C) Les nouvelles socialités.
Dans un contexte où selon Riss (1989 :113), «
l'accaparement de la femme par les travaux domestiques et familiaux reste le
premier frein à l'amélioration de sa condition de vie », il
est important de relever les nouvelles socialités apportées par
le moulin. Ce dernier n'apporte pas que des conflits. Il a
développé au niveau des groupements villageois féminins un
esprit associatif. Les femmes d'un même village s'entendent pour
travailler ensemble, réfléchir sur leurs problèmes et se
venir mutuellement en aide. Par la même occasion, elles participent,
à travers diverses activités et fêtes, en tant que groupe
de femmes à la vie du village. De ce fait le moulin communautaire est
facteur de cohésion sociale. De plus les services gratuits de mouture
que les femmes se rendent au moulin sont des signes de socialité qui se
traduit en terme de convivialité entre les femmes. Ces nouvelles
socialités en dehors du cadre familial aident les femmes à
intégrer des savoir-vivre communautaires : manières de penser, de
sentir et d'agir en société. Enfin, les retrouvailles de moulin
sont à considérer comme des moments de loisirs pour les femmes
rurales. Ainsi, les nouvelles socialités apportées par le moulin
participent à l'épanouissement des femmes en milieu rural. Les
rôles et les places des femmes dans la société seront
affectés dans ce contexte.
D) Les rôles et places des femmes.
Nous parlons des rôles et des places des femmes
contrairement à l'usage courant et à l'idéologie «
développementiste » qui usent de l'expression « le rôle
et la place de la femme rurale ». Pour nous, il n'y a pas un modèle
unique de femme rurale, ni un rôle, ni une place unique de celle qu'on
nomme femme rurale. Cette vision nous paraît caricaturale et fixiste.
C'est pourquoi nous avons choisi l'expression « les rôles et places
des femmes ». Ceci étant, vu la diversité des rôles
des femmes dans la société, nous traiterons ici des rôles
par rapport à la transformation alimentaire et des rôles
économiques. Par places nous entendons les lieux géographiques et
les différents statuts des femmes dans les différentes
communautés villageoises.
110
+ Les rôles.
Par rapport aux rôles, culturellement
féminins, de transformation des aliments, on observe que la mouture et
même le pilage (dans les villages comme Sien et Toma où il y a une
décortiqueuse) deviennent des activités masculines à cause
du moulin. Ceci pour trois raisons principales. D'abord à cause de
l'instrument de mouture qui est un assemblage d'objets mécaniques.
Signalons que les femmes, surtout en zone rurale, ont
généralement été écartées de la
manipulation de tout ce qui est engin mécanique. Il en résulte
que dans tout le département de Toma, les manipulateurs des moulins que
sont les meuniers sont tous des hommes. Et pourtant, culturellement chez les
Sanan tout le monde sait, lorsqu'il s'agit de la meule, que moudre des grains
est un tabou pour les hommes et entre dans l'ordre des interdits sociaux.
Ensuite une autre raison de ce transfert d'activité des
femmes aux hommes est la technique même de mouture qui bien que pouvant
être apprise par les femmes reste encore l'apanage des hommes. Ceci est
tellement frappant dans le département que même les moulins des
groupements villageois féminins (GVF) fonctionnent sous la houlette de
garçons recrutés par les femmes elles-mêmes. Lorsqu'on
interroge les femmes sur les raisons de cela, elles répondent tout
simplement « wo a boéla ? » (« Est que nous
pouvons ? » ou bien « wa boéla wa » (« nous
ne pouvons pas »). Ces réponses, selon nous, relèvent
peut-être d'un manque de confiance des femmes en leurs capacités.
D'où l'abandon de la mouture entre les mains des hommes qui la plupart
du temps ignorent quelle qualité de farine les femmes veulent. Lorsqu'on
se rend au moulin on observe que pendant que le meunier s'attèle
à la mouture, les femmes ont régulièrement leurs doigts
dans la farine contrôlant la qualité de farine sortant de la
chambre de mouture du moulin. Et pourtant dans la société san ce
sont les femmes les mieux habilitées pour la technique de mouture.
Désormais dans le département de Toma les femmes ont pour
rôle de mesurer les quantités de grains qu'elles apportent et de
tester la qualité de la mouture.
Enfin, la dernière raison du transfert de
l'activité de mouture aux hommes est d'ordre financier. Au cours de nos
entretiens plusieurs femmes nous ont déclaré ceci : «
Bè ma woro n'a tã, woa ne ma kurii mãsin dwa gana
?» (« Si j'avais de l'argent, qu'est-ce qui m'empêcherait
d'installer un moulin ? »).
Le moulin a non seulement fait passer l'activité de
mouture aux mains des hommes, mais il a également fait passer cette
mouture aux groupes de femmes, dans le cas des GVF et
111
des associations féminines, qui en déterminent
les moments et organisent la surveillance des mesures des quantités de
grains par couple rotatif de femmes.
En conclusion, nous constatons que le moulin a introduit dans
le département de Toma une répartition des rôles de mouture
des céréales à plusieurs intervenants ou acteurs des deux
sexes. Il s'opère avec le moulin une division à la fois sociale
et sexuelle d'un rôle qui pour des raisons non toujours avouées
était jusque là attribué uniquement aux femmes. Nous
approfondirons cette problématique dans le prochain chapitre lorsque
nous parlerons de la « masculinisation » à travers l'approche
par le genre. Enfin, le moulin n'est pas non plus sans effet sur les places des
femmes dans les communautés villageoises du département de
Toma.
+ Les places
Par places nous entendons aussi bien l'espace
géographique que l'espace social (statut ou rang) au sein desquels des
mobilités sont possibles.
Ainsi, si la meule en silex manuelle avait pour
caractéristique principale de garder les femmes au foyer, le moulin les
en retire faisant désormais d'une activité domestique,
privée, une activité publique dont le contrôle et la
responsabilité sont transférés à quelqu'un d'autre
(le meunier, le groupement féminin et le propriétaire du moulin).
Ce contrôle extérieur et nouveau a pour implication la
dépendance de la femme non seulement vis-à-vis d'autrui mais
encore de l'homme. D'un autre côté, la mouture des grains hors du
cadre familial constitue un changement de place qui rend l'alimentation des
familles dépendante d'un système communautaire contraignant. De
plus, ce que prépare telle ou telle famille est connu d'avance par
autrui dans le village. C'est pourquoi, de même qu'il est
intéressant d'étudier le rapport temps-moulin, il est bon de
tenir compte du rapport moulin-espace. Car, le site même du moulin est
soit la propriété privée de quelqu'un, soit la
propriété du village. Et les rapports des femmes avec les
différents propriétaires ainsi que l'usage qu'elles peuvent faire
de ces espaces sont importants dans l'analyse des changements qu'introduit la
nouvelle technologie de mouture. La distance même parcourue par la femme
avant d'arriver au moulin l'expose au regard d'autrui, susceptible de donner
à la femme une certaine image. Les femmes le savent et se
préparent en conséquence. On va au moulin comme on part au
marché après une toilette soignée et un type d'habillement
choisi à cause du regard et des « langues ».
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La problématique de fond ici est celle de l'espace
féminin et du travail domestique hors domicile. En nous appuyant sur
Riss (1989 : 37), nous convenons que « la femme appartient à un
univers géographique qu'elle utilise, qu'elle exploite, qu'elle
transforme. Cet espace régit sa vie et, par l'introduction
d'éléments nouveaux dans son univers quotidien, la vie
traditionnelle de la femme se transforme. La diffusion des techniques nouvelles
et d'équipements collectifs, l'éducation et la formation des
femmes dans le domaine social et sanitaire, l'importance croissante de l'argent
dans l'économie domestique sont autant de points susceptibles de changer
le comportement de la femme dans son milieu traditionnel ». Le moulin
vient consacrer l'évolution d'une activité traditionnelle et
apporte un agrandissement de l'espace géographique de la femme. Ainsi
nous pouvons affirmer que la vie domestique de la femme connaît une
certaine amélioration grâce au moulin dont la présence fait
apparaître de nouveaux rôles et statuts sociaux.
Le moulin crée aussi des mobilités sociales
(surtout au sein des groupements) attribuant à l'une ou l'autre femme,
une place dans une organisation. Ainsi, on note que le pouvoir de la
responsable du comité de gestion d'un moulin de groupement ne se limite
pas qu'au groupement mais s'étendra selon les circonstances
au-delà, à tout le village s'il le faut. Etre responsable,
secrétaire ou trésorière sont des postes conférant
des statuts sociaux que les bénéficiaires n'avaient pas avant
l'arrivée du moulin. L'accession à ces postes est
conditionnée par des critères bien définis tel que savoir
lire et écrire par exemple pour le poste de secrétaire. Le
rôle de responsable de groupement donnera également lieu à
des rencontres avec des responsables d'autres villages ou des responsables
d'ONG. On pourrait continuer la liste des exemples.
Enfin, disons que parler de rôles et de places c'est, en
définitive, parler de nouvelles stratifications sociales introduites par
le moulin dans les communautés villageoises. De même que le moulin
a réorganisé les rapports sociaux tant à
l'intérieur du cercle familial qu'à l'extérieur, de
même il donne une nouvelle configuration à la structure sociale en
transférant certains rôles d'un sexe à l'autre et en
faisant apparaître de nouveaux statuts. L'impact du moulin sur les
rôles et les places des femmes traduit bien le fait d'une
société en mutation dans son ensemble.
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