QUATRIEME PARTIE : IMPLICATIONS SOCIO-POLITIQUES
I : Résistance au pouvoir central : le local
face au global ?
Tout un imbroglio politico-médiatique
est à l'oeuvre autour de la question des réintroductions d'ours
Lorsque le programme de réintroduction a été
lancé, il n'a pas été mis en place sur un
terrain neutre. Il y a dans le contexte local des conflits
d'intérêts, des groupes d'influence qui sont
déjà en proie à de multiples remous et
contradictions (Benhammou Farid, Mermet, Laurent, 2003).
L'arrivée des ours va avoir tendance à exacerber ces
tensions.
L'opposition au projet de réintroduction s'inscrit pour
beaucoup de ses détracteurs dans un mouvement plus large de
résistance face au pouvoir central. Ce projet est
considéré comme un choix politique imposé d'en
haut par le gouvernement relevant d'une volonté de limiter le
pouvoir des acteurs locaux dans la gestion des espaces naturels (dont une
grande partie appartient à l'État puisque c'est un
territoire domanial) et les usages qu'ils en font. D'où le fait qu'il
soit régulièrement fait référence à la
guerre des demoiselles, qui au 19ème
siècle en Ariège a opposé les montagnards
à l'État qui souhaitait mettre en place le code
forestier et limiter les droits d'usage des paysans notamment
pour le pacage des troupeaux.
C'est également vécu comme une ingérence
de l'État dans les affaires des montagnards et l'imposition de
changements de pratiques imposés par des personnes
considérées comme ne connaissant rien à la
réalité du terrain.
Ce projet, porté par le ministère de
l'écologie et des associations de protection de l'environnement,
apparait aux yeux de certains habitants de ces territoires comme une
volonté d'ensauvager la montagne. Deux conceptions s'opposent.
Au niveau local on estime que la présence des ours pose
problème à ceux qui sont considérés comme
les garants d'un certain type de paysage auquel est associée une
certaine biodiversité. D'autres, sur un plan global,
considèrent que comme l'Homme est en train de
surexploiter, de dégrader la terre et d'entrainer la
disparition d'espèces animales ou végétales, il y
a urgence d'y remédier pour la sauvegarde du
patrimoine de l'humanité. Ils considèrent que c'est un
devoir car ce patrimoine appartient à tous et sa sauvegarde doit
passer au dessus des intérêts locaux et personnels.
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II : Conséquences dans la société
locale
Une forte structuration du mouvement
d'opposition s'est réalisée au sein de
structures associatives. Ces associations ont eu un rôle
fédérateur et ont produit un discours dans lequel tous
semblent se retrouver, nivelant les disparités individuelles et
favorisant la diffusion d'une conception commune de la nature, cela a
aussi entrainé une radicalisation des positionnements de chacun. Le
monde agro-pastoral semble avoir renforcé sa cohésion, mais par
contre le fossé s'est agrandi entre eux et ceux qui ont une
conception différente de la nature et un avis autre à
propos du projet de réintroduction.
Selon un de mes interlocuteurs, avec ce projet et sa mauvaise
gestion, l'État a produit un réflexe communautaire au
sein des populations montagnardes et brouillé certains groupes
d'acteurs sociaux avec d'autres. On assiste à la revendication
d'une identité montagnarde pyrénéenne qui
dans ce contexte est valorisée. L'autodéfinition en tant que
montagnard devient une source d'identification (Debarbieux, 2008) et l'on
cherche à mobiliser la part positive de la figure du montagnard
incarnée par une sorte de « bon sauvage » (Bozonnet, 1992).
Par la mobilisation de divers éléments identitaires (
l'identité d'éleveur transhumant est
également valorisée) ils cherchent aussi à se
donner du poids et ainsi à légitimer leur point de vue afin de
peser dans la balance pour la prise de décisions les concernant
grâce à la structure associative.
Cette construction identitaire se joue aussi autour de
la construction de l'altérité des ours slovènes
réintroduits. Certains discours tenus sur les ours slovènes font
usage d'un vocabulaire que l'on utilise généralement pour
parler des étrangers et des immigrés.
L'utilisation de ce type de champ lexical a été
décrit et analysé par Elisabeth Rémy et Corinne Beck
(2008) à propos des espèces animales et végétales
dîtes « invasives ». Dans un contexte de revendication
ou d'affirmation d'identité la référence à l'autre,
à l'étranger est fréquente car elle vient
renforcer son identité propre en marquant la frontière
entre soi et l'autre. C'est à l'aune de cet « autre
» que l'on peut signifier la force de son propre groupe.
Dans le contexte pyrénéen d'opposition aux
réintroductions, l'ours slovène semble
apparaitre comme cet « autre ». Il s'oppose à l'ours
pyrénéen auquel on peut s'identifier et qui est
considéré comme étant un vrai
pyrénéen. On retrouve ici certaine facettes dont l'ours
est crédité en divers lieux du monde.
« Cet autre qui permet de se définir soi,
quel que soit le rapport qu'on établit avec lui. En effet, nous
voyons l'ours figurer soit le rival, soit l'idéal du moi, soit le
défunt face au
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vivant du même clan, soit enfin le voleur de
femme face au parent--autant de facettes qui peuvent être
regroupées dans les deux catégories suivantes : celle du double
(qui est un autre moi) et celle de l'allié (qui reste un
autre). » ( Laurence Delaby, Roberte Hamayon et Anne de Sales,
1981)
L'ours pyrénéen apparaît comme un double
alors que l'ours slovène est un autre, un rival.
D'autant plus pour l'éleveur pyrénéen qui, comme
les ours, semble en voie de disparition. Les noms que l'on donnait
autrefois aux ours traduisent également cette duplicité de l'ours
puisque qu'ils évoquent tantôt un étranger, tantôt un
être humanisé ou les deux: « le vagabond »,
« le monsieur », etc.
« J'étais vraiment pour
défendre ce que j'appelle une population ursine autochtone, donc
ça c'était nos vieux ours, c'était très
difficile...notre ours qui a été tué par un chasseur, qui
était ce que j'appelle moi des nôtres... » (Un
éleveur).
« Si y'a des animaux en voie de
disparition c'est nous quoi ! Nous on est vraiment en voie de
disparition...et personne ne nous protège... »(une
éleveuse).
Cette construction de l'altérité passe aussi par
la catégorisation des ours en fonction de leurs pratiques
alimentaires, les ours slovènes étant souvent
considérés comme plus prédateurs et plus carnassiers que
les ours pyrénéens.
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