b). Évolution du concept.
Nous ne sommes pas restés au premier sens du mot «
technologie ». "Le sens étymologique, nous dit Jean Jacques Salomon
(1992 : 66), a été renouvelé, d'un côté, par
l'histoire de l'industrialisation et, de l'autre, par l'usage
prédominant du mot dans son acception anglaise". Dès lors, la
technologie désigne à la fois des objets matériels et
immatériels.
+ La technologie comme un ensemble d'objets
matériels
Du point de vue de la langue anglaise qui selon Salomon (1992
:67) « ignore le substantif "technique", et parle des "arts techniques" au
sens de l'artisanat ou des arts et métiers », le mot
technologie peut désigner «des objets matériels,
des outils et des dispositifs simples (levier, marteau, charrue, etc.) et des
systèmes complexes (une usine, un réseau de chemins de fer,
d'ordinateurs, de satellites, etc.) ». L'auteur note d'ailleurs que la
frontière entre outils et systèmes plus complexes n'est pas nette
dans la mesure où ceux-ci peuvent faire partie de systèmes plus
larges ("roues et ailes d'un moulin, bielles et manivelles d'une machine") et
où il existe des systèmes plus complexes que d'autres.
14
Comme on le voit, la technologie tout en gardant son sens
originel théorique de discours, de science, de corps de connaissances et
de savoir-faire ordonné à la transformation de la matière
se confond ici avec cette matière. Une relation d'identité
s'établit ainsi entre la technologie et l'objet matériel, produit
d'un savoir-faire technique. Leroi-Gourhan (1971 : 316) appréhendait
d'ailleurs la technologie sous cet angle. Pour lui « la technologie, mot
précis dans le vocabulaire industriel moderne, s'étend
progressivement du poste de télévision au silex
éclaté ». En effet, nous pouvons dire que l'évolution
de la compréhension du terme est liée à la
révolution industrielle de la fin du XVIIIè siècle
(appelée, à juste titre, révolution technologique), qui a
permis de mettre progressivement sur le marché des produits et des
techniques sophistiquées appelés technologie de pointe.
Aujourd'hui la technique, telle que nous l'avons définie, et le produit
de la technique définissent la technologie. L'ensemble de
matériels et d'outils divers conduira par ailleurs à utiliser le
mot technologie au pluriel. On parle aujourd'hui des technologies :
technologies dans le domaine agricole, dans le domaine de l'information,
etc.
Les spécialistes du développement rural, en
Europe dans les années 1950, et du développement africain
à partir des années 1960, mettront davantage l'accent sur
l'aspect matériel de la technologie. Une conséquence de cela est
la tendance à voir dans ce que l'on appelle transfert de technologies
uniquement un ensemble d'outils et de matériels transportés
depuis l'Europe vers les pays en voie de développement. Mais il n'y a
pas que l'aspect matériel dans la technologie ; la technologie
désigne également un ensemble d'objets immatériels.
+ La technologie, ensemble d'objets
immatériels.
A côté du radical "technè" qui
renvoie au caractère matériel de la technologie se trouve le
suffixe "logos" qui en désigne l'aspect immatériel. En
effet, « le mot peut aussi désigner des objets immatériels,
des idées, des connaissances, des symboles, bref un savoir. C'est ce
sens que l'on retient, lorsqu'on parle du Massachusetts ou du California
Institute of Technology, c'est-à-dire de lieux où l'on enseigne,
transmet, renouvelle et crée un savoir sur la manière de produire
des dispositifs et des systèmes qui associent la science et le
savoir-faire, les coups de main de l'artisan, la pratique de l'ingénieur
et les théories du savant » (Salomon, 1992 : 67). Comme discours
sur les techniques, la technologie se voudrait d'abord une science, un savoir.
C'est ce savoir qui permettra la production du matériel technique.
15
Savoir enseigné et transmis en vue d'une
opération, la technologie comme science pose un autre problème,
celui de discipline ou branche de la science. En d'autres termes, si la
technologie est une science, cela suffit-il pour la considérer comme une
discipline scientifique ? A cette question Salomon répond que la
technologie comme discipline scientifique n'existe pas et ne peut exister en
tant que telle. Car "la « science des techniques », objet de
recherche et de pédagogie, capable de dresser la carte de toutes les
techniques et de tous leurs procédés, est demeurée un
projet sans avenir. Il y a, certes, des spécialistes ou des «
étudiants de la technologie » pour parler des techniques (de
Beckmann à Mumford, en passant par les Encyclopédistes, Marx,
Espinas, Reuleaux et tant d'autres), aucun toutefois n'a jamais
été ni prétendu être un « technologue »"
(1992 : 71). L'auteur ajoute comme raison à cela que la technologie en
tant que discours sur les techniques n'est pas à la technique ce que la
linguistique est au langage ou la biologie aux êtres vivants. Ceci
sous-entend qu'il n'y a pas de base commune des techniques ni de
critères déjà définis permettant au chercheur en ce
domaine de devenir technologue au sens de spécialiste des techniques. Il
y aurait donc difficulté à ériger la technologie en
discipline scientifique. Nous ne relèverons pas toutes les causes, mais
signalons qu'une des causes principales de cet état de fait pourrait se
trouver dans le développement du machinisme et de la révolution
industrielle. En effet, si au Moyen Age, le mot technologie renvoyait à
la "technique de la logique", au XVIIIè siècle le
concept oscille entre deux pôles : "d'un côté, celui d'une
entreprise universitaire qui vise à recenser, à codifier et
à réunir en un corps de doctrine cohérent tout ce que l'on
peut savoir des opérations de l'art ; de l'autre, celui d'une entreprise
politique qui vise à légiférer sur le rôle des
techniques dans l'univers économique et social" (Salomon, 1992 : 71). Ce
serait donc le poids de plus en plus croissant du deuxième pôle
qui fera de la technologie un "processus social". Ce processus est celui qui
établit le lien entre technologie et société prenant en
compte le politique, l'économique et le culturel. Nous
développerons cet aspect dans la deuxième section de ce travail
lorsque nous parlerons du rapport technologie et société.
Toujours au sujet de l'immatérialité de la
technologie, force est de reconnaître qu'une frontière rigide
entre ce qui est matériel et ce qui est immatériel semble
impossible. En effet, comme dit Salomon (1992 : 67) "de quel côté
situer le logiciel d'un ordinateur ?"
Il apparaît au terme de ce développement que les
objets matériels et immatériels doivent être
considérés non pas comme des éléments
séparés de la technologie mais comme un tout
16
formant la technologie. On définirait mal la
technologie en faisant abstraction d'un aspect. Traitant donc du moulin comme
technologie moderne, nous n'en resterons pas à son aspect
matériel qui relève uniquement de la production technique. Autour
du moulin gravite tout un ensemble de valeurs culturelles qui
intéressent notre sujet. Mais en attendant, essayons d'approfondir notre
connaissance des technologies à travers les différents vocables
existant à ce propos.
|