C : Déplacements de frontières
Dans le découpage de l'étagement montagnard la
zone intermédiaire correspond à l'hortus
et au saltus, autrefois une zone
particulièrement domestiquée et considérée comme un
espace familier à «l'entre-deux », la zone
tampon entre les deux extrêmes. Mais la modification du couvert
végétal due à la déprise et à une moindre
présence humaine au quotidien, en raison de l'abandon des
cultures en terrasses, a quelque peu modifié le statut de cette
zone. Une certaine végétation y « reprend ses droits »
et les animaux sauvages peuvent désormais la fréquenter avec plus
de liberté. Dans les zones de montagne, l'ager
a souvent disparu est s'est transformé en
saltus pour le pâturage des animaux voire même en
sylva. Ainsi, la zone tampon s'est en
quelque sorte réduite et donc l'espace domestique et l'espace sauvage
semble moins distants l'un de l'autre.
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À Mérens, situé à la
limite de la zone intermédiaire, pour certaines personnes issues du
milieu agro-pastoral, cette zone, où la déprise se lit le mieux
dans le paysage, semble cristalliser des ressentis négatifs. On peut y
lire à travers certains vestiges comme les murailles des
terrassements les activités agricoles passées. C'est sur cette
zone qu'apparaît le plus clairement ce qui semble vécu
comme la disparition des résultats du difficile travail
réalisé les nombreuses générations qui les
ont précédées et qu'ils assimilent souvent à un
héritage, un patrimoine qu'ils n'ont pu sauvegarder en quelque sorte, ce
qui est peut-être vécu parfois comme la perte
d'un support identitaire. Certains ont vu leurs parents cultiver ces
zones, eux mêmes ont ensuite fauché le foin à la
faux puis les dernières années à la motofaucheuse.
Désormais, ce sont surtout des zones de pacage pour les troupeaux du
village. Eux qui valorisent plutôt la nature humanisée assistent
à « l'ensauvagement » de leur
environnement.(voir les photos en annexe)
« Les champs ils étaient jusqu'en
haut, tout ce qu'on voit que c'est des bois, c'était des
champs et des prés, partout jusqu'aux rochers en haut,
jusqu'à 1500m d'altitude et de chaque côté...et maintenant
c'est que des bois, des ronces et des saloperies quoi ! [...] y'a des murailles
jusqu'en haut... maintenant ça se voit plus, chaque parcelle avait sa
muraille. » (Un éleveur retraité)
« Les montagnes, personne n'y fait plus
rien...c'est sale... [...] avant c'était tout nettoyé, maintenant
y'a plus personne y'a trois éleveurs, ils ne peuvent pas nettoyer toutes
les montagnes. » (Un chasseur)
« Comme on l'a trouvé la nature,
comme on l'a trouvé on veut la laisser comme
ça...c'est-à-dire comme nos parents nous l'ont
transmis » (un éleveur)
La présence des ours accentue ce
phénomène déjà perçu négativement. Et
leur réintroduction souligne selon eux une volonté
d'ensauvager encore plus leur environnement alors que c'est
précisément contre cet « ensauvagement » que le
monde agro-pastoral dans son ensemble se bat. Ce contexte semble
accentuer l'inadmissibilité, pour certains, de la
présence des ours, symbole du sauvage par excellence, et qui vient
effectuer ses prédations jusque dans le village. La modification du
statut de la zone intermédiaire et des usages que l'on en fait
semble faciliter la possibilité pour les ours de se rapprocher
des ruches et des brebis. Les troupeaux paissent désormais au
plus près des villages à l'intersaison, et les ours
peuvent s'approcher sans être trop à
découvert ou risquer une rencontre avec un humain. Ceci
pourrait expliquer le fait que l'on dise des ours d'autrefois qu'ils
étaient plus craintifs,
différents de ceux de maintenant. Pour les habitants de
Mérens, la grande différence c'est que «
maintenant on les voit alors qu'avant on les voyait pas.
»
« En 2008 on l'a eu pendant quatre jours
au milieu des brebis, sans discontinuer, matin, et soir on le voyait,
en train de faire des prédations, le lendemain on faisait constater et
ainsi de suite ça a duré quatre jours le matin de bonne heure ou
le soir à la tombée de la nuit c'était aux portes
du village là en face, aux portes du village, on les met
là au printemps il vient au garde-manger ». (Un
éleveur)
« Les montagnes étaient pas si
sales aussi, les gens travaillaient les prés jusqu'en haut alors les
ours ils descendaient le moins possible, parce que c'est des bêtes
sauvages qui se cachent... (Un chasseur)
« Il est venu à Mérens
d'en haut manger une ruche contre une maison et égorger une brebis
là au milieu de la route dans le village, non ce n'est pas admissible
ça ! (une retraité du service RTM de
l'ONF24)
« Mon père avait eu une brebis
mangée, il avait vu une patte d'ours au sol mais l'ours n'était
jamais venu dans le village » (une éleveuse
retraitée)
« Ils ne faisaient pas tellement de
dégâts comme là, avant ils les trouvaient qu'en montagne,
là il traverse le village maintenant c'est plus pareil ! »
(Un éleveur retraité)
Ce ressentiment de la part de certains habitants est
encore accentué du fait de la modification du statut
légal de l'ours car c'est un animal que l'on ne peut désormais
plus chasser de l'espace domestique en l'éliminant physiquement
comme cela se pratiquait auparavant. Il y a des personnes qui pensent
que l'ours s'est adapté à ce nouveau statut :
comme on ne le chasse plus, il a moins peur de l'homme.
« Les ours se tenaient en altitude et
quand y'en avait un [...] qui s'amusait à descendre trop bas, ils
prenaient les armes et ils s'en débarrassaient ! »
(une femme d'éleveur)
« Ils étaient en estive, ils entendaient
les plombs de temps en temps et ils avaient peur de l'homme quoi
! » (un éleveur)
Les défenseurs de la réintroduction,
estiment au contraire que suite à la déprise agricole le
territoire est redevenu propice à la reconstitution d'une population
d'ours. Il a donc
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24 Service Restauration des Terrains de Montagne
à l'Office National des Forêts.
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pour eux toute sa place dans le territoire puisque les
Pyrénées sont désormais beaucoup moins peuplées et
les espaces libérés par la déprise agricole beaucoup plus
nombreux.
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