c). Société et innovation technologique : la
technologie comme facteur de changement.
La culture matérielle des sociétés et
leur équipement technologique se constituent et s'accroissent surtout
grâce à l'innovation technologique. C'est pourquoi nous donnons
à l'innovation technologique une importance particulière dans
cette recherche sur les moulins à grains. Elle est pour nous le nerf du
changement à tous les niveaux. De plus, le degré de
modernité d'une société s'évalue à sa
capacité d'innover. De cette capacité innovatrice dépend
aussi le développement économique. Comme dans un système,
la problématique de l'innovation dans la société reste
liée à la technique, au politique, à la culture et
à l'économique. D'abord quelle définition donner de
l'innovation ?
Précisons de prime abord la différence entre
l'innovation (surtout lorsqu'il s'agit de l'innovation technologique) et
l'invention qui est selon Leroi-Gourhan (1973 : 377) un acte de l'intelligence
et consiste en tout apport (un corps technique entier : l'agriculture, un objet
nouveau dans une technique : la charrue...) du milieu intérieur au
groupe technique. Ainsi, tandis que l'invention semble insister sur la
création matérielle et émerge de l'intérieur,
l'innovation va au-delà du matériel et peut être la
résultante d'une dynamique interne ou d'un emprunt. Ce qui importe dans
l'innovation, c'est la nouveauté. En effet l'innovation se
définit comme toute introduction dans un milieu d'un fait nouveau. Nous
pouvons retenir ici la définition de Rogers Shoemaker cité par
Roland Treillon (1992 :70) : «Une innovation est une idée, une
pratique ou un objet considérés comme nouveaux par un individu ou
un groupe. Il importe peu que cette appréciation de nouveauté
soit objective ou non, mesurée en termes de délai par rapport
à une découverte ou un premier usage. C'est la nouveauté,
telle qu'elle est perçue par l'individu ou le groupe, qui
détermine son comportement. Si l'idée semble nouvelle pour
l'individu et le groupe, c'est une innovation ».
Au-delà de cette approche conceptuelle de l'innovation,
il faut insister sur sa nature pratique. Et à ce sujet, la sociologie de
l'innovation, telle que nous en parle Michel Robert (1986 :95), a connu une
évolution sous l'influence des recherches américaines.
L'innovation est d'abord liée à l'idée du changement. La
mise en pratique des politiques de développement orientera ce changement
dans le sens de « reconstruction nationale » avec tendance à
rendre le fait nouveau matériel, technique ou technologique (cf.
l'exemple du maïs hybride ou du tracteur). Le changement lui-même
signifiera la transformation matérielle apportée ou ses
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conséquences sur la vie du groupe social. La sociologie
de l'innovation finira par aboutir à l'identification de l'innovation
technologique avec le progrès technique qui devient lui-même le
progrès tout court. Comme on le constate, l'innovation dans la
sociologie du développement est restée au stade pratique
orientée sur la production économique. Elle est définie
dans ce sens par Shumpeter (cité par Jean Pierre Olivier de Sardan, 1995
: 78) comme « toute nouvelle combinaison de moyens de production ».
Olivier de Sardan lui-même va plus loin en intégrant le
côté immatériel de l'innovation, la considérant
alors comme « toute greffe de techniques, de savoirs ou de modes
d'organisation inédits (en général sous formes
d'adaptations locales à partir d'emprunts ou d'importations) sur des
techniques, savoirs et modes d'organisation en place ». Cette approche
rend mieux compte de la réalité que nous sommes en train
d'étudier. Car l'introduction des moulins à grains dans le
département de Toma comme innovation est le résultat d'une
importation et de greffe de savoirs et de savoir-faire, d'une technologie de
mouture sur une autre technologie, locale, de mouture.
Ce qui manque toutefois à ces différentes
approches de l'innovation et que nous intégrons à notre approche
c'est le résultat ou les répercussions de l'innovation sur
l'individu ou le groupe qui innove. C'est pourquoi nous nous intéressons
à la question de l'impact des moulins. Du point de vue de la technique
et du social, l'impact des technologies est très important et
mérite qu'on s'y arrête. Du côté social et culturel
par exemple, on sait que le rôle des acteurs qui introduisent la
nouveauté, que Olivier de Sardan (1995 : 86) appelle les « porteurs
sociaux », oriente les résultats de l'innovation. Les
résultats d'un moulin introduit par une ONG ou par l'Etat ne sont pas
les mêmes que ceux des moulins introduits par les commerçants.
Ce que nous tentons de montrer progressivement dans cette
sous-partie de notre travail, c'est que les technologies appropriées
(importées ou produites localement), comme innovation, sont des facteurs
de changement comme toute technologie. Beaucoup de recherches en
développement ont démontré cet aspect de la technologie
comme facteur de changement social.
Du point de vue économique et social, les études
de V. Paskaleva, L. Beron et M. Isusov (1989 : 93) sur le progrès
technique en Bulgarie du XVIIIè siècle à nos
jours montrent combien « les transformations de la structure sociale du
village bulgare et des rapports agraires ont été liées
à la mécanisation graduelle des activités agricoles
». Pour ces auteurs, tracteurs et moissonneuse-batteuses ont joué
un rôle très important dans ce processus de changement.
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François Caron (1989 : 6) qui s'est penché sur
les aspects économiques de l'innovation technologique montre
également que l'innovation est le « canal des investissements
productifs, moteur principal de la croissance des nations et de la hausse des
niveaux de vie ». Cet auteur met bien en relief l'innovation technologique
qui est source d'un perpétuel bouleversement des structures sociales. En
effet, « la technologie est à la fois instrument de destruction et
de libération. Car la croissance est synonyme de changement et de
mobilité » (1989 : 9).
Somme toute, les technologies de production aident à
l'accroissement quantitatif des rendements de la production, tant au niveau
macro que microéconomique et quel que soit le domaine (agriculture,
entreprise...). Le changement à ce niveau semble avoir pour synonyme
l'évolution de variables quantitatives. Mais pour être plus
complète, cette définition doit intégrer celle des
variables qualitatives que comportent tous les aspects
socio-anthropologiques.
Ginette Kurgan-Van Hentenryk (1989 : 11), pour avoir
étudié les aspects sociaux de l'innovation technologique et le
rôle de l'Etat, insiste sur le changement des conditions de travail.
D'abord la pénibilité du travail est réduite. En effet, au
regard du cas de l'industrie textile lors de sa première
mécanisation en Europe comme en Outre-Atlantique, il apparaît que
« l'innovation technologique réduit le recours à la force
physique du travailleur, à tel point que dans certaines industries, les
ouvriers masculins sont remplacés par des femmes et des enfants ».
L'auteur signale aussi que selon plusieurs autres auteurs « l'introduction
de la machine modifie profondément le rythme du travail, exerce une
forte pression sur la main-d'oeuvre, déplaçant la tension
physique vers une tension nerveuse et psychique » (1989 : 12). En Afrique
également ces changements sont si importants qu'ils
accélèrent le rythme même de la modernisation. Les
études de Guy Belloncle (1985) et d'Isabelle Droy (1990), montrent
combien les expériences d'aménagements hydro-agricoles dans
plusieurs pays (Office du Niger au Mali, la SEMRY2 au Cameroun, les
AVV et le Sourou au Burkina, etc.) témoignent de véritables
transformations socioculturelles, économiques et même politiques.
Aujourd'hui dans les régions rurales, charrettes, charrues, moulins
motorisés, foyers améliorés, bornes-fontaines,...sont
autant d'outils technologiques apportant des changements tant au niveau de la
méthode de travail que de la condition de vie des populations.
2 SEMRY : Société de modernisation de la
riziculture de Yagoua (Nord Cameroun). - AVV : Aménagement des
Vallées des Voltas.
- Sourou est le nom d'un affluent du fleuve Mouhoun au
Burkina.
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Par ailleurs, le changement social même reste une
réalité multiforme. « L'innovation technologique provoque
des changements sociaux dont l'ampleur et le processus selon lequel ils
s'introduisent, sont variables. A première vue, le changement
paraît d'autant plus radical que la résistance à
l'innovation a été plus forte » (Kurgan-Van Hentenryk, 1989
:18). A cet aspect l'auteur ne manque pas d'ajouter que l'impact social de
l'innovation technologique diffère selon les conditions conjoncturelles.
Cela sous-entend que les objectifs recherchés dans l'introduction d'une
technologie dans une région peuvent être biaisés et
l'innovation produire d'autres effets non attendus ou même produire les
effets escomptés plus tôt que prévus ou bien encore,
à retardement. C'est pourquoi l'auteur insiste pour dire que «
l'innovation technologique ne produit pas nécessairement des changements
spectaculaires, (...) par contre, de par sa nature, une innovation
technologique peut modifier rapidement en profondeur le caractère d'une
activité » (1989 : 84).
L'analyse de Ginette Kurgan-Van Hentenryk se situe au coeur
même de notre projet d'étude sur deux plans. D'abord parce qu'il
s'agit du rapport de l'homme à la machine (et pour notre cas il s'agit
du moulin motorisé) et ensuite des changements sociaux introduits par
l'utilisation de la machine, changements qui font l'objet même de notre
étude sur le moulin afin d'appréhender comment une
société est en progrès. C'est en cela qu'une approche
historique du groupe social se montre intéressante pour en observer les
différentes phases d'évolution. Car « les mêmes
innovations peuvent donc produire des résultats très
différents dans des cadres différents, ou à des moments
différents dans la même société » (Salomon 1994
: 7). Nous insisterons sur les différents aspects des transformations
apportées par l'introduction et la présence des moulins à
grains dans le département de Toma d'une manière
générale, mais plus particulièrement chez les femmes de ce
département, en nous appuyant sur les théories du changement
social.
Sur le plan politique, et dans le cadre d'une politique
nationale de développement, les expériences telles que celles des
aménagements hydro-agricoles ou de création d'entreprises
montrent une action de proximité entreprise par les autorités
politiques d'une nation auprès des populations. En effet, nous pensons
qu'en matière de développement, les deux principaux acteurs sur
la scène nationale sont d'abord l'Etat et les populations locales.
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Il nous faut signaler enfin un autre aspect des changements
occasionnés par l'introduction d'une technologie dans un milieu : c'est
tout le jeu de pouvoir qui se déploie autour. Au plan national comme au
plan d'une communauté villageoise, des stratégies de
conquête et de gestion du pouvoir naissent toujours autour des
technologies chez les différents acteurs qui interviennent. Le cas des
moulins à grains ne fera pas l'exception.
Sur le plan environnemental, certaines innovations
technologiques influent nécessairement sur l'environnement physique et
modifient le rapport de l'homme à la nature ou au physique. Le rapport
de l'homme à l'environnement sera vu sous un double aspect de
transformation de cet environnement et d'adaptation de l'homme à
celui-ci. Ici, se déploient toutes les stratégies d'exploitation
de l'espace grâce aux outils technologiques. Les théories et les
politiques de développement du milieu rural en Europe dans les
années 1960 (cf. les travaux de H.Mendras) et en Afrique étaient
en termes de transformation, de restructuration du milieu rural.
L'environnement tient aussi une place dans notre étude dans la mesure
où les moulins produisent du bruit que l'on peut classer comme nuisance.
De plus, la présence des moulins diminue le nombre de meules et partant,
l'activité de taille des pierres. Enfin, il nous faut signaler cet autre
rôle de la présence des moulins dans la restructuration de
l'espace villageois. En effet, la construction des abris des moulins
intégrant des fûts vient donner une certaine configuration
à l'architecture villageoise (cf. photo 7, page 74).
La conclusion de cette sous-partie sur l'innovation
technologique et la technologie nous invite à une définition
claire du changement social dans le cadre d'un processus de
développement que nous entendons à la fois quantitatif et
qualitatif. Pour cela nous retenons la définition de Guy Rocher qui met
en relief quatre caractéristiques : le caractère collectif,
structurel, temporel et la durée (i.e. la permanence). Selon Rocher
(1968 :22), le changement social est « toute transformation observable
dans le temps, qui affecte, d'une manière qui ne soit pas que provisoire
ou éphémère, la structure ou le fonctionnement de
l'organisation sociale d'une collectivité donnée et modifie le
cours de son histoire ». Les technologies appropriées ne sont pas
sans produire un tel type de changement que nous cherchons à analyser
dans le département de Toma au Burkina Faso. Mais avant cette
étape, il convient de faire un tour d'horizon de la problématique
et des enjeux des technologies appropriées.
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