b) Technologie, pouvoir et société
Pour certains penseurs comme J. Ki-Zerbo, le postulat de base
de la relation entre technologie, pouvoir et société, c'est que
« la technologie n'est pas neutre ». En effet, pour Ki-Zerbo
(cité par Raulin, 1984 :340), « tout objet est un
précipité de valeurs ; une fois ingéré par une
société, et s'il ne déclenche pas un
phénomène de rejet, il développe dans cet organisme le
système même de valeurs qui a présidé à sa
création ». C'est dire combien la technologie ne laisse pas
indifférent et peut être utilisée à des fins
politiques. Comme nous le verrons à propos des technologies
appropriées, c'est la critique adressée au mouvement de transfert
de technologies durant les deux décennies de l'après guerre
(1955-1975).
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Canal de communication, la technologie est, selon J.Perrin et
J.Mc.Ela, au centre des rapports de pouvoir et de domination. Ces auteurs se
montrent très critiques au sujet des transferts de technologies. Tandis
que Perrin (1984 : 7) considère que la technologie n'est pas une
ressource naturelle ni un patrimoine commun au service du développement,
J.Mc.Ela (1982 : 167), eu égard au contexte africain, pense que les
technologies sont la production d'un système de domination dont les
racines s'étendent progressivement jusqu'aux villages les plus
reculés de la forêt et de la savane. Ceci étant, «
toute injection d'une technologie `moderne' en milieu rural africain est une
courroie de transmission d'une énorme machine qui produit la
dépendance et la misère ». Ainsi, en est-il de même,
selon lui, des projets de développement imposés d'autorité
et qui finissent par entrer en conflit avec les intérêts des
groupes locaux (1994 : 239).
De ce qui vient d'être affirmé, il y a beaucoup
de choses à redire. Nous pensons que la pensée de Ela est
idéologique. Il n'est pas possible que les technologies dans leur
ensemble soient la production d'un système de domination. De plus, que
toute injection d'une technologie supposée moderne en milieu
rural africain soit une courroie de transmission d'une énorme machine
qui produit la dépendance et la misère, signifierait la mort des
communautés villageoises en pleine mutation. En quoi l'introduction de
la culture attelée, par exemple, produit-elle la dépendance et la
misère ? En outre l'usage du terme « injection » dénote
qu'Ela attribue une intention précise au phénomène de la
diffusion technologique. Ici, il n'y a pas d'injection ni
d'intentionnalités, mais diffusion.
Remarquons que ces auteurs sont quelque peu rigides dans leur
position. Cela s'explique par le fait qu'ils se situent dans le champ politique
et voient ainsi des firmes multinationales transférer dans les "pays
déshérités" « des équipements
`sophistiqués' dont l'entretien et la réparation posent de
nouveaux problèmes. Parfois il faut recourir à la
maison-mère pour remettre en marche le matériel importé
» (Ela, 1994 : 229). Ce sont toutes les politiques et stratégies du
développement des pays du Sud qui se trouvent remises en cause. Pour ces
auteurs, en particulier Jean Marc Ela, la conclusion est nette : d'abord les
technologies transférées sont inadaptées aux conditions
locales. Ensuite, les activités de recherche-développement sont
concentrées dans les pays d'origine des firmes multinationales. Enfin,
il faut noter la faiblesse des effets d'entraînement du transfert de
technologie sur l'économie locale. Mais il est une chose donc Ela ne
parle pas : c'est la possibilité donnée à chaque nation de
créer les voies et moyens de son développement. On peut regarder,
copier et même améliorer une technologie
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d'un autre pays. Le cas japonais est le meilleur qui soit
toujours cité (cf. L'ère MEIJI : 18681912). En outre, ces auteurs
semblent voir le transfert technologique dans le sens d'une imposition. Mais
n'y a t-il pas lieu, au regard des souffrances et des besoins du monde rural,
d'appréhender ce transfert en termes d'importation et partant, d'emprunt
? D'autre part, transféré ou non, tout outil, surtout à
usage communautaire, occasionne une confrontation de stratégies
liées aux enjeux des différents acteurs et peut créer une
stratification sociale. L'exemple des moulins à grains dans le
département de Toma nous permettra de mieux approfondir cette
problématique.
Certes, nous reconnaissons que le mécanisme de la
diffusion suppose, dans sa forme simple, un décalage entre deux groupes
permettant à l'un de transmettre le produit de son innovation
technologique et à l'autre de le recevoir. Mais ce n'est pas à
chaque fois qu'il y a transfert de technologie qu'il faut y voir
nécessairement une domination. La position de Leroi-Gourhan nous
paraît plus souple lorsqu'il dit : « Ce matériel (celui
diffusé) est souvent guerrier et sa politique souvent
conquérante, mais il n'est pas moins fréquent que le commerce et
la politique commerciale, la culture intellectuelle et la politique d'expansion
civilisatrice soient en cause » (1945 : 429). Signalons que si la
technologie est perçue comme instrument de domination politique, cela
est essentiellement dû au contexte actuel des relations internationales
et de la situation de dépendance des pays africains qui n'ont pas encore
trouvé la formule de la déconnexion.
L'analyse de Sanjaya Lall (1994 : 312) n'est pas moins
pertinente. Pour lui le développement technologique a toujours recours
aux importations de technologies en provenance des pays avancés. «
Mais le degré de dépendance à l'égard des
technologies importées, et la nature des importations de technologie,
affectent le développement des capacités technologiques
nationales ». Ainsi, si l'on n'y prend garde l'absorption passive des
compétences, des connaissances et des technologies
étrangères, peut conduire à la stagnation à un
niveau peu élevé des capacités technologiques. Il se
trouve posé là le problème de la nécessité
d'une innovation technologique endogène sans laquelle la
dépendance vis-à-vis d'autres milieux techniques d'un niveau
technologique supérieur devient le passage obligé de tout
temps.
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