IV : La symbolique de l'ours : entre continuités
et discontinuités
A : L'anthropomorphisme de l'ours : un invariant culturel
et temporel ?
Un élément semble à la fois traverser
l'histoire et le corps social contemporain à propos des ours, c'est la
tendance à humaniser l'ours. Sophie Bobbé (2002) a relevé
un anthropomorphisme quasi systématique de l'ours après avoir
passé en revue toute la littérature orale et écrite sur
l'ours. L'ours est un plantigrade18, il est
capable de se tenir debout, il possède différentes
caractéristiques physiques qui peuvent expliquer cette tendance et la
place particulière qu'il occupe au sein du «
bestiaire pyrénéen ». Les nombreux surnoms patois qui ont pu
lui être donné en témoigne : l'homme velu, celui
aux sabots sans dessus, le vagabond, le type, le maître, le
va-nu-pieds, etc. Considéré comme une sorte d'homme
sauvage, l'ours n'a pas toujours été, malgré sa
qualité d'animal sauvage et de nuisible, si éloigné de
l'homme dans l'imaginaire social. Il existe, notamment dans le
département des Pyrénées orientales, des «
fêtes de l'ours » célébrées
à la période du carnaval, au tout début du printemps, et
il apparaît dans les contes populaires dont le plus
célèbre est l'histoire de Jean de L'ours. Ce conte
relate les exploits extraordinaires d'un personnage à la force
surhumaine née de l'union d'une jeune femme et d'un ours. Il en existe
de très nombreuses variantes tout au long de la chaîne des
Pyrénées. Cette tendance à rapprocher l'homme et
l'ours, à l'humaniser, existe également dans d'autres lieux du
monde.19
Cette humanisation de l'ours est toujours à l'oeuvre,
actuellement, dans les Pyrénées et même selon
Sophie Bobbé (2002) « à son comble ». À travers
les opérations de
18 C'est-à-dire qui marche sur toute la
plante des pieds et non sur les seuls doigts (définition du dictionnaire
Larousse)
19 Voir à ce propos : « L'ours, l'autre
de l'homme », 1980, numéro spécial de la revue
Études mongoles et sibériennes n°11.
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réintroductions, un nouvel élan est
donné à cet anthropomorphisme notamment car on donne des noms aux
ours réintroduits et chacun a un parrain choisi parmi des
personnalités qui soutiennent le projet. On retrace leur arbre
généalogique comme s'il s'agissait d'une famille. En
résumé, les registres lexicaux utilisés pour parler des
ours sont souvent ceux que l'on réserve habituellement aux
humains.
Sur mon propre terrain, à
Mérens-les-Vals en Haute-Ariège, j'ai pu constater
cette tendance au travers de récits d'observations
directes des ours, aux abords du village, elles ont eu lieu entre 2002 et 2008.
Plusieurs des personnes que j'ai interviewées ont décrit les
agissements de l'animal en utilisant des métaphores et un champ lexical
qui traduit une certaine anthropomorphisation de l'ours. Son
intelligence est souvent soulignée, ici à propos de la
façon dont il s'y prend pour contourner les dispositifs destinés
à empêcher ses intrusions au milieu des
ruches.
« En 2005 il nous a attrapé une
brebis juste à côté de la porte...c'est quand
même au milieu des maisons ! Elles étaient là, il
les a amené à côté de la cabine
téléphonique au milieu du village (Mérens d'en haut),
il les a fait dormir là [...] après il les a
coursé, il en a attrapé une là ! il est
allé les chercher, elles étaient en face, il les a faites
descendre, parce que c'est très marrant un ours de le voir manoeuvrer
avec les brebis... après il les a plus embêté donc elles
ont dormi là à côté de la cabine
téléphonique, après il les a re-coursé, il
en a attrapé une...[...] quand on le voit faire il agit comme
une personne, il les emmène vers un étranglement parce que les
brebis c'est bête quoi ! il faut le dire...si y'en a une qui
passe là elles vont toutes passer là...il les fait descendre
toujours dans un endroit où il peut agir [...] la première chose
qu'il fait, il les rassemble, comme un berger, après il les
dirige toujours vers des endroits pentus et très étroits, il les
course pas longtemps, il les course sur 50m et il attrape toujours la
dernière celle qui celle qui fait une erreur de pas [...]...
alors il dors au milieu...nous on l'a vu au lever du jour les brebis
couchées et l'ours au milieu ! Il reste dans le coin, tant qu'il n'a pas
sa ration il reste dans le coin... » (Un
éleveur)
« Chez P., à Mérens d'en
haut, il avait mis derrière chez lui des ruches, il avait mis le courant
électrique, à un moment donné il y avait une muraille
haute, il n'y a pas mis le courant...l'ours a démonté une partie
de la muraille et il est passé par là ! Heureusement
y'avait les traces parce qu'on aurait dit `'c'est quelqu'un» !
C'est comme une personne, c'est intelligent... » (Jean,
éleveur retraité à Mérens)
On m'a aussi parlé d'une « histoire que
les anciens racontaient » selon laquelle, alors que des gens du village
cherchaient à récupérer des brebis coincées par la
neige au-dessus du village, un ours se serait mis à
déclencher des avalanches pour qu'ils ne puissent pas
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redescendre les bêtes et pouvoir en faire son
repas...Ici, on crédite les ours d'une capacité de
réflexion et d'une véritable
intentionnalité.
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