198632, lie pour la première fois le principe d'égalité à celui de neutralité : « [...] Ces cahiers des charges doivent nécessairement se conformer aux principes fondamentaux du service public et notamment au principe d'égalité et à son corollaire le principe de neutralité du service ». Mais quid de cette notion de neutralité, souvent confondue avec celle de laïcité ? Les deux termes peuvent en effet paraître synonymes, mais en réalité il n'en est rien. La différence ici, essentielle, tient à ce que la neutralité s'applique aux services publics uniquement, tandis que le champ de la laïcité est, lui, beaucoup plus étendu. C'est également ce qui ressort de l'avis donné le 26 septembre 201333 par la Commission nationale consultative des Droits de l'Homme, saisie à l'occasion par le Président de l'Observatoire de la laïcité M. Jean-Louis Bianco. Selon la CNCDH, la neutralité implique nécessairement que « l'administration et les services publics doivent donner toutes les garanties de la neutralité, mais doivent aussi en présenter les apparences pour que l'usager ne puisse douter de cette neutralité. En conséquence, une obligation de neutralité particulièrement stricte s'impose ». Ainsi cette affirmation ne laisse planer aucun doute quant à la manifestation des convictions religieuses des agents publics qui doit être prohibée ipso facto, de même que le port de tout signe religieux. Et ce, que les agents soient ou non en contact avec les usagers, ajoute la CNCDH, qui ne doivent en aucun cas douter de leur neutralité. Par ailleurs, une charte de la laïcité34, précisée par la circulaire n°5209/SG du 13 avril 2007, rappelle aussi bien aux agents qu'aux usagers des services publics leurs droits et devoirs à l'égard du principe de laïcité. 32 Cons. Const. 18 septembre 1986, n°86-217 DC, JO du 19 septembre 1986 33 CNCDH 26 septembre 2013, JORF du 9 octobre 2013 34 Cf. Annexe 1 (charte de la laïcité dans les services publics) 17 |
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