- 2. La résistance à la recevoir (du
côté des enfants) : l'évitement du conflit ou la
délicate transgression du tabou paternel
Très tôt, la force de l'interdit est
"intuitivement" perçue par les enfants de harkis qui s'abstiennent
d'interroger, de questionner leur père des années durant :
« On a senti que c'était quelque chose dont
il ne fallait pas parler parce que c'était une blessure qui
n'était pas encore pansée et que c'était quelque chose
qu'il refusait de divulguer, quelque part, à ses enfants. On sentait...
en fait, c'était presque intuitif »
(Hassina).
Le respect du tabou paternel est corrélatif du souci
des enfants de harkis de ne pas générer le conflit avec leur
père, fût-ce au prix de leur équilibre personnel :
« Je suis d'une génération où
les questions ne se posent pas à un père. Y'a quand même
des valeurs humaines, des valeurs chez nous qui sont le respect et... et
ça on ne peut pas passer outre, c'est impossible. Encore jusqu'à
aujourd'hui je... j'ai beaucoup, beaucoup de respect même si...
même si j'ai mal vécu à cause de lui (...) »
(Dalila, 37 ans).
Hassina s'est longtemps refusée
à faire oeuvre de connaissance à propos de l'histoire des harkis.
Non pas qu'elle ne voulait pas savoir, mais elle ne cherchait pas à
savoir, respectant en cela le silence de son père, sa fêlure
intérieure :
« Je ne faisais pas l'effort d'aller chercher... je
refusais en fait. Je savais que c'était quelque chose qui faisait
peur... qui faisait mal à mon père et je ne voulais pas plonger
dans cet univers ».
Pour sa part, Ahmed se refuse absolument
à se mettre dans une position telle qu'elle l'amène à se
poser en juge de son père, et qu'elle amène son père
à se sentir jugé par son propre fils, ce qui, s'ajoutant aux
pressions l'environnement social, ne lui laisserait aucun refuge, aucun espace
de repli :
« Je lui parle de l'Algérie, mais je lui
parle pas de cette époque là, parce qu'on a tout fait pour leur
faire croire qu'ils avaient... j'veux dire, à partir du moment où
la décision d'aller vers l'indépendance a été
prise, on a plus voulu entendre parler d'eux... et moi, quelque part, je veux
pas l'emmerder : s'il a envie d'en parler avec moi, on en parle... en tout
cas, moi je dirai jamais que nos parents c'est des traîtres... et,
quelque part, le fait d'en parler, ça suppose que je me pose des
questions, j'sais pas... c'est facile de dire aujourd'hui que nos parents c'est
des traîtres, c'est ceci ou c'est pas ceci... j'veux dire, nous on jamais
connu une guerre, on ne sait pas ce que c'est, donc c'est facile de parler.
Moi, je dis qu'il a agi au mieux pour l'intérêt de sa famille. En
tout cas, je le questionne pas ».
De même, pour Hassina, refuser de
forcer les non-dits de son père, c'est aussi une manière de ne
pas se mettre en position de juger et, ce faisant, de ne pas
générer en elle un « autre conflit », un
conflit de "loyauté" :
« En fait, je voulais que ce soit un apport
extérieur, et pas que ça vienne de moi. En fait, pas que
ça vienne de moi parce que (...), quelque part, c'était
générer un autre conflit pour moi (...) ».
Ainsi, la résistance à recevoir, l'acceptation
du "non-dit" ou du "moins-disant", pour frustrantes qu'elles soient, peuvent
être pour les enfants, dans un premier temps du moins, les solutions qui
apparaissent les moins lourdes de conséquences. Car quérir cette
parole interdite, c'est risquer d'être à son tour exposé au
dilemme consistant soit à devoir assumer cet héritage pour ne pas
trahir (intériorisation), soit à le rejeter sciemment
pour ne pas devoir subir - par procuration, en quelque sorte - les avanies de
l'environnement social, au risque de se poser en juge de moralité
à l'égard de ses parents (forclusion). Dilemme difficile
à trancher à l'adolescence, et qu'une attitude de retrait
volontaire, de non-transgression du tabou paternel, permet de "fuir"
momentanément au risque de constituer une entrave au processus
d'autonomisation.
Certains, pourtant, osent transgresser l'interdit au risque de
susciter un rapport de force filial et de se heurter à une claire fin de
non-recevoir :
« Quand ma mère nous racontait, nous on
voulait en savoir plus, surtout moi et mon frère, et on essayait de...
forcer mon père à raconter, mais comme lui il est pas très
communiquant (...). Lui, je pense qu'il préfère et qu'il
préférait oublier, et pourtant on lui pose des questions et il
s'énerve un peu parce qu'il a pas envie de revenir en arrière,
quoi » (Jacqueline).
Le père de Dalila (23
ans), pressé par sa fille de lui en dire davantage, exprime lui
aussi de la réticence à revenir sur son passé, à
établir un dialogue avec ses enfants à ce sujet :
« Il me le dit lui-même : j'ai pas trop
envie d'en parler, c'est du passé, je préfère pas y
penser ».
Cette difficulté à forcer les
« réserves du moi » paternelles est une entrave dans
la recherche d'identité de l'adolescent :
« Ça restait un sujet tabou à la
maison (...). Je ne sais pas s'il voyait qu'on était en train de
rechercher une certaine identité, je ne sais pas s'il concevait tout
ça » (Hassina).
Inévitablement, l'inhibition du jeu des
questions-réponses relatives à la mémoire familiale est
génératrice de frustration identitaire. C'est
Dalila (23 ans) qui, constamment, fait le
premier pas, va vers son père, lui pose des questions ; elle a
toujours été très frustrée par ses réponses,
et l'est encore aujourd'hui :
« Ça me manque énormément,
c'est pour ça que je vais tout le temps vers lui (...). Ce week-end
encore on en discutait, je lui posais des questions (...). En fait, c'est
quelque chose auquel je pense souvent ».
Même frustration, même incompréhension chez
Karim, qui n'a de cesse de sonder les arcanes du silence de
son père :
« Tu te dis : «Mais
merde !» ; ton père il a fait ceci, il a fait cela, il
t'en a jamais parlé, c'est toi qui t'en es... au devant, pour essayer de
comprendre, pour essayer de cerner ce problème-là, le
problème des harkis (...) ».
Ce sentiment d'incomplétude est d'ailleurs susceptible
de nourrir l'ambivalence des sentiments filiaux, comme en témoigne
Pierrette, citée par Mohamed Kara :
« Beaucoup de parents n'expliquent pas à
leurs enfants pourquoi ils ont fait ce choix. Moi, je sais que quand je ne
savais pas, quand je ne connaissais pas l'histoire, des fois je me
disais après tout, si je me mets à la place d'un
immigré, est-ce que je ne vais pas me dire finalement que c'est des
traîtres ? ».
Ainsi en va-t-il également de Karim,
dont nous avons vu la frustration :
« Moi, dans la vie... j'ai eu une
déception : c'est mon père. Pour moi c'est une
déception : pourquoi il nous a pas raconté son... son
"bordel", quoi ?! Pour moi c'est un bordel : ce qu'il a vécu,
pourquoi il a fait ce choix, pourquoi ceci, pourquoi cela... non. Et ça
restera toujours un secret (...). Simplement, je pars d'un principe : on
vient au monde, tôt ou tard tu pars, mais vaut mieux laisser des traces
avant que tu partes (...). Mon père, j'te dis franchement, je l'ai mis
de côté, quoi (...). J'veux dire, j'ai un père qui a
toujours gardé, gardé, gardé... et il est
malheureux : «Vas-y, garde, garde, garde, et tu es malheureux
à force» » (Karim).
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